L’Arménie immolée
Les représentants de l’Arménie, de l’Azerbaïdjan et de la Russie ont signé un « cessez-le-feu total » dans la journée du 09 novembre afin de mettre un terme à la guerre du Haut-Karabagh. Le conflit est né avec la dislocation de l’Union soviétique, lorsque cette enclave peuplée majoritairement d’Arméniens mais placée en territoire azerbaïdjanais par Staline en 1923 déclara son indépendance vis-à-vis de l’Azerbaïdjan. La guerre gagnée par les troupes arméniennes, aucun traité de paix n’avait pourtant réglé la question. Les combats avaient repris le 27 septembre 2020 avec l’agression de la part des troupes azerbaidjanaises, soutenues par leur allié turc. Deux gagnants émergent de des accords du 9 novembre : la Russie et la Turquie, qui consolident leur présence dans le Caucase. Et deux perdants : le peuple arménien, qui est une fois de plus sacrifié dans, l’indifférence générale, et la diplomatie internationale, désormais abomination bureaucratique vide de tout contenu.
L’Arménie (encore) sacrifiée
Les Arméniens ont été une fois de plus sacrifiés sur l’autel de l’intérêt politique avec le prétexte de la paix. Les arrangements entre la Russie et la Turquie pour démanteler, avec les accords signés le 9 novembre 2020, la République du Haut-Karabagh, renommée République du Artsakh en 2017, rappelle les accords entre l’Unions soviétique et la Turquie kémaliste du début des années 1920, avec en arrière-fond la mollesse de la diplomatie occidentale, qui tourna le dos aux Arméniens qu’ils s’étaient précédemment engagés à soutenir.
Le Traité de Sèvres du 10 août 1920 confirme l’armistice de Moudros du 30 octobre 1918, qui marqua la capitulation de l’Empire ottoman face aux Alliés. Le traité prévoyait la création d’un état arménien comprenant les terres arméniennes de l’ancien Empire russe et une grande partie de celles à l’est de l’Empire ottoman. Cet accord ne fut jamais appliqué, et les troupes turques ralliées autour de la figure de Mustapha Kémal, le futur Atatürk, le dénonceront. Ils menèrent dès lors une guerre contre les Arméniens, qui étaient parvenu à créer une première république d’Arménie en 1918, et contre les troupes alliées présentes en Anatolie.
L’arrivée des Bolcheviques en 1920 détermina la soviétisation du Caucase et le dépècement du territoire arménien en vue des futures relations entre l’URSS et la Turquie, en passe de devenir une république. Les villes à l’ouest de l’Arménie (Kars, Ardahan, Igdir) seront données à la Turquie, qui donnera en échange la ville côtière de Batoumi à la Géorgie soviétique. Au sud, la région du Nakhitchevan, peuplée d’Arméniens, de Kurdes et d’Azerbaidjanais, et jusqu’alors sous le contrôle de la république d’Arménie, sera donnée à l’Azerbaïdjan soviétique… tout comme le Haut-Karabagh, peuplé à 90% d’Arméniens, qui deviendra une enclave placée en territoire azerbaïdjanais, l’oblast autonome du Haut-Karabagh. Ces concessions, qui auront lieu à l’initiative de Staline, avaient comme but de sacrifier des territoires arméniens afin d’atteindre trois objectifs. Tout d’abord, gagner les faveurs de la Turquie kémaliste, républicaine et laïque. Ensuite, punir les Arméniens, qui avaient osé se révolter contre la soviétisation en février 1920. Troisièmement, gagner la confiance de ces derniers avec la logique du « there is no alternative » de mémoire thatchérienne : il fallait choisir entre la « protection » bolchevique ou l’anéantissement. Au nom de la paix entre les peuples, l’un des hypocrites slogans utilisé par l’URSS, les Arméniens furent sacrifiés, devenant les habitants de la plus petite république socialiste soviétique de l’Union.
Qui gagne et qui perd ?
Ce qui vient de signer peut donc être vu comme une répétition de ces accords qui furent signés exactement un siècle auparavant. Mêmes protagonistes, même issu : des accords entre les Turcs et les Russes.
