L’Entreprise Vivante
Comment transformer nos organisations politiques pour y injecter de la vie ? Peut-on demain diriger une ville, une région, un pays en s’inspirant de l’organisation vivante ?

Frédéric Laloux, dans Reinventing organizations, apporte un rare neuf sur les modes de management, et une mise en perspective historique. Il y identifie sept paradigmes successifs, le dernier étant celui qui est en émergence aujourd’hui. A chacun correspond un type d’organisation.
Voici un résumé très court et très personnel de chacun de ces stades. Je conseille évidemment fortement la lecture de ce livre pour en savoir davantage.
A.LES PROTO-ORGANISATIONS
1.LA RÉACTION
A l’aube de l’humanité, le « je » n’est pas encore né : l’homme fait corps avec son environnement, et ne se sent pas vraiment distinct de ce ce qui l’entoure, les siens y compris.
L’humanité est clairsemée et vit en petits groupes d’une douzaine de personnes. Comme aucune individualité n’existe, il ne peut être question de partage du travail, et la notion d’organisation n’existe pas vraiment. La seule distinction est le sexe, et l’allaitement qui va avec. Pas de chef, pas d’ancien, juste une bande.
En psychologie, cette étape correspond au stade initial du nouveau-né qui ne se perçoit pas distinct ni de sa mère, ni de son environnement. A ce stade, l’action n’est ni pensée, ni voulue, mais provoquée par l’environnement : c’est le temps de la réaction.
2.LA MAGIE
Il y a environ 15 000 ans, l’homme a commencé à se percevoir distinct de son environnement et de ses congénères.
A cette étape, on ne peut pas encore parler d’organisation. La seule différentiation possible est celle des aînés qui ont un statut spécial et ont plus d’autorité. Les bandes se sont agrandies, et sont devenues des tribus de quelques centaines d’individus.
Chez l’enfant, ce sont les deux premières années où la différentiation commence : « Quand je mords mon doigt, ce n’est pas pareil que quand je mords la couverture » et « Je ne suis pas ma mère, même si, en sa présence, je me sens magiquement en sécurité. »
Les causes et les effets sont confondus, et l’univers est plein d’esprits : « Les nuages bougent pour me suivre ; le mauvais temps, c’est une punition des esprits pour mes mauvaises actions ». C’est le temps de la magie.
B.LES ORGANISATIONS ÉTABLIES
3.LES GANGS
Il y a environ 10 000 ans, naît l’individu – c’est-à-dire la perception de soi en tant qu’une partie distincte du tout, qui peut souffrir et mourir. – et son pendant, l’autre, rival et ennemi potentiel. Les rapports entre humains ne sont que des rapports de force, et seules les récompenses et les punitions sont comprises.
Comme l’individu est né, le division du travail devient possible : apparaissent les chefs, les soldats, les esclaves. Les tribus peuvent s’organiser et se structurer en royaumes et empires qui fédèrent plus dizaines de milliers de personnes. L’organisation est née.
C’est la relation interpersonnelle qui la cimente, et son chef en est un loup dominant. Le point fort de ces organisations : leur capacité à faire face à des milieux hostiles. Leurs points faibles : leur incapacité à élaborer des stratégies, à se développer dans des univers complexes. Dès que l’on est loin du chef, comme il n’existe plus, l’organisation non plus.
Dans ce système, tout n’est vécu qu’au présent. Pas de passé, pas de futur : je mange ce que je trouve, je combats celui que je rencontre, je suis soumis à celui qui est plus fort que moi. Tout est immédiat. C’est le temps de l’impulsion.
4.LES CASTES OU LA LOI BUREAUCRATIQUE
Deux capacités nouvelles vont tout changer :
- Se projeter dans le futur : chacun commence à intégrer les conséquences de ses actes. C’est le début de l’agriculture et des semences : jeter des graines dans le sol, parce que l’on sait que, dans quelques mois, on en récoltera davantage.
- Penser à travers le regard de l’autre : comprendre que l’on est non seulement différent des autres, mais que les autres voient le monde différemment de soi. Du coup, des règles morales deviennent possibles, car en comprenant qu’un point de vue n’est pas unique, l’on peut accepter de les respecter.
Émergent ainsi des règles stables qui induisent trois changements : la relation interindividuelle n’est plus régie par le rapport de force direct et immédiat, mais des lois et des règlements ; l’autorité vient de la position que l’on occupe ; on fait ceci plutôt que cela, par application d’une réglementation.
Ceci permet la formalisation des structures, le partage des tâches, et l’élaboration d’organigrammes hiérarchiques de plus en plus sophistiqués. Il devient possible de planifier à moyen et long terme, et créer des structures stables et de grande taille. C’est le temps des pyramides, de la grande muraille de Chine ou des cathédrales.
Ceci se fait au préjudice de la liberté individuelle, puisque chacun est contraint par les murs de la boîte dans laquelle il se trouve. Mais par rapport aux temps de gangs, c’est un progrès : celui qui respecte les règles n’a rien à craindre. L’humanité quitte la loi de la jungle.
Simplement cette protection ne s’exerce qu’au sein de l’organisation à laquelle j’appartiens, le dehors est le dehors. Pas de sentiment, ni d’appartenance collectifs.
