« Je pense, je suis ». Mais « qui suis-je ? »
La sphère de l'être, régie par la vérité du cogito, est bien rassurante. Mais que se passe-t-il quand nous franchissons le pas qui nous sépare de la sphère de l'existence ? Que deviens-je, moi, le sujet libre et pensant, quand je me confronte aux dimensions réelles du temps, de l'espace et des interconnexions sociales ? Car, "être" au sens métaphysique est une belle chose, mais cet état ne suffit pas et nous ressentons le besoin très fort d'exister. Autrement dit, le sujet pensant, abstrait, doit se plier au besoin de puiser sa force et sa réalité dans le monde. Car l'être ne se manifeste par aucune réalité tangible, alors qu'exister est quelque chose de bien réel.
I - "Je pense, je suis". Mais "qui suis-je ?"
La question est à double issue : "1 - Que suis-je ?", "2 - Qui suis-je ?"
Ce que je suis m'est imposé du dehors mais qui je suis doit être défini du dedans, par moi-même en tant qu'être pensant et libre.
Ce que je suis m'est imposé du dehors depuis la nuit des temps : je suis un mortel, une simple parcelle de l'humanité, un individu parmi tant d'autre, un esclave, et pour finir un atome dans l'univers. En tant qu'individu, tout ce que je suis m'est attribué par la société et me définit aux yeux des autres : l'appartenance à ma classe sociale, mon origine familiale, ma nationalité. Même mon nom m'est donné du dehors, je n'ai pas le loisir de me nommer comme je le voudrais pour faire correspondre mon nom et mon Moi.
Demeurer seulement dans la sphère "exister", c'est courir le risque de n'être défini que par les autres et par les usages qui dominent la société au sein de laquelle j'évolue. C'est laisser les autres et la société définir ce que je suis et, par contrecoup, qui je suis.
J'ai dit que l'on "évolue". Oui, on "devient". Mais qu'est-ce que devenir en existant dans le monde mais en restant un sujet pensant ? Nietzsche a dit "deviens ce que tu es". A la lumière de mes propos, on peut interpréter cette devise comme un appel au sujet pensant à prendre les rênes et à les tenir bien fort en dépit des aléas de l'être jeté dans le monde réel et qui en subit la loi. "Deviens", oui, mais sans subir le dehors, en affirmant ce que tu es : un être libre et pensant qui se définit en transcendant les frontières sociales mais aussi de l'univers (le temps et l'espace). Par ce "deviens", l'être reprend le contrôle du temps, puisqu'il ose dire qu'il va utiliser le temps comme moyen d'être. C'est là un défi. "On ne naît pas femme, on le devient", a dit Simone de Beauvoir. La philosophe marque elle aussi cette volonté qui doit animer l'individu, consistant à manier le temps et les autres dimensions (l'espace, la sphère sociale et culturelle) pour se définir. Le cogito fait ainsi irruption dans la sphère de l'existence en affirmant "je suis encore là et c'est moi qui mène la barque".
Deviens ce que tu es sans quoi tu risques de devenir ce que tu hais...
II - La résistance à l'appel du dehors par le "connais-toi toi-même"
L'affirmation de l'ego par la forme du cogito appliquée à la res extensa (la chose étendue, par opposition à la res cogitans, qui est la chose pensante), c'est-à-dire aux dimensions réelles, est un défi. Ce défi peut prendre la forme la plus extrême : la révolte (voir l'homme révolté de Camus) ou la rébellion.
La première, la révolte, est d'ordre métaphysique (il ne faut pas le comprendre au sens de révolte sociale) : l'homme dit "non" à la mort et dit "non" à l'absurde. Il crée ainsi l'immortalité, autrement dit l'Art, d'abord inventé pour les morts, ne l'oublions pas). Il dit "non" aussi à l'absurdité du monde en créant le sens.
Se connaître soi-même, au plan individuel, c'est aussi se créer soi-même par le biais de ce schéma-là : dans cette double quête d'immortalité et de sens.
D'un point de vue bien plus pratique et terre-à-terre, il est bien plus aisé et donc plus sage de commencer l'ascension de cet Everest qu'est le précepte de Delphes par sa voie la plus accessible. Et, quelle est la voie la plus accessible ? La négation, les limites à se poser. Les Grecs l'entendaient d'ailleurs ainsi, se connaître soi-même, c'est avoir conscience de toutes ses limites, limites externes et limites qui sont en nous-mêmes, pour nous préserver car le précepte est un viatique de survie. On peut alors en tirer quelques conseils par formulation négative :
- Ne pas ignorer qui je suis, ne pas m'ignorer moi-même : à aucun moment. Même sous la pression extérieure et sous le joug du temps, me rappeler ce que je suis et qui je suis pour demeurer libre de penser et de décider.
