L’autodissolution du journalisme
Françoise Giroud et Jean-Jacques Servan-Schreiber doivent mal dormir. 45 après avoir inventé le journalisme moderne d’après-guerre et brisé les tabous d’Etat, leur métier est un champ de ruines. On ne vous informe plus, on vous demande de quoi vous avez envie de causer. Le journalisme du 21e siècle est arrivé...
Ce n’est plus une tentative d’adaptation, c’est un marasme. Alors que la nouvelle grille des programmes d’Europe 1 sera divulguée dans le détail le 4 septembre lors du "18-20" de la station par Jean-Pierre Elkabbach, les auditeurs peuvent déjà goûter à quelques nouveautés qui préfigurent un "grand changement" annoncé par son patron. Le moins que l’on puisse dire est que l’arrivée de Jean-Marc Morandini à la tête de la tranche d’information de la mi-journée donne à elle seule le ton d’une catastrophe annoncée. En résumé, cette tranche ressemble à un talk-show, où les titres et les exposés des faits d’actualité sont entrecoupés en permanence de commentaires en direct des auditeurs et même de mini-débats entre eux. On les écoute et on patiente pour passer au sujet suivant. Consternant. Dès qu’une info est donnée, la parole est à l’auditeur pour dire s’il est d’accord ou pas. De cette dilution à l’extrême, qui n’est qu’une copie d’un autre concept inventé, dans un cadre plus justifié et logique, par le patron de RMC-Infos, Alain Weil, on retient deux choses : d’une part, l’info est passée à la trappe ; d’autre part, les journalistes ne savent plus sur quel pied danser.
Comment dérouler normalement l’édition d’une session d’information lorsque l’auditeur intervient à tout bout de champ, polémique, parfois affronte ou en étrille un autre, et que, dans le fond, on finit par se dire : mais qu’est-ce qu’on en a à faire à ce stade, pourquoi ne pas donner la parole aux auditeurs en fin de journal comme c’était le cas avant ? Tout cela accompagné du ton fort sympathique de Jean-Marc Morandini, mais qui tout de même n’est pas sans rappeler le show Delarue qui avait investi la station lors de ses matinales voilà quelques années, avec les mêmes effets de voix, les mêmes animations intempestives, alors que la station connaissait une crise aussi grave que celle qui la secoue actuellement, et sans doute, prochainement, avec les mêmes effets que ceux qui avaient sanctionné la "solution" Delarue, c’est-à-dire un effondrement de l’audimat.
Ces choix soi-disant "in" (traduisez : modernes) sont incompréhensibles. Ils ont tendance à se reproduire un peu partout. Comme si les médias "classiques", dont on attend qu’ils mettent leurs moyens conséquents et leurs équipes professionnelles au service d’une exigence d’information toujours plus poussée, étaient si paniqués par l’irruption du journalisme citoyen et le nouveau dogme du tout-participatif (hier, on disait juste "interactivité") qu’ils se ruent sur une révolution qui n’en n’est pas une et demanderont bientôt aux auditeurs de présenter le journal à leur place ou de faire des reportages au lieu des reporters.
Europe 1, l’un des navires amiraux de la presse radiophonique française, repart vers le pire de son histoire. Pendant ce temps, Paris-Match retouche la photo de Sarkozy, pratique digne des plus mauvais magazines people. Le reste de la presse se plie au mini-diktat consistant à ne pas donner le nom de la nouvelle compagne de François Hollande. Bernard Arnault, furax de ne pas avoir pu mettre la main sur Les Echos, s’apprête à jeter à la poubelle - et à faire sortir du giron français - son titre économique La Tribune.
Mais que se passe-t-il dans cette profession pour qu’elle s’effondre ainsi sur elle-même et ne joue plus son rôle ? C’est vrai, il existe une caste régnante sur le journalisme français. Des rédactions nationales sont verrouillées depuis des lustres par leurs "parrains". Les industriels sont devenus les propriétaires naturels de ces médias et peu se soucient vraiment, à l’instar de Bolloré et de son affreux gratuit du matin, des critères minimaux de la profession. Les cooptations sont la règle absolue du recrutement, les salaires ne répondent à aucun esprit d’équité, les pauvres pigistes sont condamnés à une vie sans grand espoir et à dévorer du dossier de presse pour glisser un entrefilet entre deux pages de pub.
Alors, quoi encore ? Verra-t-on bientôt les producteurs de C’est ma vie ou de Sans aucun doute proposer clé en main les reportages du 20 h de France 2 ? Va-t-on doubler les heures d’enseignement en matière de "look" et d’animation pour les élèves du CELSA ? Google Earth va-t-il devenir le logiciel d’illustration par excellence des journaux télévisés, comme c’est déjà le cas sur CNN aux Etats-Unis ? Où donc pourrons-nous lire les récits des grands reporters ? Comment prendra-t-on connaissance des déclarations sur des enjeux importants ? Que comprendra-t-on des analyses entre deux témoignages sur "moi aussi, j’ai attrapé ma maladie nosocomiale" ou "faut-il juger les fous" ?
On croyait avoir atteint le fond en politique, avec la "bravitude", le "karcher" ou Lang allié de Sarkozy, on se retrouve à sombrer dans les bas-fonds avec une planète média littéralement sortie de son orbite. Nous vivons en direct la chronique d’une disparition annoncée, venez au spectacle de l’autodissolution du journalisme, demain, pour savoir ce qui se passe dans le monde, vous n’aurez qu’à demander ce qu’en pense le voisin !
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