5.LA LOI DU MARCHÉ
Et si je faisais ceci plutôt que cela qu’adviendrait-il ? Si jamais je ne respectais plus les règles immuables depuis toujours, est-ce que j’aboutirais à une meilleure solution ? Voilà ce qui conduit à une nouvelle mue : l’individu a le droit de remettre en cause les normes… à condition bien sûr de montrer qu’il aboutit ainsi à un meilleur système.
Se poser des questions, c’est risquer d’ébranler le bel édifice des pyramides sociales, mais c’est aussi ouvrir la porte au progrès et à l’innovation.
C’est aussi un monde matérialiste qui ne connaît que ce qui est vu ou touché : ce qui est sérieux est mathématisable, le reste n’est que baliverne, scorie du passé. C’est le temps du marché.
Arrivent en reine les grandes entreprises mondiales qui apportent une triple rupture : innovation parce que poser des questions et remettre en cause sont possibles ; responsabilité parce que des objectifs sont fixés avec des récompenses à la clé ; méritocratie parce que l’on n’est plus bloqué par la caste à laquelle on appartient.
C.LES NOUVELLES ORGANISATIONS
6.L’ENTREPRISE RESPONSABLE
Le dogme de la mathématisation et de la croissance sans fin arrive à sa limite. N’y a-t-il pas d’autres dimensions importantes comme la communauté, l’harmonie, la coopération ?
Naît alors progressivement un nouveau monde, le monde du pluriel, du complexe et du 3.0. Les relations n’y sont plus seulement verticales et top-down, mais horizontales et bottom-up. Les dirigeants y deviennent des leaders au service de leur organisation.
Une triple nouvelle rupture se produit :
- Le pouvoir est de plus en plus transféré à ceux qui font face aux problèmes : l’empowerment se déploie,
- La culture devient la glu de l’organisation et les objectifs permettent à chacun de vouloir se dépasser,
- La création de valeur n’est plus seulement pour l’actionnaire, mais aussi pour les salariés, les partenaires, et plus largement toute la société.
L’entreprise devient socialement responsable, et alors que précédemment la métaphore de l’organisation était celle de la machine, elle devient celle de la famille.
7.L’ORGANISATION VIVANTE
Sous la double pression des exigences croissantes d’autonomie des individus et des interrelations de plus en plus fines entre tous les acteurs, est en train de naître un nouveau mode : l’organisation comme un être vivant, capable de choisir son but et de s’auto-organiser.
Cette reconnaissance de l’organisation comme vivante va de pair avec celle de l’individu : ensemble et séparément l’un et l’autre ont des hauts et des bas, visent à faire bien ici et maintenant, s’appuient sur leur vraie nature. L’individu ne sépare plus vie personnelle et professionnelle, et l’entreprise ne se pense plus indépendamment de son écosystème et de ses concurrents.
Dans ce nouveau mode de fonctionnement, diriger n’est plus décider, et devient comprendre et faciliter. Ceci conduit à :
- L’auto-management : chacun étant un adulte il n’y a aucune raison de ne pas lui faire confiance, et continuer à le traiter comme un enfant qu’il faut constamment surveiller et à qui l’on doit dire quoi faire et comment. Dès lors plus besoin d’encadrement, plus de distinction entre cols bleus et cols blancs, plus d’exécutants entourés de chefs et sous-chefs.
- Le tout : L’organisation repose sur des unités de base, très autonomes, et dotées de tout ce qu’il faut pour fonctionner. Les rôles et les fonctions n’y sont pas définis a priori, et émergent dynamiquement des situations, des évolutions et des savoir-faire individuels. C’est la fin de l’empowerment, car, dans un système auto-organisé, il est inutile de se battre pour avoir du pouvoir, puisqu’on l’a.
- La finalité en mouvement : Classiquement la stratégie est pensée a priori et on reconfigure l’entreprise en fonction de l’objectif à atteindre : l’organisation est un moyen au service de la stratégie. Là, l’approche est radicalement différente : il s’agit de comprendre la stratégie qui est celle de l’organisation. Toute organisation a un but naturel qu’elle poursuit : « La vie veut naître. La vie ne peut pas être arrêtée. Chaque fois que l’on essaie de la contenir, ou d’interférer avec son besoin fondamental d’émerger, on se crée des problèmes. S’associer avec la vie, travailler en cohérence avec son mouvement, suppose de prendre sérieusement en compte la direction de la vie. »
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Deux remarques en guise de conclusion.
La première est issue du livre et rappelle que, même si tous ces modes d’organisation sont nés successivement, aucun n’a réellement supplanté les précédents, mais tous cohabitent entre eux : notre monde est un millefeuille organisationnel, chaque niveau apportant sa spécificité propre :
- La loi des gangs est présente dans nos sociétés,
- La bureaucratie est omniprésente dans l’administration publique, et les castes n’ont pas disparues,
- La loi quantitative du profit, du marché et du marketing règne largement au sein des grandes entreprises,
- La responsabilité progresse et les associations non marchandes fleurissent,
- L’organisation vivante naît ici et là
L’efficacité globale est liée à cette juxtaposition, à condition que chaque mode soit centré sur ce qu’il fait le mieux.
La deuxième est une interrogation personnelle : comment transformer nos organisations politiques pour y injecter de la vie ? Peut-on demain diriger une ville, une région, un pays en s’inspirant de l’organisation vivante ?
Je crois que tel est le défi collectif de ce XXIème siècle !
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