L’avortement, un droit de l’homme ?
Le Château du Roi soleil a brillé de tous ses feux. Un feu d’artifice triomphant, « une immense fierté (…) l’un des plus beaux moments de ma vie d’élu », disait, avec des trémolos dans la voix, Stéphane Travert, un député Renaissance. Le mot court sur toutes les langues : « un jour his-to-ri-que ! » Grand progrès émancipateur selon le plus grand nombre, catastrophe morale selon une petite minorité : réunis en Congrès, les parlementaires ont, à 780 contre 72, sanctuarisé en France la liberté d’avorter. En inscrivant ainsi cette liberté dans sa constitution, la République française a proclamé un droit universel - un droit de l’homme. Le premier pays au monde. Elle aime tellement ça, Marianne, en souvenir de 1789. Ainsi s’était écrié, vibrant, Fabien Roussel, après le vote des sénateurs, le 28 février, « enfin ! Le droit à l’avortement mérite sa place dans la Constitution aux côtés de bien d’autres droits fondamentaux ». Mais le peuple souverain, que je sache, n’est pas Dieu. Même représenté par des gens hautement cultivés, tous parfaitement intègres, dénués d’arrière-pensées, avec chevillée au corps la passion de la vérité et de la justice - comme c’est le cas, personne n’en doute – il reste possible qu’il se trompe.
La question peut donc encore être posée : l’avortement est-il réellement un droit de l’homme ?
Certes, le mot « droit » n’apparaît pas dans le texte que le Congrès vient de voter : « La loi détermine les conditions dans lesquelles s'exerce la liberté de la femme, qui lui est garantie, d'avoir recours à une interruption volontaire de grossesse ». Liberté, et non pas droit.
Mais l’intention y est, bien affirmée le 29 octobre dernier encore par la Première ministre Elisabeth Borne sur X : « Rien », non rien de rien, « ne doit entraver le droit fondamental à recourir à l’avortement ». La première formulation adoptée en novembre 2022 par l’Assemblée nationale était d’ailleurs tout à fait explicite : « La loi garantit l’effectivité et l’égal accès au droit à l’interruption volontaire de grossesse ». Et encore, il ne s’agissait que d’une version revue à la baisse d’une ambition initiale plus grande. La première proposition de loi modifiait carrément l'article 1er de la Constitution, celui qui définit les principes fondamentaux de la République française : indivisibilité, laïcité, égalité devant la loi... Elle prévoyait d’y inscrire en lettres d’or : « Nul ne peut porter atteinte au droit à l’interruption volontaire de grossesse ».
Le texte adopté finalement est donc, c’est vrai, moins tranchant, mais, sous couvert d’une liberté, il vise bel et bien à garantir un droit.
Car la liberté dont il s’agit ici n’est pas une liberté circonstancielle, révisable, relative, encore moins opportuniste. Elle était déjà reconnue par le Conseil constitutionnel, dans sa décision du 27 juin 2001 (1), confirmée en 2017 (2), comme découlant directement de l’article 2 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789. Pas tout à fait les tables de la loi reçues sur le Mont Sinaï, mais presque.
En outre, l’inscription de cette liberté (non pas à l’article 1, mais au moins à l’article 35) dans la constitution de la République française la situe clairement au-dessus des lois ordinaires. Car si une loi est abrogeable ou modifiable, le reconnaissance de cette liberté ne doit pas l’être. Emmanuel Macron, le 29 octobre dernier, l’annonçait sur X : « en 2024, la liberté des femmes de recourir à l’IVG sera irréversible ». C’est évidemment faux, puisque même une constitution peut être abrogée (cela s’est vu), mais la volonté y est.
Appelée aussi, cette liberté-droit, à se répandre dans le monde entier. Si la France, la première, inscrivait l’avortement dans sa constitution, prophétisait en septembre dernier, un brin lyrique, la Commission nationale consultative des droits de l’homme, « elle montrerait la voie et plus encore elle enverrait un signal fort à toutes celles et ceux qui dans le monde se battent pour défendre le droit à l’avortement ». (3)
L’avortement, c’est mon droit !
