Il faut actualiser et réhabiliter Malthus !
En ayant raison deux siècles trop tôt, Thomas Robert Malthus, pasteur anglican et économiste britannique, donna l’apparence d’avoir tort. C’est lors de la révolution industrielle, en 1798, qu’il prend le risque de proclamer que la population de son pays, l’Angleterre, croît plus vite que les ressources et que cette disparité allait induire une misère grandissante. Mais dès lors, l’Angleterre connut une croissance tant économique et démographique remarquables et la misère prit la tangente.
Quand Malthus publia sa théorie, son pays comptait 8 millions d'habitants et 60 millions d’Anglais le peuplent aujourd’hui. Mais les États-Unis, le Canada, la Nouvelle-Zélande, l’Australie, l’Afrique du Sud et pas mal d’autres contrées ont vu s’enraciner plus de 50 millions de ressortissants anglais. Sans cette échappatoire, l’Angleterre étoufferait avec 120 ou 130 millions de citoyens, densité assurément disproportionnée avec le potentiel alimentaire et énergétique de cette nation. Il n’en demeure pas moins que la réalité avait démenti la théorie et Malthus perdit d’emblée sa crédibilité. Totalement opposée à l’idée d’Adam Smith, économiste écossais des Lumières et fondateur de la science économique moderne, la doctrine malthusienne annonçait une perspective pessimiste. Le postulat malthusien provoqua tout autant l'indignation des composantes du courant socialiste, de Robert Owen, de Pierre-Joseph Proudhon et surtout de Karl Marx. Pour Marx, il n'existe pas de loi démographique qui soit naturelle, c'est-à-dire atemporelle et universelle, la cadence de croissance de la population et de la production étant le fruit de rapports sociaux évolutifs puisque historiquement déterminés. La solution ne consiste donc pas à susciter davantage d’austérité aux plus démunis en leur imposant l’abstinence sexuelle et à les dissuader de fonder une famille, alors qu’ils sont déjà privés des joies de l'existence. Seule la révolution doit résoudre les difficultés nées de la croissance démographique… Tous les pays socialistes optèrent en leurs débuts pour une position populationniste, modérée plus tardivement par une libéralisation de l’interruption volontaire de grossesse. Le cours des choses les incita à revoir leurs fiches, comme ce fut le cas de la Chine. Le malthusianisme entra ainsi en enfer et resta synonyme d’un paradigme obscène stigmatisant à tout jamais toute prérogative de dénatalité.
David Ricardo, économiste anglais du XIXe siècle, soutenait une théorie similaire. Celui-ci entrevoyait parfaitement que l’évolution de la population menait inévitablement à la hausse du prix des subsistances du fait des rendements décroissants de la terre et à celle de la rente foncière suite au besoin accru de terres fertiles. C’était certes avant la révolution de la pétrochimie de la moitié du XXe siècle, mais aussi avant l’actuelle crise écologique ! Plus dérangeant, bien sûr, il critiquait aussi les aides sociales accordées aux indigents qui créent la pauvreté sur le long terme en favorisant des naissances non souhaitables.
Malthusiens, ricardiens et autres pionniers de l’antinatalité n’auront raison que deux siècles plus tard quand les évènements viendront à prouver que les ressources ne grandissent pas, ne sont pas rechargeables, que le stock naturel n’est constitué que de produits finis, que la seule chose qu’on ne fabrique pas est la terre et que notre population mondiale a outrepassé les limites définies par ces valeurs fixes.
Pour un juste rappel des choses, les théorisations malthusiennes de réduction de la population étaient strictement économiques et ne portaient que sur les ressources alimentaires. À une époque où rien ne pouvait laisser craindre le pire pour l’avenir de la Planète (nous n’étions qu’un milliard…), où rien ne pouvait présager d’un déclin pour les écosystèmes (abattage abusif des arbres, épuisement des sols fertiles, surpompage, surpâturage, surpêche, modification du climat, etc.), où l’on ne s’appuyait pas encore sur les énergies fossiles à peine découvertes et déjà consumées, l'objection de croissance ne portait aucun message susceptible de pérenniser une Planète dont la perte ne pouvait qu’être attribuable à une irrationnelle apocalypse. La théorie de Malthus n’avait donc pour but que de veiller à conserver le confort matériel de certains en stoppant la croissance démographique des autres. Ne sauvegarder que le développement économique envers et contre tout apparaît aujourd’hui comme détestable aux écologistes et à tous les amis de la Terre. Quoi qu’on puisse en penser, Malthus avait tout de même et le premier mis en évidence la fatidique relation entre la croissance démographique et la disponibilité des ressources (alimentaires) en énonçant un simple postulat : la population tend à croître en progression géométrique (1, 2, 4, 8, 16…), tandis que les ressources alimentaires tendent selon une progression arithmétique (1, 2, 3, 4, 5, 6…). La production n’est donc pas à la hauteur des besoins vitaux, qui plus est lorsque tant de gens s’acharnent à vivre au-dessus des moyens de la Planète. L’avènement de l’agriculture productiviste boostée par les intrants mis un temps cette inquiétude en répit, mais ses limites furent rapidement atteintes, notamment par l’épuisement biologique des sols et le caractère pathologique des plantes ainsi cultivées.
