Karl Lagerfeld en naufragé de la route... et de la Sécurité routière
Quelle idée ! La Sécurité routière relevant du ministère de l’Écologie n’a donc rien trouvé de mieux que d’aller chercher le couturier mondain Karl Lagerfeld pour promouvoir l’équipement de signalisation dont doit être pourvu désormais tout véhicule en cas de panne inopinée sur la route ?
Une star à contre-emploi ?
On voit bien les procédés, « cousus de fil blanc », qui sont mis en œuvre. Pour capter l’attention, sur un sujet aussi peu attrayant, rien ne vaut une star et l’autorité qu’elle usurpe. La star est recherchée en général pour le réflexe d’attirance qu’elle déclenche, voire le réflexe d’identification qu’elle suscite : pour ses fans en état de réceptivité maximale, son comportement est un modèle qu’ils s’empressent d’imiter. Lagerfeld répond-il à ce type de star ? En général, la star associe un leurre d’appel sexuel dont on a peine, sauf erreur, à créditer ce couturier en vogue.
Un paradoxe hardi
Un second procédé est le paradoxe. Enfiler un gilet de signalisation à une figure de la haute couture ? Ça lui va comme un tablier à une vache ! Sans doute est-ce justement pour rendre le paradoxe encore plus frappant qu’on est allé chercher Lagerfeld, réputé pour ses tenues collet monté. Sa photo en plan américain est, en effet, fidèle à l’image de momie que ce mondain promène partout : selon son habitude, son haut col de chemise empesé lui tient le cou comme une minerve. Le large nœud papillon est bien la métonymie du rat de soirées mondaines. Les lunettes noires sont quant à elles l’indice de la distinction excentrique qu’il affectionne, puisque même dans la nuit, sous les projecteurs qu’il recherche sans cesse, fussent-ils des phares de voiture, il doit être très sensible à la lumière pour s’en chausser le nez. Mais peut-être est-ce aussi la métonymie d’un rêve secret : une intericonicité rappelle que ce masque de lunettes noires pour cacher son regard est particulièrement prisé des dictateurs.
Un humour noir ?
Tant d’extravagance dans l’allure n’est évidemment excusée que par un troisième procédé : l’humour. La Sécurité routière traite d’un sujet grave de façon légère. C’est du reste l’argument central de cette campagne : la préservation de la vie n’a que faire de la séduction. On ne demande à un gilet de signalisation que de bien signaler son porteur aux yeux des autres automobilistes et non de pourvoir à son élégance : « C’est jaune, c’est moche, dit le slogan, ça ne va avec rien, mais ça peut vous sauver la vie ». Même Karl Lagerfeld si soigné de sa personne n’hésite pas à l’enfiler, si ridicule soit-il. Pas de meilleur contraste, en effet, pour une parfaite perception que jaune sur noir ! La vie est en jeu. Mais, franchement, est-ce bien l’obstacle de l’inélégance que rencontre l’adoption de cet équipement ?
Le problème, tout de même, c’est ce spectre inquiétant sinon satanique que campe Lagerfeld dans les phares d’une voiture qu’on devine à la métonymie d’un éclairage sur cette route nocturne au bas de la photo. Les intericonicités les plus macabres se bousculent selon les références de chacun. Gants de cuir noirs d’où semble dépasser l’ongle des pouces, veste noire, nœud pap noir et lunettes noires, l’uniforme est tout droit tiré d’un film d’horreur ou peu s’en faut : on peut y reconnaître à sa guise Nosferatu, Dr Mabuse, Dracula, Hannibal Lecter et autres vampires, ou même un croquemort. Quel inconscient oserait s’arrêter pour lui porter secours ? Était-ce bien la référence appropriée pour vanter les mérites d’un matériel protecteur de la vie ? Ces allégories répulsives de la mort sont-elles les plus aptes à stimuler le goût de la préservation de la vie par des gestes simples ? Est-ce de l’humour noir ?
Une grosse farce
Et puis, Karl Lagerfeld est-il le candidat idéal pour jouer au naufragé de la route, la nuit, en rase campagne ? Ce prince des « nuits parisiennes » et de « la jet-set » roule-il donc dans des tires qui peuvent soudain tomber en panne au retour de folles et chaudes soirées ? Serait-il abandonné de ses chauffeurs et de la cour de servantes et de serviteurs qui gravitent autour de lui ?
Franchement, cette affiche tourne à la grosse farce tant est grande la distorsion entre ce qui est et ce qui devrait être. Lagerfeld est bien le dernier à qui penser pour promouvoir pareille campagne de sécurité routière. Prend-il même une voiture pour ses déplacements hors de la ville ? N’est-ce pas plutôt le jet et l’hélicoptère privés ? Il y a en tout cas de la condescendance à voir ce mondain étranger aux contingences du peuple à venir lui donner des leçons de bonne conduite en cas d’avarie dont il n’a même pas idée.
La Prévention routière était plus inspirée quand, il y a quelques années, elle a lancé la campagne en faveur de la ceinture de sécurité : « Ceint et sauf » était son slogan. La force du jeu de mots réunissait par la seule homophonie la santé et la sécurité de la ceinture pour les identifier l’une à l’autre. Paul Villach
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