Bref, l’avortement, « c’est mon droit ! », cela claque comme un drapeau, dans la rue lors des manifestations féministes, mais aussi dans le ciel des grands principes très haut au-dessus de nos têtes. Un « droit fondamental et inaliénable », précise la fondation Jean-Jaurès – un droit de l’homme.
Bien. Tout cela n’interdit pas de poser quelques questions.
D’abord, que signifie « droit à » ?
Premier sens : absence d’interdiction, par absence de mention dans la loi. Comme disait mon vieux père : tout ce qui n’est pas interdit est autorisé. Il est ainsi possible, quoique mal considéré, de sentir mauvais ou de dire des gros mots (sauf insultes) en public sans risquer jamais d’être inquiété par la maréchaussée pour l’une de ces raisons. Cela ne signifie pas que les droits de puer sous les aisselles et de jurer comme un charretier soient inscrits dans le code civil.
Deuxième sens : autorisation légale. Il s’agit d’une liberté reconnue explicitement et inscrite dans la loi. Ainsi, jusqu’au 13 avril 1946, la possibilité d’ouvrir un bordel était reconnue formellement par la législation française.
Troisième sens : un droit de l’homme. Cela signifie que, non seulement en tant que citoyen de tel ou tel pays, mais en tant que personne humaine, j’ai un droit inaliénable qu’aucun Etat ne peut et ne pourra jamais légitimement contester pour quelque raison que ce soit. Ainsi, le droit de propriété, le droit de se marier, de manger à sa faim, etc.
Notons que, selon le sens 1, le « droit à » ne signifie aucunement un jugement positif sur l’acte en question. Il s’agit souvent d’une tolérance de pratiques, sans doute désagréables, impolies, ou peu charitables, mais que le législateur laisse faire parce que – heureusement – il ne peut pas tout réglementer.
Selon le sens 2, le droit ne signifie pas non plus que les actes qu’il autorise sont moraux. Les bordels, légaux en France jusqu’à la loi Marthe Richard, étaient tolérés, d’où leur appellation (maisons de tolérance), et n’ont jamais été considérés comme des lieux particulièrement honnêtes. Par ailleurs, en ce deuxième sens, le droit est relatif à un contexte politique particulier. Autorisées avant-guerre pour des raisons de surveillance sanitaires, les maisons closes furent interdites après-guerre, pour lutter contre le proxénétisme mais aussi parce que les tenanciers avaient été nombreux dans la collaboration… Droit ou interdiction, cela peut toujours se discuter et se réviser. D’ailleurs, Marthe Richard elle-même, propagandiste de la loi qui porte son nom, après 25 ans de combat abolitionniste finit par déclarer en 1979 qu’elle était favorable à une révision de sa loi, au vu de la dégradation de la condition de vie des prostituées qui s’en était suivi. Il faut aller plus loin : ce droit-là peut parfaitement autoriser le pire, que l’on condamnera plus tard ou ailleurs comme un crime, voire comme un crime contre l’humanité. Ainsi les « droits » affirmés par le Code noir de Colbert ou les lois raciales du IIIème Reich.
Par contre, selon le sens 3, le droit devient un absolu. Il est universel, reste valable en tous temps et en tous lieux. L’assemblée générale de l’ONU présentait ainsi en 1948 la « Déclaration universelle des droits de l’homme comme un idéal commun à atteindre par tous les peuples et toutes les nations (…) ».
Dans quel sens, donc, peut-on dire que l’avortement est un droit ?
La loi Veil donne au « droit à » le sens 2. Elle mentionne l’avortement comme une faculté, mais sans revendiquer un « droit à l’avortement ». Elle garantit au contraire explicitement « le respect de l’être humain dès le commencement de sa vie » (article 1er). Simone Veil déclarait à la tribune de l’Assemblée nationale que l’avortement « est toujours un drame et restera toujours un drame » qu’il faut « éviter à tout prix » et que la loi « ne crée aucun droit à l’avortement ». La loi visait la protection de la santé des femmes, dont beaucoup mourraient des suites d’un avortement clandestin, et non la promotion d’un droit. Son intention était de tolérer un mal, nommé comme tel, pour éviter un mal plus grand.