Des économistes de l’époque, affirmant que « La nécessité est la mère de l’invention » et que les méthodes agraires définissent la taille de la population (fonction de la nourriture disponible), réfutaient la proposition de Malthus en démontrant qu’au contraire, c’est la pression démographique qui impose l’évolution des techniques, notamment agraires.
Il faudrait donc ajouter aujourd’hui la notion de fin de stock aux ressources naturelles, fixes, irremplaçables, tarissables, et même périssables pourrait-on dire, laquelle est pour le moins dramatique puisqu’elle ne correspond qu’à une permanente soustraction, à un recul effarant (10, 8, 2, 0…). Ces ressources correspondent à la biomasse utile (ressources bioproductives) et aux matières premières (minérales, chimiques, biologiques), aux matières fossiles, ainsi qu’aux formes d’énergies utiles aux hommes et en particulier à l’agriculture, à la sylviculture et à la pêche, tout comme à l’industrie. La diminution de ces ressources naturelles disponibles par rapport aux besoins des êtres humains est un enjeu majeur de ce XXIe siècle : les ressources en eau sont déjà insuffisantes en certaines contrées ; le pic forestier est derrière nous ; les déplétions pétrolière, gazière et charbonnière annoncées restent sans réponses palpables ; l’extinction du Vivant, dont celui du poisson marin, peuple au quotidien nos faits divers. La désertification, la pollution, l’élévation du niveau maritime, les dégâts de la périurbanisation, la culture des agrocarburants, étaient des notions étrangères à la période de Malthus. Qu’on ne lui reproche donc pas de n’avoir tiré sa sonnette d’alarme que dans l’option égoconsciente de la sécurité alimentaire, et non dans de celles de l’écoconscience ou de l’humanitaire.
Un Malthus contemporain, dit néomalthusien ou mieux écomalthusien, est bien conscient de cette fatale notion de finitude des ressources naturelles peu ou pas renouvelables et sur laquelle pèse expressément notre développement. Mais au regard de cette vérité première, qui donc accepte de vivre en autarcie et de se contenter de cultiver ses choux ? Existe-t-il des annonces pour inciter les Terriens à ne pas acheter des voitures, à ne plus aller en avion d’un antipode à l’autre, à ne plus consommer futile, frivole, inutile, hors-saison et hors raison ? Même la nouvelle économie verte se joue des précautions préconisées, n’ayant recours qu’à une stratégie cosmétique pour sauver la face. La vérité de Malthus, réorientée dans un objectif de développement supportable, apparaît peut être comme une lapalissade mais l’homme du XXIe siècle n’en fait pas davantage cas que celui du XIXe, quand pire, il ne discrédite pas le postulat au nom des sempiternels démons.
Dans un travail très éclairé sur Malthus (2000), Jean Brière, écologiste indépendant, rapporte :
« En matière de démographie les pires non sens ont valeur d’évidence.
L’Essai sur le principe de population qui paraît en 1798 est un pamphlet politique dirigé contre les utopistes révolutionnaires. Il déclencha des controverses passionnées qui n’ont jamais cessé. Aujourd’hui encore, Malthus et les néomalthusiens représentent pour la gauche traditionnelle l’Antéchrist.
Marx écrivait à son propos : « Ce qui caractérise Malthus, c’est la vulgarité absolue des sentiments , vulgarité que peut seul se permettre l’ecclésiastique qui voit dans la misère humaine la punition du premier péché, qui a besoin de cette vallée de larmes, mais qui à cause de ses grasses prébendes et à l’aide du dogme de la prédestination, juge avantageux d’adoucir aux classes dirigeantes cette vallées de larmes ».
Certes Malthus était un homme de son temps. On peut lui reprocher son ultralibéralisme et que sa doctrine visait explicitement à dédouaner les classes dirigeantes, les riches, de toute responsabilité dans la misère qui sévissait alors. C’est l’incontinence prolifique des pauvres qui est à l’origine de leur misère.
