L’État-Nation sans nation auquel il manque le peuple
Une institution sur sa fin.

L’Amérique n’existe pas, l’Américain non plus, il est seulement un colon Européen qui a quitté son continent pour un autre et usurpé l’identité des occupants précédents après les avoir assassinés. Et cet Américain de fiction, il était peut-être Français en quittant l’Europe. (Que de majuscules !)
Étonnant nom de pays que « États-Unis ». Chacun de ces États n’est pas une nation, d’ailleurs. Aucun d’eux ne peut l’être. Il y a seulement chaque État pris à part, uni à d’autres, désignant une fraction administrative d’un territoire d’une diversité de paysages, de ressources et de climats considérable. Et ces États sont éternels non seulement parce qu’ils sont des États, aussi parce qu’ils sont unis, et qu’ils survivront même aux modifications géologiques qui pourraient avoir lieu. Victoire de l’homme sur la nature, de l’homme sur l’homme qui se contente de la nature, de l’Européen sur l’Indien. Victoire de l’homme armé de feu sur l’homme-lame, de l’homme-outil sur l’homme-âme. Victoire de l’administration sur l’homme. Les États-Unis, c’est ce que sont les Nations Unies sur ce terrain où l’Occidental industrieux a conquis tous les corps par la tête. Une somme d’administrations établie sur un sol gorgé de sang, basée sur une maîtrise des outils qui étouffe la culture, qui étouffe la nature, qui étouffe la nation.
En cet âge du serveur et du disque dur, la dernière aristocratie est celle du savoir qui permet à ces administrations d’administrer. Les ingénieurs qui conçoivent les machines, ce sont eux qui dominent et ont le plus grand privilège de tous : changer d’employeur à leur guise, faire monter les enchères autour de leur personne, avoir l’aura de leurs réalisations. Sans eux, l’État s’écroule, la Nation menace de revenir s’immiscer entre les fissures. En bâtissant cette intelligence artificielle qui nous contraint, en créant tous ces ponts de mémoire entre identité, domicile, numéro de sécurité sociale, revenus, taux d’imposition, j’en passe et des meilleures, ils ont permis d’entériner définitivement l’idée d’un État sans nation, où rien ne naît, où tout est figé, où l’individu et la société sont réduits à des variables, et pas seulement d’ajustement. Techniquement, on peut changer de nom, on peut changer de sexe, on peut rajouter des zéros sur le compte en banque d’une personne remarquable. Ce qui définit l’espèce humaine semble avoir été catégorisé une bonne fois pour toutes, et à l’intérieur de ce dédale aux murs de béton, tous les mouvements sont permis. Les spectres s'y muent. Rien n'y naît. L’enseignement a réduit la culture au maniement d’outils. Un bon philosophe qui ne cite pas ses illustres prédécesseurs n’est pas un bon philosophe.
L’État est une mise en scène de la Nation. Au niveau de l’enseignement de l’histoire, enseignement programmé et assuré par l’État lui-même, « la Grèce antique » devient synonyme de « premier modèle démocratique avancé », de la même façon qu’une publicité associe « Ariel » à « lessive » ou à « sirène ». Plus l’image devient un rapport prégnant de l’esprit collectif au monde extérieur, plus l’État se fait agent de réclame pour ses propres services et pétrifie sa population et sa culture. C’est oublier que la définition même d’un type de gouvernement n’est possible que parce qu’il y a une mise en scène d’une capacité, une image de cette capacité dans laquelle chaque homme est censé se reconnaître comme il reconnaît son souverain. Tout ce qui légitime le pouvoir, c’est la capacité. Pas de capacité, pas de pouvoir, et c’est d’autant plus vrai que les capacités ont montré leur efficacité à pourvoir aux besoins collectifs, et en fin de compte à augmenter la masse des bénéficiaires.
En résulte un territoire peuplé d’anonymes, tous parfaitement compétents dans leur domaine, que ce soit l’agriculture, l’industrie, la médecine, le droit, la musique, la maçonnerie, l’architecture, la plomberie, ou le chômage professionnel. Il ne reste guère plus que le sport pour éveiller des ambitions. Les génies sont aussi méconnus que les médiocres. Les quarts d’heures de gloire sont toujours aussi courts qu’autrefois mais ils ne passent plus par le canal unique de diffusion que représentait la télévision, tout a été démultiplié. Les stars mêmes sont anonymes. La création est nivelée. Quand une d’entre elles parvient à crever le plafond de verre, ses multiples imitateurs ne créent plus le même engouement. La singularité même des copies devient invisible dès lors que leurs modèles sont uniques et leur reproduction d’autant plus protégée. Le village global n’a plus de têtes de gondoles à faire valoir, la Nation globale ne peut donc éclore, et la gouvernance mondiale n’a pas de légitimité.
