Immigration : réponse à une juge en colère
L’interview à laquelle répond cet article est toujours en ligne sur le site du Point.
Dans Le Point du 19 juillet 2007, une juge administrative, interrogée sous couvert d’un pseudonyme par Elisabeth Lévy, a "tiré la sonnette d’alarme" face aux réformes successives des lois sur l’entrée et le séjour des immigrés en France qui, incohérentes, encouragent in fine une immigration d’assistanat au détriment de l’immigration de travail ou d’asile politique. En effet, d’après elle, "le droit à une vie familiale normale", sur lequel se basent la plupart des régularisations, est détourné de sa vocation première par les immigrés, le législateur et la justice, ce qui aboutit à des effets pervers inquiétants.
Faire des enfants en France, avant même d’y avoir des revenus suffisants pour s’en occuper, s’avère ainsi le meilleur moyen d’être régularisé, ce qui va à l’encontre de toutes les pratiques en cours dans les sociétés, modernes comme traditionnelles, où on commence d’abord par se former, travailler, avoir un toit, etc. avant de procréer. En somme, une génération d’enfants instrumentalisés, "prétextes à régularisation", est en train de naître, et cette situation n’est pas prête d’être redressée par les récentes réformes. Pour Marie Dumes, pseudonyme de la juge administrative, elles vont seulement pénaliser les étrangers en situation régulière avec des revenus suffisants qui veulent faire venir leur famille, alors que ce regroupement familial ne représente que 10% des titres de séjour accordés pour raisons familiales.
Voilà une démonstration plutôt juste et bien construite, pense-t-on une fois la lecture faite. Mais pourquoi, alors, se sent-on aussi mal à l’aise, à l’instar, semble-t-il, d’Elisabeth Lévy qui fait soudain remarquer à son interlocutrice "[qu’]on ne va pas interdire aux immigrés en situation irrégulière de faire des enfants", "[ni] obliger les femmes à prendre la pilule" ?
À la réflexion, ce malaise est largement justifié par la rhétorique et le vocabulaire employés, qui ont l’air extraits de discours politiques. Est-ce un hasard si la phrase "[depuis 1974] nous avons découragé l’immigration de travail et encouragé l’immigration d’assistanat" rappelle étrangement la récente campagne présidentielle ? De même que les allusions à notre "système social exemplaire mais moribond" (NDLR : la faute à qui ?) ? On imagine que "la rupture" n’est pas loin. Mais il y a pis.
Ainsi découvre-t-on au fil de l’interview que l’immigration "vie privée et familiale" est devenue "immigration de peuplement", que notre système social formidable favorise "un droit illimité à la procréation" ou que, "de plus en plus souvent" des femmes immigrées en situation irrégulière ont obtenu (facilement ?) "un logement HLM, l’aide sociale à l’enfance et différents compléments". Quand bien même toutes ces affirmations seraient dictées par "[la] consternation et la provocation", on arrive mal à voir ce qui les différencie des slogans de l’extrême droite, "’immigration-invasion" ou "avantages sociaux aux Français d’abord". On comprend mieux, en revanche, pourquoi E. Lévy semble se demander jusqu’où l’interview va la conduire.
Devant cette avalanche de propos pour le moins brutaux, une pincée de poncifs féministes un peu hors sujet ("la contraception, cette contribution ’essentielle’ à l’égalité entre hommes et femmes", dont on se demande bien ce qu’elle vient faire là puisqu’il s’agit de procréer au mieux pour être régularisé) semble tomber à point. Comment pourrait-on penser qu’un partisan aussi désintéressé de l’émancipation féminine puisse par ailleurs tenir un discours proche de l’extrême droite ? Peut-être aussi pour mieux faire passer la pilule, l’auteur est présentée dès le début comme "une femme dont le cœur balance à gauche". Mais on peut aussi être sarkozyste de gauche... Et comme cette interview accumule les paradoxes, on remarque qu’elle est encadrée de deux professions de foi apolitiques : Marie Dumes affirme au départ "ne pas faire de politique" et exhorte pour finir à "désidéologiser le débat". Comme chacun sait, "la provocation" (sic) a toujours été le meilleur moyen de le faire... Pour terminer, on relève que les propos tenus par notre juge administrative "qui ne fait pas de politique" n’échappent pas à la règle d’or d’une certaine droite qui, avec obstination, dépeint J.-P. Chevènement en immigrationniste forcené. Ainsi, l’explosion des régularisations pour vie privée et familiale remonterait comme par hasard à... "la loi Chevènement-Jospin de mai 1998, inspirée par le rapport de Patrick Weil, excellent historien mais juriste approximatif". Les coïncidences sont décidément troublantes...