Il détermine la (presque totale) victoire militaire de l’Azerbaïdjan, qui annexera le nord, le sud et une partie de l’est du Haut-Karabagh. La victoire politique de la Russie, qui a envoyé une force militaire de 1960 hommes pour garantir le cessez-le-feu, et qui se traduit par un renforcement de la présence militaire et, donc, politique de Moscou dans le Caucase méridional[1]. La Turquie, le principal allié de l’Azerbaïdjan, y gagne sous tous les points de vue. Militairement, politiquement et, ce n’est pas exclu, économiquement, car les traités prévoient un droit de passage entre l’Azerbaïdjan à l’ouest et son exclave à l’est, le Nakhitchevan, qui a une frontière en commun de neuf kilomètres avec la Turquie. Le rêve panturque prend forme…
Grande perdante de ce conflit qui aura d’immenses répercussions au niveau régional et, donc mondial, est la diplomatie internationale. Pendant la guerre du Haut-Karabagh des années 1990, une formation politique, le Groupe de Minsk, avait été crée sous l’égide de l’OSCE. Sa mission : trouver une résolution diplomatique et non-militaire au conflit. Elle est co-présidée par la Russie, les USA et la France, et en font partie plusieurs pays, dont l’Arménie, l’Azerbaïdjan et la Turquie. Les nombreux et avérés crimes de guerre commis par l’Azerbaïdjan sont passés sous silence, avec des condamnations à l’image de l’Occident : molles, tonitruantes, hypocrites et sans réelles conséquences sur ceux qui les ont commis. D’éventuelles sanctions contre la Turquie de la part de l’UE ont été empêchées par une poignée de pays, dont l’Italie, l’Allemagne et la Hongrie. C’est pourtant bel et bien la Turquie qui occupe la partie nord de Chypre et qui a recruté et envoyé des milliers de mercenaires syriens à combattre contre les Arméniens du Haut-Karabagh. Quant à l’Azerbaïdjan, rien n’a été fait pour sanctionner les bombardements sur objectifs civils, l’usage de bombes au phosphore et à sous-munitions. Sans parler des décapitations, exécutions et tortures sur les soldats arméniens, dont les vidéos ont été largement relayés sur les réseaux sociaux dans un but de terrorisme psychologique…
Reste à comprendre comment les populations arménienne et azerbaïdjanaise réagiront à ces accords. Pour ce qui est de l'Arménie, une foule de plusieurs centaines d’Arméniens avait prit d’assaut le siège du gouvernement à Erevan dans la nuit du 9 novembre. Il est possible de concevoir que cette défaite signera la fin de la trajectoire politique du premier ministre Nikol Pashinyan. Il est également plausible de supposer que le risque d’actions de guérilla arménienne dans le Haut-Karabagh, menée par des jusqu’au-boutistes, ne soit pas à écarter. De l’autre côté, la population azerbaidjanaise acceptera-t-elle cette « victoire partielle » ? Car les voix s’élevant pour une reprise intégrale du contrôle de l’ancien oblast du Haut-Karabagh n’étaient pas isolées, et l'incombrante présence des autorités turques au sein de l'armée azerbaïdjanaise et de la politique interne est bien réelle. Ce qui risque d'affaiblir la position du président Ilham Aliyev, dont le clan est au pouvoir depuis 1969.
La journée du 9 novembre fut immensément chaotique. Un hélicoptère militaire russe fut abattu par des tirs azerbaïdjanais à la frontière entre le Nakhitchevan et l’Arménie, provoquant la mort de deux militaires russes. Toujours dans la même journée, une déclaration signée par les représentants de dix-sept partis politique réclamait les démissions du premier ministre Nikol Pashinyan, arrivé au pouvoir à la suite de la « révolution de velours » de 2018.
Il est certain que certains événements ne trouveront pas d’explications satisfaisantes dans les prochains temps. Il ne reste qu’à adresser une pensée, une prière pour ceux qui croient, à ces soldats morts au front, qui se sont battus avec valeur contre une coalition d’ennemies supérieurs en armes et en nombre. Et cette pensée doit aller à leurs familles aussi, à leurs amis et collègues, à ces milliers de familles endeuillées, à ces dizaines de milliers d’Arméniens du Haut-Karabagh aujourd’hui déplacés et dont l’avenir a été sacrifié. Ils étaient souvent des jeunes conscrits, de 18 ou 19 ans, ces soldats tombés au front. Que la terre leur soit légère et que la paix puisse un jour toucher les Arméniens du monde entier.
