« Je verrai toujours vos visages » : un grand moment de cinéma et d’humanité
En 2018, Jeanne Herry avait déjà fortement impressionné le monde du cinéma avec son film Pupille qui décrivait avec beaucoup de sensibilité le destin d’un bébé né sous X et le parcours opiniâtre d’une femme – formidable Élodie Bouchez – en quête d’un enfant. La réalisatrice nous offre un nouveau volet de son immense talent avec le film Je verrai toujours vos visages, un bouleversant face à face entre des victimes et des agresseurs dans le cadre de la méconnue justice restaurative...
« Un feu s’est allumé », a dit la réalisatrice Jeanne Herry en évoquant sa découverte de l’existence de la justice restaurative et son espoir de voir enfin, grâce à cet outil sociologique, s’ouvrir des voies alternatives aux schémas judiciaires existants. Des schémas dépassés qui, l’action de la Justice passée, abandonnent les victimes à leurs traumatismes, à leurs blocages psychologiques, parfois à une détresse mal comprise de leurs proches et de leurs amis. Des schémas qui ne proposent rien non plus de probant aux agresseurs pour tenter de sortir d’une spirale délinquante que la promiscuité carcérale aggrave trop souvent.
Initiée en 2014, cette démarche de justice restaurative – qui ne constitue pas un acte de procédure – a, dans le sillage d’expériences menées au Québec, été inspirée par des pratiques traditionnelles évoquées dans la Bible et la Torah et encore en usage en Océanie, en Amérique du Nord et en Afrique. Elle a principalement pour ambition de confronter des victimes à des agresseurs qui ne se connaissent pas, mais qui ont été impliqués dans des agressions de même nature. Objectif : d’une part, « réparer » les victimes en levant leurs inhibitions et les craintes nées de leurs traumatismes ; d’autre part, prévenir la récidive des agresseurs, enfermés dans une représentation erronée de la société, et trop souvent peu ou pas conscients des dégâts psychologiques qu’ils provoquent.
Cette démarche est mise en œuvre par des animateurs indépendants préalablement formés à faciliter la parole des uns et des autres, à permettre les échanges entre les victimes et les agresseurs. Une tache en forme de pari sur la capacité de tous à écouter, à tenter de comprendre et, in fine, à échanger dans le respect de la prise de parole de chacun. Dès les premiers instants du film, les animateurs en formation sont d’ailleurs prévenus : « La justice restaurative est un sport de combat », leur assène le formateur en paraphrasant le sociologue Pierre Bourdieu, et cela d’autant plus, dit-il avec lucidité, que « La société va détester ».
Et de fait, il est difficile de réunir des victimes et des agresseurs qui s’engagent à participer durant plusieurs séances à un groupe de parole où le ressenti des premières comme celui des seconds est appelé à être exprimé sans fard, sans faux-semblants, sans esquive. Et pourtant cela fonctionne, malgré les moments de tension, de colère, d’incompréhension, voire de crise nerveuse : les agresseurs deviennent, sans en avoir conscience, les thérapeutes des victimes, et ces dernières deviennent, elles aussi sans en avoir conscience, les thérapeutes des délinquants. Au point que l’on est hypnotisé par ce processus comme on a pu l’être en regardant la série télévisée En thérapie.
La réalisatrice Jeanne Herry** nous donne à voir un cercle de parole réunissant trois victimes, l’une d’un vol à l’arraché accompagné de violences physiques, l’autre d’un hold-up à main armée, la troisième d’un home-jacking avec violences et séquestration. Face à elles, trois délinquants auteurs de cambriolages ou de braquages commis avec violences. Et le miracle s’opère : au fil des réunions, victimes et agresseurs se livrent, s’écoutent, se jaugent, et brisent peu à peu les chaînes qui les maintiennent, les unes dans une souffrance dont elles ne parvenaient pas à s’extraire, les autres dans une incompréhension de l’humanité de leurs victimes et des conséquences de leurs actes.
Je verrai toujours vos visages : un film dans lequel on en apprend de tous les protagonistes. Une œuvre bouleversante qui fait un bien fou car elle démontre que rien n’est jamais irrémédiablement perdu, dès lors qu’est entamée une démarche de reconstruction qui s’adresse à tous : victimes et agresseurs. Dans un volet parallèle du film, cela vaut également dans la relation que tente de renouer une médiatrice entre une jeune femme et son grand frère, auteur de viols incestueux sur sa petite sœur durant des années. Il en résulte un poignant face à face, sept ans après le procès et la condamnation du violeur.
Tous les acteurs sont excellents, qu’il s’agisse des victimes incarnées par Miou-Miou, Leïla Bekhti, Gilles Lelouche et une Adèle Exarchopoulos dont les fractures prennent le spectateur aux tripes, ou bien des agresseurs, interprétés par Birane Ba, Dali Benssalah et Fred Testot. Sans oublier les animateurs et les médiateurs, supervisés par Denis Podalydès, et notamment interprétés par Élodie Bouchez, Suliane Brahim et Jean-Pierre Darroussin.
Le résultat est d’autant plus convaincant que la réalisatrice Jeanne Herry s’est appuyée sur un très gros travail de documentation et sur de très nombreux entretiens avant d’écrire elle-même le scénario, parfaitement maîtrisé, ainsi que les dialogues, remarquables de crédibilité. Je verrai toujours vos visages est une œuvre sans pathos ni mièvrerie, mais au contraire lumineuse d’humanité. Ce film, d’une rare intensité, honore le cinéma français ; il est aussi une porte ouverte dans la conscience de chacun d’entre nous sur notre rapport à la représentation que nous avons de la Justice.
Je verrai toujours vos visages : bande annonce.
* Tous les participants sont réunis dans un cercle qui regroupe les victimes, les agresseurs et les animateurs.
** Jeanne Herry est la fille de Miou-Miou (de son vrai nom Sylvette Herry) et de Julien Clerc.
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