L’affliction des Nord-Coréens : simulée ou non ?
Une vidéo publiée par Marianne intitulée « North Koreans weeping hysterically over the death of Kim Jong-il » peut apparaître hallucinante (1) . On y voit des Coréens assemblés en divers endroits pleurer en chœur la mort de leur cher guide Kim Jong-Il. A-t-on jamais assisté à pareilles scènes collectives d’affliction ? On connaissait le rituel des chœurs de pleureuses professionnelles appelées en Grèce ancienne à mimer le désordre de la douleur lors d’un décès. Mais on ne croit pas avoir jamais assisté à ces assemblées officielles où la foule hurle sa détresse, se jette à terre et frappe le sol en libérant des râles et sanglots par chapelets.
La question qui se pose, bien entendu, est de savoir si ces manifestations ostentatoires d’affliction ne sont que simulées. Il semble bien que non. Et c’est ce qui les rend tragiques. Les larmes ne se commandent pas en principe : elles résultent d’un réflexe psycho-physiologique, par nature non maîtrisable. Quel stimuli ont donc pu les déclencher chez ces Nord-Coréens ? On propose deux hypothèses intimement liées.
1- Un peuple dressé dans la soumission aveugle à l’autorité
- Un peuple d’autoritariens
L’une serait qu’on observe un phénomène devenu rare de soumission aveugle collective à l’autorité, tel que des régimes du 20ème siècle, fascistes, nazis et communistes, en ont connu. Dressés depuis l’enfance dans la vénération du guide suprême, les Coréens seraient devenus un peuple d’autoritariens, c’est-à-dire selon la définition de Milgram, trouvant leur équilibre psychologique dans une soumission aveugle à son autorité (2).
- La perversion du paternalisme
Une relation paternaliste se serait instituée entre le peuple et son chef, qui nourrit en retour une relation « filialiste » : si le paternalisme vise à infantiliser les subordonnés d’un pouvoir en leur imposant un mode de relation calquée abusivement sur celle qu’entretient un père avec ses enfants, « le filialisme » est la réponse des subordonnés qui en viennent à nourrir des sentiments filiaux envers le patron, pris à tort pour leur père.
Quand le guide vient à mourir, un violent sentiment de déréliction peut envahir ses sujets alors submergés par un chagrin que rien ne peut endiguer dans ses manifestations, pas même la présence d’autrui, qui, au contraire, devient témoin de la profondeur de l’affliction ressentie.
2- Un peuple dressé dans la soumission aveugle à la pression du groupe
L’autre hypothèse qui est liée à la première, serait un phénomène - tout aussi rare par l’ampleur de son exhibitionnisme - de soumission aveugle de l’individu à la pression du groupe. Parallèlement à la soumission à l’autorité, le régime dictatorial a développé une soumission à la pression du groupe dans lequel l’individu est sommé de se fondre : le groupe est le parti et le parti, la famille, hors de laquelle il n’y a pas de salut.
- Un peuple de conformistes
Les manifestations d’affliction auxquelles on assiste, seraient une démonstration de l’accord profond de chaque individu avec le groupe : les sanglots, les cris, les mouvements désordonnés de corps en souffrance sont autant d’imitations de ceux des voisins qui entourent l’individu. C’est même à qui se montrera le plus affligé conformément à la pression exercée par le groupe, appelé par l’autorité à prouver son chagrin de façon ostentatoire. Chacun se doit d’être la copie conforme du groupe
- Le réflexe de la peur sous le regard des autres
À ce jeu d’adhésion au jugement du groupe, auquel, selon les travaux de Solomon Asch réalisés entre 1953 et 1955 (2), ne se plie qu’un peu plus d’un tiers des sujets étudiés, les récalcitrants ne peuvent rester ici à l’écart.
- On sait déjà que les deux tiers restants sont profondément perturbés : s’ils refusent de renoncer au témoignage de leurs sens pour adopter le point de vue du groupe, qui soutient de façon insensée qu’un segment de 10 cm est égal à un autre de 20, ils ne peuvent penser avoir raison tout seuls quand tant de gens autour d’eux se tromperaient.
- S’exerce en plus ici sur eux une surveillance de l’autorité qui instille la peur. Dans « L’archipel du Goulag », Soljenitsyne raconte ainsi cette scène bouffonne où, après un discours de Staline, les auditeurs étaient sommés non seulement d’applaudir à tout rompre, mais ne pouvaient prendre le risque d’interrompre leurs applaudissements sans livrer aux indics à l’affût la preuve d’un attachement trop tiède au Petit Père des peuples. Les ovations pouvaient ainsi durer de longues minutes, les mains claquant jusqu’à en devenir douloureuses.
On voit, en effet, sur la vidéo des gens en pleine exhibition d’affliction jeter de furtifs coups d’œil à leur voisins : sans doute est-ce à la fois pour vérifier s’ils se montrent aussi affligés qu’eux et guetter le signal de la fin des lamentations obligatoires qu’ils ne peuvent interrompre de leur propre chef sans prendre de grands risques sous l’oeil des indics.
Cette vidéo présente un cas d’espèce grandeur nature dont on n’aurait jamais cru pouvoir disposer. Les travaux de Stanley Milgram sur la soumission à l’autorité et de Solomon Asch sur la soumission à la pression du groupe trouvent ici une confirmation hors laboratoire de leurs découvertes faites en laboratoire. Ils permettent de comprendre comment des foules peuvent se livrer à ce qui paraît être à des yeux étrangers un carnaval d’affliction simulée. Or, il n’en est probablement rien : quand elles sont ainsi conjuguées, la soumission aveugle à l’autorité et la soumission à la pression du groupe transforment tragiquement femmes et hommes en pantins entre les mains de leurs bourreaux. Ça n’arrive pas qu’aux autres ! À bon entendeur salut ! Paul Villach
(1) http://www.marianne2.fr/Kim-Jong-Il-mort-d-un-triste-clown_a213784.html
(2) Pierre-Yves Chereul, « Les médias la manipulation des esprits, leurres et illusions », Éditions Lacour, 2006
- Stanley Milgram, pp 287 et sq.
- Solomon Asch, pp. 330 et sq.
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