Au rebours de cette logique, est la législation actuelle sur l’avortement. « IVG : un droit garanti par la loi », peut-on lire sur le site du ministère de la santé et de la prévention (4) Le législateur semble bien vouloir en faire un « droit fondamental », comme proclamé par les députés en 2014.
Droit fondamental ? Ce « concept reste vague », sans doute. En quoi les droits fondamentaux « se distinguent-ils des droits qui ne sont pas fondamentaux ? Quels rapports y a-t-il entre droits fondamentaux et droits de l’homme, entre droits fondamentaux et libertés fondamentales ? une sorte de flou enveloppe la notion même de droits fondamentaux… », se demande le juriste Jean Rivero. (5) Mais foin d’argutie, nous comprenons assez clairement que la tendance continue du droit français, dont l’inscription dans la Constitution est une étape historique, mène à assimiler l’avortement à un droit de l’homme.
Alors posons la question, justement : l’avortement est-il un droit de l’homme ?
Déclarations et traités
Voyons ce que disent (ou ne disent pas) les déclarations des droits de l’homme et les traités internationaux sur le droit à l’avortement.
Il convient aussi d’examiner ce que ces textes de références disent (ou ne disent pas) du droit à la vie de l’enfant à naître. Car, cela va sans dire mais cela va mieux en le disant : l’avortement volontaire consiste à tuer un embryon ou fœtus humain dans le sein de sa mère. Il faut donc décider : soit l’enfant à naître a droit à la vie, soit sa mère (et l’avorteur) a le droit de le tuer. Si l’un est vrai l’autre est faux et réciproquement.
Que dit la Déclaration universelle des droits de l’homme au sujet du « droit à l’avortement » ? Rien. Elle se contente d’affirmer que « tout individu a droit à la vie » (article 3) sans préciser à quel moment un humain devient un individu.
« Les droits de chaque enfant à la vie dès le moment de sa conception » furent en revanche défendus en 1979 par une majorité de députés à l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe (6).
Et la Convention européenne des droits de l’homme ?
Formellement, elle ne reconnaît pas de « droit à l’avortement ». La jurisprudence de la Cour européenne a même plusieurs fois affirmé le contraire, notamment en soulignant que l’article 8 de la Convention qui garantit le droit à l’autonomie personnelle « ne saurait (…) s’interpréter comme consacrant un droit à l’avortement ». (7) La cour a donc suivi la neutralité de la Déclaration universelle, en jugeant que les Etats peuvent « légitimement choisir de considérer l’enfant à naître comme une personne et protéger sa vie », tout comme ils peuvent tout aussi légitimement faire le choix contraire. (8)
Toutefois, cette neutralité cache difficilement son caractère illusoire. La Cour a estimé que la faculté d’avorter entrait dans le champ de la vie privée de la femme au titre du respect de « l’intégrité physique et morale de la personne ». (9) Elle a ainsi pu conclure que, dès lors qu’un Etat permet l’avortement même par exception, les modalités d’accès à cet acte devaient respecter la Convention. Ce qui n’était pas le cas, selon elle, en Irlande et en Pologne (où l’accès à l’avortement aurait été si difficile qu’il soumettrait les femmes à une incertitude angoissante), qui furent donc condamnées par la Cour. Ainsi, celle-ci, dans un impressionnant grand écart, condamne des pays à faciliter l’avortement au nom d’une convention qui n’en reconnaît pas le droit.
Après un vif débat, le texte final de la Conférence internationale sur la population et le développement, au Caire en 1994 ne présente pas l’avortement comme un droit, mais au contraire comme une pratique regrettable. Les gouvernements se sont ainsi engagés à « réduire le recours à l’avortement » (10) et à « prendre des mesures appropriées pour aider les femmes à éviter l’avortement » (11). Ils ont renouvelé cet engagement lors de la quatrième conférence mondiale sur les femmes, dite Conférence de Pékin (1995), affirmant que « tout devrait être fait pour éliminer la nécessité de recourir à l’avortement. » (12)
Quelques paragraphes plus haut, il est vrai, la déclaration énonce ceci : « Les droits fondamentaux des femmes comprennent le droit d’être maîtresses de leur sexualité, y compris leur santé en matière de sexualité et de procréation, sans aucune contrainte, discrimination ou violence, et de prendre librement et de manière responsable des décisions dans ce domaine » (13). Passage souvent brandi pour revendiquer le « droit à l’avortement », bien que ce dernier n’y soit pas affirmé.
