Intérêt public, présomption d’innocence et devoir d’informer : l’impossible équation ?
Si on peut se réjouir que la vérité éclate au grand jour, que la transparence devienne un maître mot dans les affaires de justice et de politique (l’époque en a besoin), la décision de la cour de Cassation de donner raison au Figaro contre les laboratoires Servier ne doit pas cacher quelques menaces sur la présomption d’innocence et le devoir d’informer.
En effet, mardi 11 mars, la cour de Cassation a donné raison au Figaro. Les laboratoires Servier reprochaient au journal d'avoir publié des pièces issues de l'instruction judiciaire en cours. Les laboratoires Servier avaient gagné en première instance, puis perdu en appel, mais formé un pourvoi en cassation. La cour a in fine estimé que la presse peut, dans certaines conditions, publier des extraits de procès verbaux d'audition réalisés dans le cadre d'une information judiciaire. A la suite de cette décision, Servier a décidé de saisir la Cour européenne des droits de l'homme.
Rappelons la nature de l’arrêt : « Attendu que la cour d'appel a relevé que l'affaire du Mediator avait trait à un problème de santé publique et qu'informer à son sujet revêtait un caractère d'intérêt général ; qu'ayant constaté que la publication des citations extraites des procès-verbaux d'audition contenait le témoignage non décisif d'une visiteuse médicale, recueilli au cours d'une information complexe et de longue durée, sans que soient connues l'échéance ni même la certitude d'un procès, elle a pu en déduire que cette publication n'avait pas porté atteinte au droit à un procès équitable ni à l'autorité et à l'impartialité de la justice, de sorte que l'application de l'article 38 de la loi du 29 juillet 1881 à la publication litigieuse constituait une ingérence disproportionnée dans l'exercice de la liberté d'expression garantie par l'article 10 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ».
Précisons également que l’article 38 de la loi de 1881 sur la liberté de la presse stipule : « Il est interdit de publier les actes d'accusation et tous autres actes de procédure criminelle ou correctionnelle avant qu'ils aient été lus en audience publique et ce, sous peine d'une amende de 3 750 euros. »
Ces faits posent tant sur le fond que sur la forme des questions fondamentales quant à la liberté de la presse et les affaires d’intérêt public que la liberté individuelle et la présomption d’innocence.
Le secret de l’instruction bafoué ?
Tout d’abord, tout en respectant la liberté de la presse et le devoir d’informer, chacun est en droit de s’interroger sur le comment ? Comment une rédaction peut se procurer des pièces de procédure d’instruction ? Comment une rédaction peut avoir accès à des dossiers censés protéger toutes les parties prenantes ? Car il s’agit bien ici du secret de l’instruction et chaque citoyen a le droit d’être protégé par ce secret, qu’il s’agisse d’un individu ou d’un laboratoire. On sait de plus que le secret de l’instruction est souvent considéré comme un secret de Polichinelle. Serpent de mer judiciaire, le secret de l'instruction est régi par l’article 11 du Code de procédure pénale. Il vise principalement à protéger les droits de la défense et le principe de la présomption d’innocence. Problème, cette règle s'oppose à d’autres principes, en particulier celui de la liberté de la presse, un des piliers démocratiques de la liberté d'expression. Foulé quasi quotidiennement, le secret de l'instruction est donc devenu un mythe.
Aux termes de l’article 11, « la procédure au cours de l’enquête et de l’instruction est secrète ». Ainsi, est soumise au secret de l'instruction, « toute personne qui concourt à cette procédure ». Dans le détail, ces personnes sont, selon le législateur, les magistrats, les greffiers, les officiers de police judiciaire (OPJ) et agents de police judiciaire (APJ), les personnes requises (témoins, interprètes...) ainsi que les experts nommés. Par ailleurs, seuls les actes contenus dans le dossier de procédure d’enquête ou d’instruction (PV d'auditions, ordonnances judiciaires, rapports d'expertises...) sont soumis au secret.
De l’intérêt public
La dérive, voire la jurisprudence possible, des conséquences de l’arrêt de la Cour de Cassation dans l’affaire Servier-Mediator est évidente. Cela signifie clairement, que, si dans une instruction, le juge estime qu’il s’agit d’une information d’intérêt publique, alors toutes les pièces d’une instruction peuvent se retrouver dans nos quotidiens. Ce qui pose en outre la question : qu’est-ce que l’intérêt public ? Une affaire d’extorsion de fonds ? Un crime passionnel ? Chacun devine que tout, dans l’absolu, serait d’intérêt public ce qui conforte la « victoire » du Figaro. L'intérêt public concerne en effet la mise en œuvre de l'intérêt général à travers le cadre juridique du droit public d'un pays ou d'une République.
L’autre question relative à cette décision réside dans les sources des journalistes. Ce qui est valable pour les médias, la protection des sources, pourquoi ne serait-ce pas valable pour les individus ou les entreprises ? Au nom de quel principe fondamental, une profession dont la vocation à intérêt public reste toujours à démontrer, - et la multitude d’affaires plus ou moins bien traitées sur le plan de l’information selon l’avis de journalistes eux-mêmes -, pourrait-elle s’arroger le droit de diffuser des informations confidentielles au nom de l’intérêt public ?
Une dérive anglo-saxonne ?
On peut regretter une forme de dérive à l’anglo-saxonne. En effet, aux Etats-Unis, il s’agit de l'élément principal de la notion de privacy. Il peut être défini comme la publication d'informations personnelles dont la révélation paraît choquante pour une personne raisonnable lorsque l'information ne concerne pas légitimement le public.
Les informations portant sur la sexualité, les revenus, les antécédents criminels, les traitements médicaux sont celles qui sont le plus fréquemment considérées comme des divulgations de la vie privée.
Toutefois, la protection de la vie privée est limitée par la liberté de la presse à laquelle les tribunaux donnent une portée très générale puisqu'elle est garantie par le premier amendement à la Constitution : « Le Congrès ne pourra faire aucune loi (...) restreignant la liberté de parole ou de presse (...) ». Lorsqu'elles ne sont justifiées par aucun intérêt public, les tribunaux sanctionnent les atteintes à la vie privée dont se rendent coupables les médias en accordant des dommages-intérêts aux victimes. A l’aune de ces appréciations, chacun peut se demander si la publication du témoignage anonyme d’une ancienne visiteuse médicale des laboratoires Servier dans les colonnes du Figaro était d’intérêt public ? Affaire de déontologie à l’évidence, si tant est que les médias respectent la Charte d’éthique professionnelle des journalistes. Rappelons quelques points :
"Un journaliste digne de ce nom :
- Respecte la dignité des personnes et la présomption d’innocence ;
- Défend la liberté d’expression, d’opinion, de l’information, du commentaire et de la critique ;
- Proscrit tout moyen déloyal et vénal pour obtenir une information ;
- Ne confond pas son rôle avec celui du policier ou du juge."
On le voit la question reste entière et n’est pas prête d’être tranchée. Cependant, nos médias, comme chacun d’entre nous, doivent rester particulièrement vigilants sur la propagation d’informations relatives à sa personne, son entreprise, son organisation, son syndicat… Cela aussi est un droit fondamental.
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