Il ne peut exister d’administration sans culture. L’image seule ne permet pas l’épanouissement (l’épanouissement, c’est la maturation). La technologie qui permet la diffusion de cette image est un don que l’humain se fait à lui-même, et comme tous les dons, il est une image, il sert un temps et est appelé à être remplacé par un autre. Une administration qui échoue à bâtir une culture ne se maintient pas. L’oppression par le contrôle finit toujours par créer les conditions d’une émergence culturelle, de gestes nouveaux, de résistances chargées et fécondes, prêtes à se tendre pour préparer leur détente future, laquelle passe par leur prise de pouvoir et leur sortie provisoire de l’anonymat.
Il ne peut pas exister de nation anonyme, ce serait comme une nation dépeuplée. Puisque le spectacle s’est dépourvu des moyens de diffusion d’une culture de masse permettant au commun de se faire un nom en imitant l’art d’un autre, qu’il exige désormais de la part de celui qui veut percer une créativité totale dans l’art de se faire des appuis, se ménageant un espace par des procédés de discrimination positive, de cooptation, ou par les grâces de l’héritage, il n’a désormais plus qu’un intérêt esthétique, décoratif, étant dépourvu d’intérêt social dans son incapacité à illustrer les conflits entre personnes ou entre classes, à donner l’espoir primaire d’un avenir meilleur, et surtout à créer les conditions d’une expression épanouie, mature, de l’espèce.
Ce que je décris, nous y sommes. C’est le moment où l’organisation État est rendue à l’aristocratie des ingénieurs, où la surveillance par son ampleur et son absurdité est révélée vaine, où la culture réduite à du branding et à de l’industrie ne fournit plus dans le réel un miroir conséquent aux aspirations élémentaires des corps vivants et transpirants, où l’électricité menace de conduire cette transpiration à incandescence. C’est le moment où la corruption ne suffit plus. C’est surtout le moment où il est clair qu’une institution telle que l’État n’est pas viable sur le long terme, pour la raison simple et suffisante qu’une organisation se vivant comme éternelle ne peut pas survivre à son ambition d’immortalité, ultime démonstration d’hybris collective. Pour la survie de la société, il viendra un temps où l’État devra être remplacé, ou au moins aboli, pour créer un appel d’air permettant aux corps vivants et transpirants de renouveler l’esprit qui les meut.
La projection de la pénurie de ressources qui assommera l’État sans nation ni peuple n’est ni fiction ni réalité ; c’est, effectivement, dans les faits, une projection. Seuls les désirs collectifs trouvent leurs ressources, et il semble qu’ils soient arrivés dans un état d’épuisement, si peu ce système faisant sens. Ce ne sont pas les pénuries qui mettront l’État en déroute, mais seulement la dépression collective qui entraîne la majorité d’entre nous dans un délire sanitaire, sécuritaire, écologiste, ou la minorité d’en face dans son contraire si semblable, la paranoïa conspirationniste. Le dissensus sur le problème masquant comme de coutume le consensus sur le système, tout le monde est d’accord sur le fond et sur les fins, c’est-à-dire sur la prédominance des moyens et l’attention excessive qu’entraîne cette pensée captive des objets. Ni entraide, ni guerre. Ni repos, ni compétition. Ni raison, ni passion. Toujours plus de pilotage automatique, toujours plus d’instrumentalisation. C’est un jeu dans lequel les participants ne sont jamais plaisants longtemps.
La France était une multitude de nations, supplantée par une Nation, supplantée enfin par un État, un État uni à rien, même plus à son peuple, divisé depuis la Révolution, éprouvé par la Terreur, l’instabilité politique, les conflits mondiaux, apaisé par les divertissements ludiques que ses ancêtres expatriés lui promulguent depuis un siècle. Quand un provocateur dernièrement affirmait : « Il n'y a pas de culture française. Il y a une culture en France. Elle est diverse. », il savait très exactement ce qu’il était en train de dire. Il parlait en fait de cette nation empêchée d’éclore, de ce peuple qui formera une autre Nation et qui fera tomber l’État. Elle prendra acte de la « fin de l’abondance » et n’aura plus besoin d’une organisation-monstre pour y faire face. Elle sera enfin elle-même.
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