Droits contradictoires
La déclaration des droits de l’enfant, de son côté, reconnaît dans son préambule que « l’enfant, en raison de son manque de maturité physique et intellectuelle, a besoin d’une protection spéciale et de soins spéciaux, notamment d’une protection juridique appropriée, avant comme après la naissance ». (14)
Affirmation reprise en 1989 par la Convention internationale des droits de l’enfant.
Et pourtant, contre toute attente raisonnable, c’est l’institution chargée de veiller au respect de cette convention, le Comité des droits de l’homme des Nations unies, qui allait déclarer à diverses reprises que le droit international fait obligation aux Etats de légaliser l’avortement, au moins en cas de viol, d’inceste, de handicap de l’enfant ou de danger pour la mère. Dans un rapport publié en 2011, le Comité affirme que les nations devraient garantir, pour toutes les femmes et les filles, un « droit d'accès à l'avortement », considéré comme faisant partie de leurs « droits de l'homme ». (15)
Le Comité onusien pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes travaille dans le même sens : il recommandait dès 1999 aux gouvernements d’« amender la législation qui fait de l’avortement une infraction pénale et supprimer les peines infligées aux femmes qui avortent ». (16)
Que dire, en somme, de ces positions variées, fluctuantes, incohérentes entre elles ?
Le droit à la vie de l’enfant à naître est reconnu par la Convention internationale des droits de l’enfant. Le droit à l’avortement est aussi, fort logiquement, nié par la Convention européenne des droits de l’homme et par différentes conférences internationales onusiennes.
Mais, par ailleurs, ce droit resurgit sous différentes formules plus ou moins explicites des instances européennes et onusiennes.
Pourquoi cette incohérence ?
Parce que les droits de l’homme sont multiples et potentiellement contradictoires. Il y a le droit à la vie de l’enfant à naître ; mais il y aussi les droits de la mère : à la santé, à l’autonomie, à l’égalité.
La santé des femmes : les « lois pénalisant et réduisant l'avortement (…) sont des exemples par excellence d'entraves inacceptables à la réalisation des droits des femmes à la santé et doivent être éliminées ». (17) L’avortement libre et organisé évite les avortements pratiqués dans des conditions dangereuses pour les mères.
L’autonomie personnelle : l’on reconnaît le « droit fondamental de tous les couples et des individus de décider librement et avec discernement du nombre de leurs enfants et de l'espacement de leurs naissances » ainsi que « le droit de tous de prendre des décisions en matière de procréation sans être en butte à la discrimination, à la coercition ou à la violence ». (18) Affirmation que beaucoup tirent dans le sens d’un « droit à l’avortement », en omettant bien sûr de lire dans le même texte que « l'avortement ne devrait en aucun cas, être promu en tant que méthode de planification familiale ». (19)
L’égalité ou la non-discrimination : réagissant à la décision de la cour suprême des Etats-Unis d’annuler le jugement Roe v. Wade – annulation qui, rappelons-le, n’interdit pas l’avortement, mais délègue la faculté de l’interdire ou de l’autoriser aux Etats –, la Haute commissaire aux droits de l’homme des Nations-Unies a déclaré en juin 2022 qu’il ne s’agissait pas moins qu’un « coup énorme porté aux droits des femmes et à l’égalité des sexes ». (20) L'idée sous-jacente est que l'interdiction de l'avortement serait discriminatoire puisque faisant une différence entre les femmes souhaitant avorter et les autres, ou parcequ'adressée spécifiquement aux femmes, voire étant une expression de la domination patriarcale sur le corps des femmes.
Dans les textes ou déclarations juridiques internationaux qui vont dans le sens d’un « droit à l’avortement », ce dernier peut être nommé explicitement comme un droit, ou présenté comme une condition nécessaire aux droits des femmes.
Qu’est-ce qui, dans l’idéologie des droits de l’homme ici à l’œuvre, met en échec la cohérence des droits entre eux ?
