L’exploitation nazie des corps et des biens des victimes
La Seconde Guerre mondiale, le nazisme et le régime de Vichy ont encore des secrets. Dans « Le Festin du Reich », aux Editions Fayard, Fabrizio Calvi et Marc Masurovski révèlent comment l’architecture administrative et militaire nazie a pu, en France, avec le soutien de collaborateurs européens et parfois même américains, organiser le pillage de la France et des victimes. Avec le cynisme le plus radical, les nazis leur ont fait financer la Shoah et les crimes de masse à l’Est... Entretien avec Fabrizio Calvi
Jean-Christophe Grellety : Pour le tribunal de Nuremberg, le Maréchal Goëring a été incriminé pour de nombreux actes relevant de « crimes économiques », comme le pillage de propriété privée, la confiscation de propriété privée (sur une liste de quinze crimes de ce type). De 1940 à 1944, les diverses estimations concernant le pillage, le détournement, la captation, le vol des moyens et des richesses de la France tournent autour d’une moyenne de 1000 milliards de francs. Or, la France de l’après-Libération a fait comme si cette atteinte à la situation et à la richesse nationales étaient plus supportables que les destructions occasionnés pendant la Première Guerre mondiale. La volonté de ne pas répéter les erreurs du traité de Versailles ne peut pas tout expliquer. Y aurait-il, selon vous, une volonté de dissimuler la participation de quelques Français à cette entreprise de vol ?
Fabrizio Calvi : C’est plus compliqué et plus profond que cela. Plus qu’une volonté de dissimuler la participation de quelques Français à cette entreprise de vol, il s’agissait avant tout de ne pas troubler la nouvelle donne économique au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. C’est un peu comme une partie de carte "entre gens biens" qui aurait commencé au lendemain de la Première Guerre mondiale. Petit à petit a partir des années 30, certains joueurs, pour la plupart juifs, ont commencé à disparaître. Ils ont été rapidement remplacés ; rien n’a pu stopper une partie qui se continue toujours aujourd’hui. C’est pourquoi il n’y a pas eu d’épuration économique en France et en Allemagne : la dénazification a épargné des pans entiers de l’économie. A la Libération, l’épuration physique et politique de la société française achoppa sur la question des élites économiques qu’elle ne put ou ne voulut résoudre. Cette quasi-absence d’épuration économique eut pour effet de bloquer l’étude des mécanismes de pillage de la France occupée. Les autorités françaises de l’après-guerre n’ont jamais tenu compte des principes retenus par le Tribunal militaire international de Nuremberg relatifs au volet économique des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité perpétrés par l’Allemagne nazie et ses alliés en Europe et en Extrême-Orient.
JCG : Vous expliquez que votre travail consiste à « labourer un terrain laissé jusqu’ici en friche, celui du lien existant entre la Shoah et des crimes économiques qui peuvent parfois sembler à première vue anodins. » Est-ce à dire que, non content de commettre des crimes qui ont relevé de l’accusation de génocide, les nazis ont organisé le financement de ces crimes par la captation des richesses des vaincus et notamment de la France ?
FC : Dans notre ouvrage nous rappelons qu’à Nuremberg, les crimes contre l’humanité comprenaient les actes de pillage et de vol commis contre les populations civiles, la redistribution du butin, le dépôt de valeurs spoliées dans des banques d’Etat ou privéeset l’utilisation des gains illicites pour rémunérer les auteurs du pillage. Le pillage est un instrument à part entière du programme d’extermination de la communauté juive. L’acte de spoliation des biens et avoirs juifs est un crime contre l’humanité. Les individus et institutions qui consacrent leur temps, leur énergie, leurs moyens à paupériser la communauté juive de France sont coupables de crimes économiques et de crimes contre l’humanité. La caractéristique des « crimes de guerre économiques » est d’avoir été commis aux moyens d’instruments économiques (financiers, industriels, commerciaux) dans le cadre de la persécution et de l’élimination physique d’hommes, de femmes et d’enfants à raison de leur appartenance à des groupes raciaux, ethniques et religieux. A la barbarie s’ajoute ici l’ignominie : en s’associant au programme génocidaire de l’Allemagne nazie, les auteurs de « crimes économiques » en retirent des avantages matériels. La collaboration économique revêt un aspect dramatique par son association à la solution finale de la question juive.