Si l’on s’attache au fond, maintenant, on se rend compte qu’un grand nombre d’éléments, nécessaires pour comprendre la problématique de l’immigration, sont purement et simplement passés sous silence (là aussi, sûrement histoire de mieux désidéologiser le débat...).
Si la démonstration est principalement axée sur les ruses, bien réelles, qu’utilisent les étrangers pour être régularisés au titre de la protection de la vie familiale, elle oublie d’évoquer les autres manières, nombreuses, de tourner les lois à son avantage. Ainsi du droit d’asile qu’invoquent beaucoup de clandestins, qui seraient tous, à les entendre, persécutés dans leur pays d’origine. Mais comme il faut faire la preuve d’être personnellement menacé en raison de ses opinions ou de son action politique, les "mensonges" sont vite décelés et la majorité des demandes sont rejetées. On peut d’ailleurs se demander comment établir ces preuves, sachant que les persécuteurs remettent rarement des certificats à leurs victimes, mais c’est un autre débat. Évidemment, la "preuve" que constitue la naissance d’un enfant en France est beaucoup plus facile à fournir.
Au sujet de l’immigration d’asile, on se demande en passant pourquoi la magistrate inclut dans cette catégorie "la liberté de séjour et de circulation des citoyens de l’Union européenne", Union qui, comme chacun sait, se voit comme un havre de paix et de démocratie. Est-ce pour masquer le fait qu’une fois entré régulièrement dans l’espace Schengen, l’entrée en France est autorisée aussi, ce qui affaiblit singulièrement les contrôles que chaque pays peut exercer ? Cela explique par exemple que des Sud-Américains, qui ont des facilités pour entrer en Espagne, donc en Europe, se retrouvent sans problème en France (telle "cette Uruguayenne de 50 ans exclusivement hispanophone" qu’elle a évoquée).
Un autre moyen, superbement ignoré, d’éviter le retour dans son pays, est la destruction de ses pièces d’identité, passeport, etc. nationaux, fréquente chez les clandestins. Comment renvoyer un "sans-papiers" quelque part, alors qu’on ignore en réalité qui il est ? Il n’est pas toujours évident de défendre cette nécessité sans pièce justificative devant les autorités consulaires du (supposé) pays d’origine, qui doivent obligatoirement donner leur accord avant le renvoi. La lecture de l’interview ferait presque oublier que nous ne sommes pas seuls au monde et qu’on ne peut pas renvoyer n’importe qui n’importe où, qu’il faut négocier constamment avec les ambassadeurs et consuls des pays de départ. Le "sans-papiers" qui n’est pas toléré en France n’a pas de raison de l’être ailleurs...
Quatrième et dernière remarque, si Marie Dumes regrette qu’une immigration d’assistanat ait remplacé l’immigration de travail, elle oublie de préciser que cela n’est peut-être pas sans lien avec le chômage massif qui frappe notre pays depuis près de trente ans. Comment justifier l’appel à de la main d’œuvre étrangère avec trois millions de chômeurs à domicile ? La situation dans laquelle nous sommes est le résultat d’années de stagnation économique conjuguées à la pression de plus en plus forte d’une immigration elle aussi économique. Ce n’est pas obligatoirement la conséquence de je ne sais quelle faiblesse collective. D’autant que, comme on l’a brièvement dit au sujet des laissez-passer délivrés par les ambassades, tout ne dépend pas de nous. Il est certes important de mettre l’accent sur le codéveloppement (le fait-on suffisamment, c’est aussi une autre question), mais en attendant qu’un rattrapage se concrétise, que fait-on ?
Plutôt que de parler de "non-politique", il faudrait à mon sens plutôt parler de "non-solution" à cette question. D’ailleurs, en fin d’interview, lorsqu’ Elisabeth Lévy pose la question à cent francs ("Quelles seraient les bases d’une solution à la fois humaine et réaliste ?"), les réponses semblent bien minces : des régularisations pour apurer le bilan des années passées (comme l’avait fait Chevènement en 1997 !), soumettre les clandestins aux mêmes obligations que les demandeurs réguliers - avoir un travail et un logement.
La récente loi sur l’immigration, par un amendement voté à l’unanimité, devrait d’ailleurs introduire la possibilité de régulariser les clandestins travaillant dans les secteurs où le recrutement est difficile. Cette évolution sera-t-elle, comme pour les régularisations vie privée et familiale, exempte d’effets pervers ? Peut-être, si c’est le cas, nous ressortira-t-on alors une énième variation sur le thème de la théorie du complot...
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