« L’Empire contre-attaque » : que fait Poutine en Syrie ?
Une analyse des enjeux de l'intervention russe en Syrie par le blog Demosthene2012. Article disponible sur http://demosthene2012.wordpress.com/2015/10/19/russes-syrie/
Bombardier russe au-dessus de la Syrie (Handout/Reuters)
Vladimir Poutine a joué et il a gagné. Pour l’instant. Lorsque le Président russe avance ses pions, c’est après avoir longuement préparé le terrain, sondé ses amis, jaugé ses ennemis ou ses concurrents. La politique étrangère russe, pour contestable qu’elle soit, paraît finalement aisée à appréhender pour les observateurs. Elle consiste en un mantra, sans cesse répété : remettre la Russie à la place qui lui est due dans le concert des nations, faire entendre sa voix et défendre ses intérêts. Pas plus que pour d’autres, cette politique n’est assurée de réussir. Mais la médiatisation qui l’accompagne, qui fait frétiller les spécialistes de géopolitique, avec force référence à l’ « empire russe », enfin les réactions gênées aux entournures des pays les plus à même de freiner l’ambition russe témoignent au moins d’une première réussite.
Mais Vladimir Poutine ne « joue » pas davantage que Barack Obama ou François Hollande. Lorsqu’il le fait, on lit souvent ça et là qu’il s’agit de « poker menteur » ou de « provocation ». En matière de diplomatie et d’intervention militaire, la politique extérieure russe reste d’une assez remarquable constance depuis le début de l’ère Poutine. On peut à loisir la comparer à celle de l’époque soviétique, mais ce serait aller vite en besogne : si quelques réactions ont des relents de guerre froide, c’est surtout une affaire de propagande intérieure.
Premier élément : la Russie n’intervient que lorsqu’elle pense être capable d’influer sur le jeu local et, bien entendu, lorsque cette intervention va dans le sens de la défense de ses intérêts. Dans le cas russe, il s’agit de soutenir un pays allié de longue date (la Syrie, donc) et de se venger de l’épisode Khadafi. Par ricochet, cette intervention resserre les liens établis avec l’Iran, qui sont également économiques, et entraîne la Russie dans l’ « axe chiite » dont on ne cesse d’entendre parler et qui fait frissonner les grandes puissances sunnites, Arabie Saoudite en tête, mais qui reste pour l’heure un axe de papier. La Russie et l’Iran sont des nations alliées, elles mènent donc une politique extérieure coordonnée.
Second élément du « dossier Poutine » en Syrie : le choix de la date de l’intervention russe ne doit rien au hasard. Les Russes ne seraient jamais intervenus en 2013, par exemple : ils ont laissé la coalition occidentale le faire, après avoir pris soin d’empêcher que le régime d’Assad soit la cible de bombardements (on se souvient de l’accord sur les armes chimiques obtenu par les Russes en septembre 2013, de l’hésitation d’Obama sur ce point, qui a laissé F. Hollande en rase campagne). Les Russes n’ont pu que constater que le régime syrien était terriblement fragilisé sur le terrain, que l’Iran était la seule nation envoyant des commandants hauts placés ainsi que des miliciens pour combattre les adversaires d’Assad- qu’il s’agisse de Daech ou d’autres groupes, comme l’ « Armée de la conquête » qui a pris Idlib en mars 2015, dominée par des forces islamistes comme al-Nosra ou Ahrar al-Sham. A l’image des Occidentaux qui aident des groupes dits « modérés » en Syrie, malgré des revers parfois tragi-comiques, d’innombrables contradictions et une politique de plus en plus difficile à défendre (qui aider ? dans quel but ? quel rôle pour le régime syrien ?), les Russes soutiennent Assad, ses alliés sur le terrain (Iraniens, volontaires du Hezbollah en particulier) contre les Saoudiens ou les Qataris, alliés des Américains malgré d’évidentes divergences de vue.
Les Russes, donc, s’opposent aux intérêts sunnites dans la région et s’allient aux forces chiites dans une pure logique géostratégique, qui n’a rien à voir avec des affinités politico-religieuses : si l’on peut défendre ses amis, ses bases militaires en Méditerranée (Tartous) et mettre dans le même temps dans un terrible embarras Américains et Européens, alors on a gagné sur tous les tableaux.