Le texte du traité
Nous, le Président de la République d’Azerbaïdjan I. G. Aliyev, le Premier Ministre de la République d’Arménie Nikolai Pashinyan et le Président de la Fédération de Russie Vladimir Poutine ont annoncé ce qui suit :
1. Un cessez-le-feu complet et toutes les hostilités dans la zone de conflit du Haut-Karabakh sont annoncés à partir de 00h00, heure de Moscou, le 10 novembre 2020.
La République d’Azerbaïdjan et la République d’Arménie, ci-après dénommée les Parties, s’arrêtent à leurs positions.
2. La région d’Agdam et les territoires détenus par la partie arménienne dans la région de Gazakh de la République d’Azerbaïdjan seront restitués à la partie azerbaïdjanaise au 20 novembre 2020.
3. Le long de la ligne de contact au Haut-Karabakh et le long du couloir de Lachin, un contingent de maintien de la paix de la Fédération de Russie est déployé, composé de 1 960 militaires avec des armes légères, 90 véhicules de transport de troupes blindés, 380 unités d’automobiles et du matériel spécial.
4. Le contingent de maintien de la paix de la Fédération de Russie est déployé parallèlement au retrait des forces armées arméniennes. La durée du séjour du contingent de maintien de la paix de la Fédération de Russie est de 5 ans avec prorogation automatique pour les prochaines périodes de 5 ans, si aucune des parties ne déclare 6 mois avant l’expiration de la période d’intention de mettre fin à l’application de cette disposition.
5. Afin d’accroître l’efficacité du contrôle de l’application des accords par les Parties au conflit, un centre de maintien de la paix est en cours de déploiement pour contrôler le cessez-le-feu.
6. La République d’Arménie rendra la région de Kelbajar à la République d’Azerbaïdjan d’ici le 15 novembre 2020 et la région de Lachin d’ici le 1er décembre 2020, tout en laissant derrière elle le couloir de Lachin (5 km de large), qui assurera la connexion du Haut-Karabakh avec l’Arménie et en même temps sans affecter la ville de Shusha.
Par accord des Parties, dans les trois prochaines années, un plan pour la construction d’une nouvelle route de circulation le long du corridor de Lachin sera déterminé, assurant la communication entre Stepanakert et l’Arménie, avec le redéploiement ultérieur du contingent russe de maintien de la paix pour protéger cette route.
La République d’Azerbaïdjan garantit la sécurité routière le long du corridor Lachin des citoyens, des véhicules et des marchandises dans les deux sens.
7. Les personnes déplacées et les réfugiés rentrent sur le territoire du Haut-Karabakh et dans les zones adjacentes sous le contrôle du Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés.
8. L’échange de prisonniers de guerre et autres détenus et corps de morts est effectué.
9. Toutes les liaisons économiques et de transport dans la région sont débloquées. La République d’Arménie assure des liaisons de transport entre les régions occidentales de la République d’Azerbaïdjan et la République autonome du Nakhitchevan afin d’organiser la libre circulation des citoyens, des véhicules et des marchandises dans les deux sens. Le contrôle des transports est exercé par les organes du service des gardes-frontières du FSB de Russie.
Par accord des parties, la construction de nouvelles communications de transport reliant la République autonome du Nakhitchevan aux régions occidentales de l’Azerbaïdjan sera assurée.
Novembre 2020
Le président
la République d’Azerbaïdjan
Premier ministre
République d’Arménie
Le président de la
Fédération Russe
[1] La Russie y est déjà présente avec deux bases militaires en Arménie, pays qui fait partie de l’Organisation du Traité de Sécurité Collective, sorte d’OTAN à guide russe et dont font partie la Biélorussie, la Russie, l’Arménie, le Kazakhstan, le Kirghizstan et le Tadjikistan. Auparavant, la Russie avait aussi des bases militaires en Géorgie.
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