Loi de la nature ou droit du sujet ?
Blandine Barret-Kriegel dans Les droits de l’homme et le droit naturel apporte un éclairage intéressant, en analysant le rapport entre les droits de l’homme et la loi naturelle. Elle distingue deux conceptions des droits de l’homme, exprimées par les deux déclarations phares de la fin du XVIIIème siècle : celle de l’indépendance américaine (1776) et celle, française, des droits de l’homme et du citoyen (1789).
La première « n’est pas une déclaration des droits mais d’abord un rappel du droit » (21). Et qui, d’après elle, dit ce droit ? « Les lois de la nature et le Dieu de la nature ». Blandine Kriegel y lit l’influence de Locke, selon qui les lois écrites par les législateurs « doivent être conformes à celles de la nature, c’est-à-dire à la volonté de Dieu dont elles sont la déclaration ». La seconde, au contraire, ne fait aucune mention de la loi naturelle. « Le sujet du droit, ce n’est pas Dieu mais la volonté des représentants, le législateur ce n’est pas la nature mais (…) une création singulière des délégués de la nation. » (22) Ainsi, qui dit le droit ? Non pas la loi de la nature, mais les sujets français…
Au fondement de cette différence, le partage au sein de l’école du droit naturel entre deux conceptions philosophiques opposées de la nature et du sujet. Pour l’une, tributaire de la tradition cartésienne, la nature humaine est le sujet séparé, l’esprit humain coupé du corps. Cela aboutit à des droits civils attribués aux individus libres, qui effacent les droits de l’homme. Pour les autres, dans la tradition de Spinoza et de Locke : pour persévérer « dans son être, conserver sa vie, comme un être de nature crée par Dieu ou existant dans la nature, l’homme ne peut se délester ou s’emparer de la vie car elle lui a été donnée. » (23). Cela conduit à déterminer les droits civils par les droits de l’homme, eux-mêmes fondés sur les lois de la nature. Pour Blandine Kriegel, la première conception est incapable de fonder les droits de l’homme, la seconde les fonde solidement.
Elle conteste totalement l’idée selon laquelle la philosophie de la conscience, l’avènement du sujet sur le mode de l’idéalisme subjectif serait à la base des droits de l’homme, via le volontarisme juridique. Lorsque « la reconnaissance de la dimension naturelle de l’homme : qu’il est vivant, qu’il a un corps, qu’il est nature parmi les natures, s’élimine ou s’efface au profit d’un exhaussement, d’une exaltation de sa dimension pensée : qu’il est âme, ego cogito, hors de la nature, la protection de la sûreté du corps devient moins fondamentale que l’exaltation des pouvoirs de la volonté. » (24)
Je fais l’hypothèse que les apories insurmontables concernant le « droit à l’avortement » et le droit à la vie de l’enfant à naître trouvent leur origine dans l’absence de choix clair entre les deux philosophies des droits de l’homme repérées par Blandine Kriegel. (25) Selon la première, « l’homme ne peut se délester ou s’emparer de la vie car elle lui a été donnée » et les droits de l’homme ont pour fonction de « garantir la conservation et la reproduction de cette vie ». (26) Cette approche peut fonder la sanctuarisation du droit à la vie de l’enfant à naître. Selon la seconde, au contraire, « il ne s’agit plus de délivrer la vie de la destruction ou de la domination pour lui permettre de persévérer, il s’agit d’élargir les libres déterminations du sujet. » (27) La liberté des adultes tend alors à devenir absolue, jusqu’à recouvrir totalement le droit à la vie de l’enfant à naître.
Selon la première approche, le droit se réfère à la réalité objective : la nature, la vie. Le réel, c’est une femme qui peut être en détresse face à la perspective de devenir mère, mais c’est aussi, en elle, un embryon ou fœtus vivant. Le mantra militant « mon corps m’appartient » est hors sujet : n’importe quel collégien ayant feuilleté son manuel de biologie sait que l’embryon n’est pas une tumeur cancéreuse. Il est une autre vie.
