Introduction à la libre-pensée
La libre-pensée, attitude dont la Grèce est considérée comme le berceau pour avoir, par un constant effort, essayé de substituer à l'image que les religions présentaient de l'Univers un ensemble d'explications tirées de l'observation et de la raison, devrait être avant tout curiosité et absence de doctrine.
Il est par conséquent non seulement permis mais recommandé de se demander ce que signifie ce dernier terme, et là où commence et finit la doctrine.
Selon la définition qui en est donnée par les dictionnaires, une doctrine est un ensemble de principes, d'énoncés, érigés ou non en système, traduisant une certaine conception de l'univers, de l'existence humaine, de la société, etc. et s'accompagnant volontiers, pour le domaine considéré, de la formulation de modèles de pensée, de règles de conduite. La doctrine, s’apparente au système, celui-ci comme celle-là n’étant rien d’autre qu'une théorie dont ne se vérifient plus les déductions logiques. Pourtant, cette idée théorique, ne pouvant en principe accéder au statut de vérité que relative, devient fréquemment, par insuffisance de rigueur, une vérité absolue.
Le système diffère de la doctrine en ce qu’il est un ensemble clos de connaissances déduites de la théorie, tandis que la doctrine, tout aussi close, est plutôt déduite de la pratique, véhicule un ensemble d'opinions dont rien n’exige qu’elles procèdent d’idées originales. La doctrine étayant souvent le système et ce dernier la légitimant en quelque sorte à son tour, cette relation explique comment, à partir des idées les plus utopiques et même farfelues, peuvent s’établir des théories fondant les plus solides convictions et certitudes. C’est le renvoi du doctrinal au systématique entre lesquels se plaisent tant de consommateurs et propagateurs d’idées toutes faites et autres enfonceurs de portes ouvertes.
La doctrine peut encore être présentée comme une prise de position ponctuelle, nettement et publiquement définie, d'une école de pensée ou d'un individu sur un problème particulier, généralement délicat et sujet à controverse ; opinion bien arrêtée sur un point précis. Le doctrinaire, à la différence du libre-penseur, thésaurise, interprète les thèses d'autrui, proches de ou opposées à la sienne, pour se faire sa propre doctrine. Il fait ainsi sienne, aux différences près qu'il y introduit – même si elles peuvent être importantes – la doctrine d'autrui.
A contrario, l'aptitude et la volonté de conception exempte de préalables autres que ceux pouvant naître de l’observation personnelle des faits, sont inséparables de la libre-pensée ; autant que la certitude y est étrangère. Une telle attitude, exempte de toute obligation d’originalité et sans entraîner le rejet des idées existantes, fait obligation de n’accepter ces dernières qu’après les avoir comprises et critiquées.
Contrairement à une conception étriquée mais néanmoins assez répandue, la libre-pensée n'est pas seulement d'essence religieuse ou politique. Elle est le libre-arbitre ou l’effort menant à la capacité de se prendre soi-même raisonnablement en charge dans tous les domaines. Par exemple, et à la limite de ce raisonnable, la libre-pensée peut s’appliquer à un domaine aussi délicat que celui de la santé. Être libre-penseur en l'occurrence, c'est appliquer, dans toute la mesure du possible, son libre-arbitre à la mise en cause de la médecine et de ses traitements et chercher à apprécier, autant que l’intellect le permet, le moment à partir duquel ils sont efficaces ou ne le sont plus. Il ne s’agit nullement de contester les bienfaits de la science (pas davantage que ses méfaits d’ailleurs), mais de conserver en toutes circonstances sa propre faculté de jugement, pour aussi faible qu’elle soit, avec la conscience des risques qu’une telle attitude peut faire courir.
Le nihilisme quant à lui, auquel conduit souvent la libre-pensée, n'est en fait que négation, trop souvent prise pour ce "libre arbitre" se gardant au contraire de tout jugement sommaire et définitif. Penser librement, c'est en effet considérer par exemple que la vie n'est ni bonne – la vie est belle –, ni mauvaise – la vie ne vaut pas la peine d'être vécue –, mais qu'elle est, tout simplement. Sachant par ailleurs qu'il est du pouvoir naturel de l'homme de la retirer encore plus facilement que de la donner, avec trop souvent une insouciance qui n’a d’égal que l’importance du don. L’homme a aussi, bien que moins aisément le pouvoir d'assumer cette vie et de la faire ce qu'elle est.
C’est à partir de ces considérations que bien témérairement, il sera tenté ici de développer quelques uns des points essentiels d’une pensée ambitionnant d’être libre, c’est à dire fondée sur la réflexion personnelle, dosée de sa part de bon sens et d’expérience. Il sera ainsi tenté, bien témérairement, de pallier l’absence des titres dont la plupart des auteurs s’attaquant à ce genre de sujet se prévalent, et de cautions scientifiques, philosophiques ou plus simplement techniques. Nulle garantie n’est par conséquent donnée à celui qui serait en quête d’un auteur qui se serait donné la peine de penser pour lui, dûment autorisé à cette fin par l’académie ou, à défaut, par l’opinion du plus grand nombre.