Mais quelle que soit l’opinion que l’on puisse avoir sur l’homme, la pensée de Malthus reste à l’origine de toute réflexion sur les problèmes démographiques. Ce que nos progressistes ne peuvent pas lui pardonner ce ne sont pas ses positions de classe (encore que son objectif toujours réitéré était de diminuer la misère humaine) que d’avoir affirmé qu’il y avait une limite à la croissance.
Malthus écrivait : « Depuis cette loi de population, qui tout exagérée qu’elle puisse paraître énoncée dans ces termes, n’en est pas moins celle qui répond le mieux à la nature et à la condition de l’homme, il est évident qu’il doit exister une limite à la production de ces substances et de quelques articles nécessaires à la vie ».
Fin de citation.
Il faut d’emblée préciser que si Malthus n’est pas persona grata, que si Malthus passe pour un auteur maudit, déniant aux pauvres le droit de se reproduire, c’est qu’il fait partie des penseurs célèbres toujours cités, mais jamais lus. Voici comment commence son Essai sur le principe de la population : « L'objet de cet Essai est principalement d'examiner les effets d'une grande cause, intimement liée à la nature humaine, qui a agi constamment et puissamment dès l'origine des sociétés, et qui cependant a peu fixé l'attention de ceux qui se sont occupés du sujet auquel elle appartient. La cause que j'ai en vue est la tendance constante qui se manifeste dans tous les êtres vivants à accroître leur espèce, plus que ne le comporte la quantité de nourriture qui est à leur portée ». Plus loin, il convient de lire ceci pour ne plus le déjuger : « Il faut désavouer publiquement le prétendu droit des pauvres à être entretenus aux frais de la société ». « Si tous pouvaient être soulagés, si la pauvreté pouvait être bannie, même au prix du sacrifice des trois quarts de la fortune des riches, je serais le dernier à dire un seul mot pour m'opposer à ce projet. »
Pour échapper à la mauvaise renommée eugéniste du malthusianisme non innocemment mal interprété, ses premiers successeurs se considérèrent comme des néomalthusiens. Ce sont, pour l’essentiel, des libertaires de la fin du XIXe siècle, tels Paul Robin et Nelly Roussel dont j’ai déjà parlé. Plus tard et maintenant, l’étiquette d’écomalthusiens est appropriée. Il s’agit d’écologistes actuels prônant l’usage de l’empreinte écologique de Mathis Wackernagel et William Rees, amplement promu comme outil d’écocitoyenneté mondial par le WFF, ou d’auteurs comme Claude Lévi-Strauss, Jacques-Yves Cousteau et Albert Jacquard exhortant à la décroissance démographique.
Pourquoi la bourgeoisie politique, économique et intellectuelle a-t-elle fait de Malthus un maudit ? La réponse ne se fait pas attendre : pour protéger, augmenter et faire fructifier le « stock » de pauvres gens sur lequel la classe dominante s’engraisse : chair à canon, chair à travail, chair à prostitution, chaire à consommation, chair électorale… C’est à l’élite bienpensante, dogmatique et « vertueuse » que profite le crime démographique. Il est donc de toute première instance de ne pas laisser se propager une idée aussi libératrice et libertaire que celle du contrôle des naissances, ou pire de la lucidité écologique, porte ouverte à une décroissance démographique. La procréation est bien gardée, il suffit pour le vérifier d’écouter le point de vue des représentants actuels des grandes religions. Et le peuple de reprendre sottement une leçon qui est source de sa propre misère, ignorant tout de la notion pourtant basique de monde fini, de limites des ressources et d’excroissance populationnelle. Tels des bovidés patriotes, élevés en batterie et dénués de la moindre notion de ce qui fait leur malheur. Sinon que l’amour doit donner la vie et qu’en faisant un bébé personne ne songe qu’il fait aussi un futur adulte dont l’existence sera peut-être invivable ; sinon que le surnuméraire nous protègerait d’un hypothétique envahisseur et ennemi inventé, et que c’est pour la nation qu’on se reproduit à la ferme. Mais en terres ruinées, là où il y a inéquation entre ressources et « nombre de têtes », l’engraissement du même troupeau n’est plus ni naturellement possible, ni politiquement rentable. D’où l’absence des grandes nations, pourtant prédicatrices d’un lapinisme infini, au dernier sommet de la faim organisé par la FAO, chacun se faisant juge de savoir si c’est le sommet ou la faim qui est organisé…
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