Une vie innocente et sans défense
C’est en prenant la défense de cette vie innocente et vulnérable que, lors de la rédaction de la déclaration universelle des droits de l’homme, le représentant du Chili s’opposa à la recommandation de prévoir des exceptions au respect du droit à la vie afin de permettre la « prévention de la naissance d’enfants handicapés mentalement » et d’enfants « nés de parents souffrant de maladie mentale ». (28) Il fit remarquer la similitude de ces propositions avec la législation nazie.
Selon la seconde approche, le droit se réfère au sujet du droit. Ce sujet, c’est évidemment l’homme, mais non l’homme charnel, naturel. C’est l’homme conscient, c’est l’esprit. On retrouve la philosophie de la conscience issue du cogito cartésien : je pense, je suis. Le droit, détaché de toute loi naturelle, est ce que l’homme se donne à lui-même comme droit. Dans l’esprit de la déclaration de 1789, il est l’expression de la volonté générale au sens que lui donnait Rousseau. (29) Dans cette logique, les droits de l’homme sont des droits subjectifs, du sujet conscient. Ils sont des droits de la liberté et de la volonté. N’étant limités par aucune loi naturelle, ils tendent à s’élargir à l’infini : depuis le droit à la liberté d’expression jusqu’à celui de changer de sexe, en passant par le droit d’avoir un enfant (quelle que soit la façon de le fabriquer) ou de ne pas en avoir (y compris en le supprimant avant la naissance).
Si l’on suit cette logique jusqu’au bout, seuls les êtres conscients ont des droits. Pas le fœtus sans conscience, encore moins l’embryon. En tout cas, selon la Cour interaméricaine des droits de l’homme, « la protection du droit à la vie n’est pas absolue […], mais plutôt graduelle et incrémentale en fonction de son développement ». (30) Graduelle ? Cela signifie-t-il que cette protection est plus ou moins assurée ? Ou qu’elle est assurée seulement à partir d’une étape du développement ? Quelle étape ? Et surtout, qui va la définir ?
Lisons ce que dit la Cour européenne des droits de l’homme. Ne pouvant tout de même pas douter qu’il appartienne « à l’espèce humaine » (31), elle affirme cependant ne pas pouvoir « répondre dans l’abstrait à la question de savoir si l’enfant à naître est une ‘personne’ ». (32) Nous voilà à demi rassurés : l’enfant à naître est humain, ce n’est pas un alien. Mais un peu inquiet quand même : rien ne prouve qu’il soit une personne. Or, seules les personnes sont sujets et bénéficiaires des droits de l’homme. En l’absence « de consensus européen sur la définition scientifique et juridique des débuts de la vie » (comprendre : la vie personnelle) (33), l’enfant à naître – fut-il à huit mois de grossesse (34) - se passera de la protection de ces messieurs dames de la Cour. N’importe qui ayant un peu de bon sens aurait raisonné autrement : selon l’adage « dans le doute, abstiens-toi ». A supposer que l’on ne sache pas si nous avons à faire à une personne ou non, la seule attitude légitime serait bien sûr de la traiter comme si elle était une personne, qu’elle est appelée à devenir de toute façon si nous lui prêtons vie.
Mais non. Tel n’est pas le raisonnement de ces juristes-là.
Prenons deux enfants à naître du même âge dans une clinique européenne. Ils sont porteurs d’une trisomie 21, leur mise à mort est donc légale jusqu’à neuf mois de grossesse. Cela s’appelle une interruption médicale de grossesse (IMG). Autour de l’un, grand prématuré, une équipe de professionnels de haut niveau est sur le pont. S’activent mandarin, anesthésiste, infirmières, aides-soignantes pour le sauver, à grand renfort de haute technologie médicale. Pendant ce temps, l’autre, à l’étage du dessous, est méthodiquement déchiqueté. La différence entre les deux ? Le premier fait l’objet d’un projet parental, l’autre non. Tout se décide là : l’intention des adultes qui, eux, sont des personnes à n’en pas douter. Le statut juridique de l’embryon ou du fœtus ne dépend pas de ce qu’il est, mais de ce que d’autres décident à son sujet : une vie potentiellement personnelle ou une vie nuisible. (35)
Variante du droit du plus fort : le droit du sujet conscient et agissant contre celui du corps charnel. Ce dernier étant réduit à un objet manipulable, support éventuel d’un projet.