En tout état de cause, libre ou non, le savoir est affaire de curiosité avant que d’être celle d’expérience et de transmission, ne serait-ce que pour répondre à la nécessité de posséder au moins les rudiments du savoir-apprendre qui est aussi, faut-il le rappeler, aussi nécessairement que dangereusement réducteur de liberté de pensée. Rien de plus naturellement et implicitement pratiqué en effet, en matière d’enseignement, que l’encouragement à minimiser la part d’effort personnel à produire pour acquérir de nouvelles connaissances. Tout y concourt : la plupart des maîtres, les média – a fortiori lorsqu’ils sont illustrés –, au détriment de ce qui nous entoure et que nous n’aurions pourtant qu’à observer avec suffisamment d’attention pour en tirer une large partie du savoir propre à satisfaire notre appétit après l’avoir aiguisé.
Et que nul aille déduire de ce qui précède que la libre-pensée, telle qu’elle s’entend ici du moins, néglige ou dédaigne le savoir, fut-il académique. Les clercs dont cette libre-pensée ruine le fond de commerce, idéologique ou simplement marchand, peuvent penser le contraire et ne s’en privent d’ailleurs pas ; selon un trop grand nombre d’entre eux, hors ce qu’ils professent point de salut. L’accumulation des connaissances et leur restitution en état d’être consommées par le plus grand nombre n’est pas inutile, même si leur digestion n’est pas toujours aisée. Leur soif de comprendre dépasse chez nombre d’ignorants, leur capacité d’assimilation même si leur impatience contrarie souvent leur concentration. Mais si se faire sa propre opinion et en vérifier le bien fondé partout où cela est possible est passionnant, et s’il faut souhaiter à qui ambitionne de comprendre autant que faire se peut, de trouver en lui-même, par sa propre réflexion, les moyens d’y parvenir, il est indiqué de ne pas négliger pour autant l’apport de ceux qui l’ont précédé dans l’étude et la connaissance, sauf à gaspiller son énergie et risquer bâtir sur du sable.
Il est toutefois regrettable que l’objectif des détenteurs de savoir soit davantage de convaincre que d’inciter à réfléchir. C’est la raison pour laquelle il est tenté ici, peut être avec une certaine candeur, de démontrer que cela est possible à ceux qui en doutent ; soit parce qu’ils sont sceptiques, soit parce qu’ils ont tout simplement la paresse qui fréquemment explique leur ignorance. Car oui, la libre-pensée est permise à l’ignorant ; elle lui est même permise davantage qu’au savant, surtout quand ce dernier est un spécialiste. L’ignorant est même l’archétype du libre-penseur. La libre-pensée est en elle-même, source de savoir, à condition toutefois que celui qui entend la pratiquer soit suffisamment curieux, indépendant et passionné (ou inconscient, ce qui revient au même) pour aborder autant les faits que les impressions, et qu’il s’avère inlassablement prêt à remettre en cause les enseignements qu’il en tire. Non pas que la libre-pensée passe par l’universalisme ou le positivisme, qui ont démontré leurs limites, mais simplement parce que plusieurs vérités valent mieux qu’une et qu’elles sont toutes nécessaires, par définition, à qui est en quête de synthèse.
L’apprenti libre-penseur doit se garder d’en rester au sommaire. Il en est de la libre-pensée comme de la connaissance : il y a ceux qui savent tout au sujet de rien, ce qui est trop souvent le cas des spécialistes les plus éminents, et ceux qui ne savent rien au sujet de tout. Il existe un immense espace intermédiaire dans lequel peut trouver son bonheur qui veut s’efforcer de comprendre l’essentiel. Cela ne va pas sans risques, dont le premier est de se tromper, mais nous y reviendrons.
Citations, aphorismes, pensées et maximes émanant d’auteurs les plus divers faisant autorité pourront parfois simplifier la tâche. A condition toutefois d’y avoir recours comme à une insuffisance acceptée et parfois voulue. Chaque extrait sera alors considéré comme tel et non comme le résumé d’une pensée – fut-elle l’expression d’un système ou d’une doctrine – ; comme un simple éclairage parmi d’autres, du sujet concerné.
Chacun aura compris qu’il n’est pas davantage dans les possibilités que dans les intentions de l’auteur de s’ériger en maître-penseur. Tout au plus, en prosélyte du libre arbitre, suivra-t-il une méthode qu’il a personnellement et longuement pratiqué, consistant à passer en revue un ensemble de sujets dont la relation n’est pas toujours évidente à première vue mais qui aboutissent pour lui à un tout. Chacun pourra librement s’en inspirer, en se réservant de critiquer autant le choix de ces sujets que leur développement, et en faire éventuellement l’objet de ses propres réflexions. Sans omettre toutefois de considérer cette invitation comme le contraire d’une manière d'entraîner autrui à adhérer à de quelconques convictions (et erreurs).