Dernier point du jeu russe : ne pas rééditer le précédent afghan, qui a durablement affaibli l’URSS. Le tristement célèbre bourbier afghan pour les Soviétiques est resté ancré dans les souvenirs russes, endeuillant de nombreuses familles, précipitant sans doute la chute de l’URSS, démythifiant la puissance de son armée. Vladimir Poutine se souvient fort bien de l’Afghanistan et avance donc à pas comptés en Syrie. Certes, on peut se gausser de nombreux selfies de soldats russes présents en Syrie (les joies de la géolocalisation, comme auparavant en Ukraine), moquer une durée prévue de deux ou trois mois, ou encore la volonté russe de combattre l’EI. Au final, la tactique russe en Syrie consiste à ne surtout pas mettre un pied au sol, où l’on envoie des soldats pour la logistique, bien au chaud dans les bases de Tartous et Lattaquié, ainsi que quelques stratèges et éléments des services de renseignement, à l’image de ce que fait la coalition internationale. Pour le reste, pas l’ombre d’un soldat russe sur le front, et cela n’est pas près de changer. Il faut que l’appui stratégique russe profite à Assad et à ses alliés sur le terrain, que l’opération de propagande réussisse et que les Russes se mettent en scène jusqu’en Irak, en Turquie (où un drone russe a été abattu), négociant avec les Occidentaux ou Barack Obama lui-même, traitant d’égal à égal. Mais il n’est pas question de passer la vitesse supérieure, d’envoyer de jeunes Russes se faire massacrer par des camions bourrés de TNT, conduits par les kamikazes de l’EI, par exemple. Mauvais pour l’image. A chacun son rôle : aux pilotes russes le guidage, la reconnaissance et l’affaiblissement des ennemis d’Assad, aux chiites le martyre (après tout, ils aiment cela, paraît-il).
Au final, l’intervention russe en Syrie a quelque chose de rafraîchissant. Certes, Sergueï Lavrov, l’éternel ministre russe des Affaires étrangères, n’est pas un sémillant jeunot qui bouleverserait le jeu international. Mais la rhétorique russe apporte une bouffée de sincérité : depuis plusieurs années, de l’Irak en 2003 en passant par la Libye en 2012 et jusqu’en Syrie aujourd’hui, la rhétorique occidentale tourne sans cesse autour de la défense de la « démocratie », des « droits de l’Homme » ou, pire, de la « liberté ». Des mots toujours répétés au point qu’ils se vident de leur sens, et qui bien entendu ne reflètent que très imparfaitement les motivations réelles, toujours complexes et parfois moins avouables, des interventions extérieures. Car qui pourrait prétendre que l’Arabie Saoudite défend la démocratie ou, encore mieux, les « droits de l’Homme » en Syrie ? Les Russes, au moins, ne font pas semblant. Ils défendent leur allié contre des groupes majoritairement islamistes, craignant que la Syrie ne disparaisse tout simplement en tant qu’Etat, considérant ouvertement que Bachar al-Assad vaut mieux que le chaos. Et même lorsqu’ils donnent dans la propagande, cela fait sourire. Les opposants russes s’amusent sur twitter des nouveaux projets de Poutine, qui passe de la « Novorossia » (la « Nouvelle Russie » incluant l’Ukraine) à la « Novosyria », concept pour l’heure un peu hasardeux.
Mais il n’est pas certain que, l’effet de surprise passé, le retour de la Russie au Moyen-Orient puisse aboutir sur un renforcement de l’influence russe dans la région. Si le régime d’Assad reste en place et regagne du terrain, peut-être les Russes en sortiront-ils gagnants. Mais si, par exemple, des jihadistes sunnites originaires de Russie, Tchétchènes ou autres, se mettaient en tête de commettre des attentats sur le sol russe (après tout, l’EI a déclaré le jihad contre les Russes), il n’est pas certain que l’opinion publique russe suive longtemps la propagande officielle. Poutine prend donc des risques en intervenant en Syrie, sans doute pas plus que les Occidentaux mais, au moins ne fait-il pas semblant de le faire pour établir un régime démocratique dans le pays. Une caricature de « realpolitik », qui ferait soupirer d’aise Henry Kissinger : c’est la Russie 2.0, certes, avec drones et médias quasi « embedded », mais aussi la Russie telle qu’on l’a toujours connue. C’en serait presque rassurant. Pour les Syriens, bien entendu, il en va autrement.
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