L’Education nationale prise entre deux feux (ou pourquoi rien ne change)
Depuis plus de trente ans, l’Education nationale est prise entre un discours « de gauche » plein de bons sentiments mais assez hypocrite et des vérités rationnelles malheureusement teintées d’une idéologie très « droitière ». Autant dire que la nécessaire réforme de cette institution n’est pas pour demain. Elle n’en sera que plus rude, le moment venu...
En pleine contestation anti-CPE, L’Express, donnant la parole à l’universitaire Jean-Robert Pitte -président de la Sorbonne et tête pensante de la géographie- a fait entendre un son de cloche bien différent des vérités admises publiquement dans son milieu [1] Partisan déclaré du CPE ("la loi votée doit être appliquée"), dénonçant l’université ouverte à tous ("la voiture-balai du supérieur"), alors que "tant de places ne sont pas pourvues dans les filières professionnelles, fustigeant des étudiants "habitués à tout attendre de la société et de l’Etat", c’est peu de dire que ses positions vont à contre-courant au sein de l’Université française. Par leur portée générale sur l’enseignement (le "collège unique" et les 80% au Bac ne sont pas épargnés par sa vindicte), ces propos jettent assurément une lumière crue sur les dogmatismes qui enferment "le premier secteur public de France" dans des impasses.
Ils en rappellent aussi d’autres, qui furent tenus par l’ancien conseiller à l’éducation du général de Gaulle, Jacques Narbonne, dans un ouvrage publié en 1994 [2]. En poste auprès du Général de 1962 à l’été 1967, l’auteur de ce livre raconte ainsi minutieusement l’échec de ses projets, pourtant approuvés par le président, de planification étatique des effectifs au sein des filières scolaires ("en fonction des besoins de l’économie et de la société"), contrepartie selon lui indispensable de la démocratisation de l’enseignement opérée en 1959 (scolarisation obligatoire jusqu’à seize ans, fin du cloisonnement entre la filière du lycée -pour la bourgeoisie- et celle du primaire supérieur -pour le peuple). Désapprouvée par le ministre de l’Education nationale Christian Fouchet et par le Premier ministre Georges Pompidou, cette idée ne sera jamais concrétisée, de Gaulle n’ayant jamais pesé auprès de ses ministres pour ce faire. Les conséquences de cet échec sont d’après lui toujours flagrantes : engorgement des filières scolaires et universitaires dites "nobles", préférées aux filières techniques, dévaluation des diplômes, chômage des diplômés formés sans aucun lien avec les besoins réels de l’emploi, violence scolaire en partie due à des enseignements généraux inadaptés aux élèves faibles...
Contrairement à l’opinion communément admise, poursuit-il, la filière générale n’est pas forcément une "chance", si on n’a pas les capacités pour suivre : est-il pertinent de vouloir un enseignement supérieur "de masse" ? Tout le monde est-il "supérieur" ? Finalement, il constate qu’on a étendu "une organisation scolaire conçue pour l’élite bourgeoise d’un pays malthusien [à la] quasi-totalité [de] la jeunesse d’un pays en pleine expansion"[3]. Les taux d’échec à l’Université d’avant la démocratisation n’étaient pas moindres de ce qu’ils sont maintenant. Mais "les effectifs étaient infiniment plus faibles [...] et les étudiants recalés trouvaient souvent dans les relations familiales une planche de salut".
L’Université est donc le miroir aux alouettes des classes moyennes et populaires, qui s’y sont engouffrées en faisant force sacrifices (de temps et d’argent), alors que les débouchés sont plus qu’incertains. La suite du livre est le récit jusqu’à nos jours de la poursuite (feutrée) du débat entre sélection et enseignement supérieur de masse, après que l’auteur eut quitté le sommet de l’Etat.
Si on peut globalement approuver son diagnostic sans appel, il faut aussi souligner le côté déroutant de la démonstration. L’idée d’affecter un pourcentage de chaque classe d’âge à chaque filière "en fonction des besoins de la société" est extrêmement rigide et utilitariste, mais elle a quand même le mérite de poser la question des finalités de l’école. Certes, celle-ci a pour but de donner à chacun une culture "désintéressée", mais elle doit aussi faciliter l’insertion dans la vie active...
Finalement, le principal problème posé par ce discours, qui explique largement son inefficacité mobilisatrice, est qu’il donne autant l’impression de valoriser une famille politique que de s’adresser au "bon sens" partagé par tous. Le reproche vaut aussi pour Pitte, qui articule sa critique du système éducatif avec une défense vibrante du CPE, mesure dont le caractère d’intérêt général est pour le moins contestable. Si on suit Narbonne dans ses chroniques de la politique éducative depuis les années 1960, on est ainsi surpris de voir qu’il juge les mesures non seulement pour ce qu’elles disposent, mais aussi en fonction de la couleur politique du gouvernement ou du ministère. Ainsi, à propos du collège unique, instauré par René Haby en 1974, lit-on que "le principe de l’école unique a été consacré sous la présidence de Valéry Giscard d’Estaing. Mais ce principe n’a jamais été pour la droite un élément de doctrine. Son application fut une concession faite à l’adversaire et à ce qu’on estimait être une aspiration profonde de l’opinion publique" [4]. En revanche, François Mitterrand, recevant en 1986 les manifestants opposés à la loi Devaquet, "mit sa griffe sur toutes les formes d’action antisélectionnistes et affirma solennellement que la démagogie universitaire était bien un dogme fondamental de la gauche" [5].
En somme, la droite est vierge de tout reproche dans ce naufrage, et le péché originel vient de la gauche. On n’ose, en plus, s’attarder sur les considérations psychologico-morales qui enrobent ce discours ("La jeunesse de 68, geingnarde, irritable et convulsive, comme tous les faibles, se plaignait d’entrer dans un monde rude, agressif, impitoyable." [6]) On croirait lire la prose des écrivains contre-révolutionnaires du XIXe siècle... Comme un écho à peine affaibli, Pitte raillait ces jeunes "bercés d’illusions" tout en cautionnant le CPE et en clamant que "la France [était] le dernier refuge de Staline".
On comprend sans peine qu’avec de tels avocats, la remise en cause de "la-filière-générale-pour-tous" n’est pas près d’aboutir. Pas à cause d’on ne sait quel complot gauchiste, mais parce qu’il est bien plus facile de mobiliser une majorité plus ou moins active autour de mots d’ordre (faussement) généreux qu’en tenant de tels propos à la limite du mépris. Si le dogme de l’université de masse est si prégnant, mieux vaudrait ne pas disperser ses forces dans des directions aventureuses. À moins que le but ne soit de rester entre soi, sûr de sa vérité. Dans ce cas, le système a encore de beaux jours devant lui... ou alors sa remise à plat risque d’être pour le moins mouvementée. Pas sûr qu’il soit nécessaire d’en rajouter à la révision d’une institution si lourde, et à terme inévitable.
Notes :
[1] "Sorbonne, les vérités du président Pitte", par Delphine Saubaber, L’Express, 6 avril 2006, p. 81.
[2] Jacques Narbonne, De Gaulle et l’éducation, une rencontre manquée, Denoël, 1994
[3] J. Narbonne, p. 70
[4] p. 337
[5] p. 289
[6] p 247
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