Que nul ne s’attarde d’ailleurs à de telles considérations. Qu’il pense plutôt à l’intérêt, apparemment paradoxal, pour la libre-pensée, du manque de compréhension de la pensée d’autrui ou même du niveau d’instruction pouvant conduire à ne pas connaître le sens exact des termes d’un discours, écrit comme parlé. Le lecteur assez ignorant pour cela mais suffisamment curieux pour ne pas s’y arrêter, est amené à opérer sa propre interprétation, telle qu’elle peut notamment découler d’un sens général, filtré par sa propre culture – ou inculture – pour se l’approprier … ou le rejeter. C’est à partir de ce qu’il pensera, par lui-même et avec l’aide éventuelle de qui il choisira comme guide, qu’il parviendra à sa propre compréhension de ce qu’il souhaite pénétrer, cette compréhension fut-elle erronée. Sa curiosité le conduira tôt ou tard à s’en rendre compte et à reconsidérer ce qui aura lieu de l’être, ce qui ne va pas sans participer à la construction de sa propre pensée ni ne constitue jamais un vain effort. Bien entendu, des déviations, des malentendus, des approximations, peuvent résulter d’un tel exercice, mais n’est-ce pas là, justement, une manière de pratiquer une authentique libre-pensée ? Quoiqu’il en soit, le libre-penseur peut avoir une conviction, s’il lui est permis d’en avoir une seule : celle d’être contesté par tous ceux qui ont leurs certitudes et à défaut celles des autres. Il le sera en tout état de cause par la plupart de ceux qui adhèrent, de bonne foi ou par calcul, à une pensée partagée d’avance. Rien n’est en effet pire pour eux que celui qui a l’outrecuidance de chercher par lui-même ; c’est l’individualiste maudit, autant par ceux qui se satisfont des idées toutes faites et qu’il met en accusation, que par ceux qui les leur concoctent et qu’il ose ainsi défier.
Réactive par nature, et un temps réduite – comme déjà souligné – à l’anticléricalisme, la libre-pensée a élargi son champ d’application et tend dorénavant à l’anti-dogmatisme, en réaction aux idéologies et aux credo en lesquels elles se sont trop souvent stratifiées. Ceci explique que dans un univers se flattant de la plus grande ouverture aux idées nouvelles, la libre-pensée se fasse de plus en plus rare. Nombreux sont ceux qui, sans même s’en rendre compte et souvent persuadés de faire au contraire preuve de liberté, rallient un système de pensée préfabriqué. Il en est comme de l’imagination qui, atrophiée, alourdie par une pléthore d’idées désormais incontrôlables, est de moins en moins capable d’élaborer, de produire, en dehors des règles de la bien-pensance. Voilà la véritable source de l’idéologiquement correct, conduisant aux affligeants mais plus répandus encore politiquement et scientifiquement corrects.
« Ce qu’on qualifie d’opinion commune est, à bien l’examiner, l’opinion de deux ou trois personnes ; et c’est de quoi nous pourrions nous convaincre si nous pouvions seulement observer la manière dont naît une pareille opinion commune. Nous découvririons alors que deux ou trois personnes qui ont commencé à l’admettre ou à l’affirmer, et auxquelles on a fait la politesse de croire qu’ils l’avaient examinée à fond ; préjugeant de la compétence de ceux-ci, se sont mis à leur tour à croire ces premiers, car leur paresse intellectuelle les poussait à croire de prime abord, plutôt que de commencer par se donner la peine d’un examen. C’est ainsi que de jour en jour, le nombre de tels partisans paresseux et crédules d’une opinion s’est accru ; car une fois que l’opinion avait derrière elle un bon nombre de voix, les générations suivantes ont supposé qu’elle n’avait pu les acquérir que par la justesse de ses arguments. Les derniers douteurs ont désormais été contraints de ne pas mettre en doute ce qui était généralement admis, sous peine de passer pour des esprits inquiets, en révolte contre les opinions universellement admises, et des impertinents qui se croyaient plus malins que tout le monde. Dès lors l’approbation devenait un devoir. Désormais, le petit nombre de ceux qui sont doués de sens critique sont forcés de se taire ; et ceux qui ont droit à la parole sont ceux qui, totalement incapables de se former des opinions propres et un jugement propre, ne sont que l’écho des opinions d’autrui : ils n’en sont que plus ardents et intolérants à les défendre. Car ce qu’ils détestent chez celui qui pense autrement, ce n’est pas tant l’opinion différente qu’il affirme, mais l’outrecuidance de vouloir juger par lui-même ; ce qu’eux ne risquent jamais, et ils le savent mais sans l’avouer. Bref : rares sont ceux qui peuvent penser, mais tous veulent avoir des opinions et que leur reste-t-il que de les emprunter toutes cuites à autrui, au lieu de se les former eux-mêmes ? Puisqu’il en est ainsi, quelle importance faut-il encore attacher à la voix de cent millions d’hommes ? Autant que, par exemple, à un fait de l’histoire que l’on découvre chez cent historiens, au moment où l’on prouve qu’ils se sont tous copiés les uns les autres, raison pour laquelle, en dernière analyse, tout remonte au dire d’un seul témoin. » (Schopenhauer).
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