JCG : C’est Heinrich Himmler qui a crée le Sicherheitsdienst des Reichsführer SS, à savoir le service de sécurité du chef des SS. Une antenne de ce SD s’installe à Paris dès le début de la guerre. Et vous avez découvert qu’ils ont financé, par son biais, de terribles exactions en Ukraine (des milliers de Juifs assassinés). La France et particulièrement Paris étaient une plaque tournante centrale des flux financiers nazis ?
FC : C’est une des révélations de notre ouvrage. Des archives récemment remises au Musée de l’ Holocauste de Washington révèlent d’étranges opérations financières entre Paris et Kiev. Elles ont pour acteur principal le Sturmbannführer SS Kuhn, responsable administratif du bureau exécutif du SD à Paris, dont le patron est le colonel Helmut Knochen qui, lui, dépend de Max Thomas jusqu’en septembre 1941, et, après, directement de Reinhardt Heydrich. Les sommes ne sont pas considérables ; il n’en est pas moins surprenant que l’antenne du SD à Paris avance des fonds pour une opération qui se déroule "à l’Est" et concernant le « Kommando Kiev ». Les archives que nous avons consultées révèlent que le SD-Paris a financé en partie les activités du SD-Kiev . Pourquoi ? Durant l’hiver 1941, l’Einsatzgruppe C et le SD éprouvent des difficultés à soutenir le rythme effréné des exécutions de masse. Le SD a besoin d’encore plus de moyens pour accomplir la mission de destruction des Juifs d’Ukraine qui lui a été confiée. Quel est le lien entre les tueries perpétrées par les unités mobiles et le SD en Ukraine et l’envoi de fonds par le SD de Paris ? Un document essentiel permet de le comprendre. Il mentionne « l’opération Madagascar », nom de code à forte charge symbolique. On se souvient qu’en 1939 Eichmann et ses collègues du RSHA envisageaient de parquer les Juifs d’Europe dans la grande île de l’océan Indien. « Madagascar » évoque donc une action d’évacuation des Juifs hors des territoires occupés par les nazis. Or ce projet a été abandonné par les planificateurs de la « solution finale » entre l’automne 1940 et l’été de 1941. A l’hiver 1942, en Ukraine, la référence à l’« opération Madagascar » a une signification bien plus sombre. Les responsables de la « solution finale de la question juive » se complaisent dans l’emploi d’euphémismes pour décrire la planification de leur campagne d’élimination physique de la communauté juive d’Europe et d’Afrique du Nord. Si « Madagascar » est un nom de code pour désigner l’« évacuation des Juifs » d’Ukraine, c’est bien d’une « évacuation » vers la mort qu’il est question. A partir de 1942, Max Thomas est chargé de parachever la campagne de liquidation systématique de la communauté juive d’Ukraine par voie de déportation vers des camps de la mort. Dans la mesure où il existe bel et bien une filière parisienne de financement du SD en Ukraine, il n’y a plus qu’un petit pas à franchir pour affirmer que Berlin se sert de la France occupée comme base de soutien logistique et opérationnel pour la campagne d’extermination des Juifs menée par le SD en Ukraine. Si cette hypothèse est exacte, les fonds transférés par l’entremise des bureaux parisiens de la Reichskreditkasse de Berlin, collectés par l’antenne parisienne du SD afin d’être acheminés vers le SD de Kiev, donc les unités de Thomas affiliées à l’Einsatzgruppe C, alimentent bel et bien la machine d’extermination nazie en Ukraine.