- Ne pas me fuir moi-même : le dehors me sert de miroir et ce miroir doit être pour moi un moyen de mieux me percevoir moi-même et de m'assumer. Ce miroir du monde ne doit pas supplanter le projet de l'être libre et pensant. Le reflet peut dire ce que je suis aux yeux des autres mais il ne doit pas me dicter ce que je suis à mes propres yeux et encore moins qui je suis. Moi, être libre et pensant, j'utilise le dehors pour me définir et devenir ce que je suis.
- Ne pas me laisser définir par le dehors (voir le point I). La question récurrente que m'envoie la société est "existe-tu ?". Le monde des hommes veut me lancer dans une course à l'existence dans le paraître et l'avoir. Il veut capter mon vouloir pour le diriger exclusivement vers ces dimensions. Si tu n'as pas une Rolex à cinquante ans, tu n'es rien. Ceux qui réussissent se valorisent dans la sphère de l'"exister" et s'opposent à "ceux qui ne sont rien".
Mais, attention, rappelez-vous que la volonté appartient à la sphère de la res cogitans, comme l'a prouvé Descartes. La volonté doit rester en vos seules mains. Il en va de même de l'imagination qui ne doit pas être captée à votre insu pour vous aiguiller sur des chemins qui ne sont pas désirés par votre Moi profond.
L'être pensant est maître de sa volonté et de son imagination. Ces deux merveilles de l'esprit humain lui permettent de s'extraire de tout ce qui lui pèse, au moins momentanément, au moins partiellement. Il peut ainsi se laisser aller à la nostalgie, qui consiste à échapper au présent pour se réfugier dans le passé. Il peut aussi par le secours de l'imagination, construire son projet et son devenir ou rêver qu'il est quelqu'un d'autre. Mais ici le danger le guette encore car le dehors veut lui imposer des modèles à suivre.
Gare aux émotions aussi car elles vous manipulent de l'extérieur, elles ne sont que réactions en chaîne dont vous n'êtes que le maillon et vous rendent très malléables. Seules les pures émotions, vécues en vous-même et par vous en propre, indépendamment de toute pression et dépendance, méritent votre intérêt et peuvent vous définir. L'immédiateté et l'appel à la réaction "à chaud" sont des pièges qui vous exilent loin de vous-mêmes et du lien avec l'Etre, la Nature et l'Univers.
III - A l'heure des Gafa, "qui je suis" va m'échapper de plus en plus
Les "Gafa" recueillent toutes nos données et les agrège pour définir qui vous êtes et, demain, pour vous dire qui vous allez devenir.
Les Gafa définissent qui vous êtes et vous incitent à rester comme vous êtes (elles vous sollicitent par la voie de publicités qui vous encouragent à rester conformes à l'image que vous donnez en cet instant et à vos besoins actuels). Les Gafa se lancent dans la banque en ligne. Par ce nouveau créneau, elles vous cerneront encore mieux puisque chaque dépense sera l'image de ce que vous êtes. Dans une société future, chaque être sera quasi forcé de ne plus devenir (selon les lois de l'imagination et de la volonté dessinées par le sujet libre et pensant) mais à demeurer comme il est car c'est ainsi qu'est sa forme rassurante pour le monde de la consommation qui aspire à bien cerner les individus et à ne pas les laisser évoluer librement, car le libre arbitre nuit à l'anticipation de leurs désirs et donc au commerce mondial.
En conclusion
"Je pense donc je suis" est une loi universelle qui doit s'appliquer en partie à la sphère de l'exister. L'individu ne doit pas se soumettre aveuglément à la question sociale qui le presse ("existe-tu ?") suivie de l'injonction "Prouve que tu existe !", qui lui suggèrent très fortement les voies et les moyens d'exister en fonction de modèles et de comportements dictés par le dehors.
L'être pensant ne doit pas se confiner à la sphère de l'être, il doit conduire la sphère du devenir en gardant le contrôle sur la sphère de l'existence. Dire "non" est le premier réflexe et le plus sain. Dire non à l'absurde et au destin, dire "non" au monde du dehors qui veut me forger au-dedans de moi-même. Dire haut et fort ce que je ne suis pas au nom du mystère du Soi. Car qui je suis échappera toujours aux autres et même, dans une certaine mesure, à moi-même.
Mon "moi" garde une part de mystère que je refuse à laisser qualifier d'étrangeté et de chose anormale à bannir. J'assume ce que je suis dans la sphère du cogito, à savoir un être pensant et libre (par sa volonté et son imagination). Je refuse de me laisser enfermer dans les voies toutes tracées que sont les fonctions et les rôles imposées par la société. Car le moi est toujours singulier et transcende les limites admises.
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