Le succès de cette conceptioin des droits de l'homme concernant l'enfant à naître peut étonner, à une époque où, par ailleurs, la remise en cause du dualisme cartésien esprit-corps, homme-animal, pensée-matière, culture-nature fait germer l'idée de reconnaître des droits aux animaux. Et même aux plantes, voire aux rivières et aux montagnes.
Notes :
- Décision n° 2001-446 DC du 27 juin 2001, art. 5.
- Décision n° 2017-747 DC du 16 mars 2017, art. 10.
- La CNCDH recommande l'inscription de l'IVG dans la Constitution | CNCDH)
- https://ivg.gouv.fr/ivg-un-droit-garanti-par-la-loi.html
- Jean RIVERO, cité par Blandine KRIEGEL, Les droits de l’homme et le droit naturel, PUF, Coll. Quadrige, Paris, 1989, p.92)
- Recommandation 874 de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe du 4 octobre 1979 relative à une Charte européenne des droits de l’enfant.
- CEDH, A, B et C c. Irlande [GC], 2010, § 214 ; CEDH, P. et S. c. Pologne, n° 57375/08, 30 oct. 2012, § 96.
- CEDH, A, B et C c. Irlande [GC], 2010, ibid. § 222, confirmant CEDH, Vo c. France [GC], n° 53924/00, 8 juil. 2004.
- CEDH, Tysiąc c. Pologne, n° 5410/03, 20 mars 2007, § 107.
- Chap. 8, §25.
- Chap. 7, §24.
- BPA_F_Final_WEB.pdf (unwomen.org) §106.k.
- §96.
- https://www.humanium.org/fr/normes/declaration-1959/texte-integral-declaration-droits-enfant-1959/
- https://www.genethique.org/onu-un-rapport-affirme-que-lavortement-est-un-droit-de-lhomme/
- ONU, Rapport du Comité pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes, 1999, A/54/38/Rev.1 p.6.
- Comité des droits de l’homme des Nations-unies, rapport 2011.
- Conférence du Caire, 1994, chap. 7, § 3.
- Chap. 8, §25.
- https://news.un.org/fr/story/2022/06/1122522
- Blandine KRIEGEL, Ibid., pp.22 et 23.
- Ibid.,p.23.
- Ibid.,p.72.
- Ibid.,p. 96.
- Je reste toutefois perplexe face à ceci : c’est dans les pays dont la tradition juridique est le common law – la tradition anglo-saxonne, celle de Locke - que les droits de l’enfant à naître sont les moins reconnus. Et dans les pays de droit romano civiliste, en tout cas en France, il résiste mieux. Il y a ici à mon hypothèse une sérieuse objection, à laquelle je ne puis répondre, faute de compétence. Un contributeur d’Agoravox veut-il s’y coller ?
- Ibid.
- Ibid.
- Proposition du Groupe de travail de la Commission sur le statut des femmes, travaux préparatoires, E/CN.4/SR.35, p. 1266.
- Blandine Kriegel, Ibid., p. 23.
- Cour IADH, Artavia Murillo et autres c. Costa Rica. 28 novembre 2012. Séries C No. 257, § 264.
- CEDH, Vo c. France [GC], 2004, § 84.
- Ibid. § 85.
- Ibid. § 82.
- CEDH, Mehmet Şentürk et Bekir Şentürk c. Turquie, no 13423/09, 9 avril 2013.
- Un fait divers connu révèle parfaitement cette absurdité. Lors de l’accident causé par Pierre Palmade, une femme enceinte a perdu son bébé. S’agissait-il d’un homicide involontaire ? Oui, si le bébé, ex utero, a respiré avant sa mort. Non s’il est mort in utero. Il se trouve qu’il a respiré avant de mourir : le fœtus sans droit a accédé au statut d’être humain, par la magie du franchissement vivant du col de l’utérus. Conclusion : si vous voulez éliminer un bébé à naître contre la volonté de sa mère, il vaut mieux le tuer sur le coup. Selon la jurisprudence française, validée par la Cour européenne des droits de l’homme ! (arrêt Vo c/ France, 2004).
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