JCG : Que ce soit les principaux dirigeants nazis ou les responsables de la SS ou de la Gestapo, votre livre démontre qu’ils connaissent parfaitement les rouages capitalistiques et, bien sûr, principalement bancaires, qu’ils ont fait des affaires avec des entrepreneurs européens, qu’ils ont fait faire des affaires à ces mêmes entrepreneurs. L’alliance du nazisme avec le capitalisme est structurel, et on s’aperçoit dans votre livre que, même si les Etats-Unis ont joué le rôle décisif que l’on sait dans la défaite de l’Allemagne nazie (mais les victoires de l’Armée rouge l’ont été autant), les nazis et les Américains se rejoignaient dans cet anticommunisme viscéral. Un chargé d’affaires à Vichy, Robert Murphy, est emblématique de cette situation ambivalente.
FC : Pour la première fois, grâce à l’ouverture de certaines archives américaines, il a été enfin possible de dévoiler les dessous du pillage de la France occupée par les nazis. En même temps, nous avons l’occasion inespérée d’explorer les coulisses de la politique américaine face à l’instauration et le développement de la collaboration franco-allemande sous l’égide du maréchal Pétain. Cet examen nous a permis de brosser un insolite portrait des milieux dirigeants américains dans leurs rapports complexes et complices avec les autorités vichyssoises. Un personnage se détache du lot, dont on n’avait pas mesuré jusqu’ici le rôle néfaste : Robert Murphy, attaché auprès de l’ambassade des Etats-Unis à Paris et à Vichy, puis envoyé spécial du président Roosevelt en Afrique du Nord, enfin conseiller politique du général Eisenhower dans l’Allemagne occupée. Trois saisons de la vie d’un homme, trois postes stratégiques, mais, à chaque fois, les mêmes liaisons dangereuses avec les plus nationalistes parmi les extrémistes et les hommes d’affaires les moins scrupuleux comme le banquier franco-suisse Pierre du Pasquier. Pierre du Pasquier a été au centre des enquêtes menées par le FBI et le Trésor aux Etats-Unis au début des années 1940 dans le cadre de la traque du magot de Pierre Laval Ces enquêtes révèlent d’inquiétantes connexions avec un milliardaire en affaires - sinon plus - avec les nazis (Ben Smith), et l’existence d’un réseau de « blanchiment » d’argent. Pourtant Robert Murphy aide du Pasquier à contourner la censure britannique en 1940, les Etats-Unis ne sont pas encore en guerre et considèrent déjà Vichy comme un Etat « neutre ». En revanche, Murphy ne peut plus plaider la bonne foi dès lors que du Pasquier se sert de son nom, en 1943, pour tenter de rétablir le contact avec les Etats-Unis. Le banquier franco-suisse est alors engagé dans des affaires plus que douteuses avec deux des puissances de l’Axe (l’Allemagne nazie et l’Italie fasciste). Robert Murphy nourrissait des sympathies coupables pour les éléments les plus extrémistes parmi les collaborationnistes à Vichy, puis en Afrique du Nord. Nous révélons que Robert Murphy s’est penché sur les fonts baptismaux du Rassemblement national populaire (RNP), qui doit être à Vichy ce que les partis nazi, fasciste et franquiste sont à l’Allemagne, à l’Italie et à l’Espagne en même temps que son ami, le redoutable Otto Abetz, ambassadeur d’ Allemagne à Paris. Murphy appartenait à un courant de pensée très en vogue à l’époque au sein du Département d’Etat. C’était un des plus farouches tenants des « axiomes de Riga » - par opposition aux « axiomes de Yalta » du président Roosevelt . Il faisait partie du courant dit « réaliste », qui estimait que l’URSS était un ennemi autrement plus dangereux que l’Allemagne nazie, et que l’Europe centrale devait servir de cordon sanitaire dans la lutte antibolchevique. Farouches partisans de la guerre froide, les « réalistes » se réclamaient d’un groupe de diplomates en poste dans les années 1920, notamment au consulat américain de Riga.
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