L’humanisme est mort. Rêveries d’un citadin solitaire.

Le monde défile sous nos yeux, suscitant l’inquiétude ou l’effroi, âmes sensibles s’abstenir. Pourtant, le monde n’est guère plus dangereux qu’il y a trente ou quarante ans. La route était bien plus meurtrière. Bien plus de 10 000 morts par an dans les années 1970. La menace nucléaire était toute autre. Un coup de folie et la planète pouvait exploser sous le feu croisé de milliers d’engins nucléaires. Rien de commun avec quelques nuages émis depuis une centrale. Dans les années 1980, nos gouvernants vendaient allègrement de la technologie nucléaire à l’Iran et l’Irak, pays lancés dans un conflit terrifiant faisant plus d’un million de morts. La planète n’était pas plus sécurisée qu’actuellement. Les civils disparaissaient au Chili et en Argentine. Les années 1990 ont vu se dessiner des massacres, au Rwanda, en ex-Yougoslavie. La première guerre du Golfe date 1991. Le premier doute sur l’avenir des générations date de 1995. Cette année là, les Français ont voté pour réduire la fracture sociale. Depuis, la fracture a augmenté, la facture aussi. La dette est tenace. 3000 milliards de dollars. Pour ce prix, t’as une intervention militaire en Irak. Combien aurait coûté l’accueil des Gazaouis dans les pays arabes ? Le centième de la guerre sans doute. Mais les grandes puissances préfèrent financer les actions au service de leur puissance plutôt que les œuvres destinées à l’humain. Et puis, ceux qui sont censés représenter les intérêts des Gazaouis n’ont pas forcément le souhait de voir vivre convenablement ces gens qui sont parqués dans un camp de réfugiés et préfèrent menacer Israël, qui lui aussi, dépense beaucoup d’argent pour sa puissance. Les dirigeants ne servent pas l’humanité mais se servent des peuples qu’ils gouvernent. Tel serait le constat établi sur la base des événements actuels et récents. Plus généralement, le monde semble indiquer que l’humain n’est pas le souci majeur des dirigeants, ni d’ailleurs des populations.
Sans forcément jouer la provoc, nous pourrions convenir que l’humanisme a été une sorte d’erreur idéologique tracée dans un livre d’Histoire, ou alors une parenthèse liée à quelque avènement presque fortuit localisé dans une civilisation, l’Europe chrétienne, à un moment de redécouverte des fruits antiques de la raison. Aimer l’homme est non seulement un impératif divin mais aussi une intention raisonnable. Ainsi pensèrent les philosophes chrétiens de la Renaissance, suivis trois siècles plus tard par les penseurs des Lumières, fossoyeurs avant l’heure de Dieu et de l’humain. Dans les discours révolutionnaires, une notion fait son apparition, notamment dans la déclaration des droits de l’homme. Il est alors question de l’utilité sociale. En faisant de l’utilité un attribut positif de l’humain, on trace une frontière avec l’inutile. Ce principe est accentué dans la considération des espèces animales. Dans les vieux livres scolaires, on voyait une séparation entre les insectes utiles et les insectes nuisibles. La naturalisation de l’homme par le radicalisme nazi a justifié l’élimination rationalisée d’une catégorie d’humain. L’utilité, c’est ce marronnier jamais usé des idéologies libérales mais aussi socialistes. L’humanisme ne semble pas coller avec l’Histoire, ni avec la société, la technique, l’économie et les affaires. Les dirigeants et leurs mentors traînent l’humanisme comme un boulet. Dans les universités, quelques-uns vantent l’humanisme mais on pressent bien qu’ils n’y croient pas, prêchant le souci de l’autre devant des ouailles en quête de diplôme, à l’instar des prêtres défroqués lisant la messe mais ayant perdu la foi depuis des lustres. Oints de la science, ces ouailles s’en iront, après l’eucharistie des partiels, en pèlerinage au Pole emploi, sorte de purgatoire censé mener au paradis du CDI, qui peut aussi se révéler être un enfer. L’humanisme sera bien loin. Le souci du jeune, c’est la dernière version de l’Ipad et pour ceux qui peuvent cotiser, la retraite est une préoccupation. On peut être vieux à 30 ans. L’humanisme, quelle vieille relique philosophique, à l’époque des lol et du SMS. L’internationale a dissout le genre humain. Erasme ferait l’éloge de la folie en écoutant le paranoïde de Black Sabbath puis l’homme schizoïde du roi Crimson. Les ados ne lisent pas Erasme. En 70 ils écoutaient les Who. Maintenant, les groupies se pressent pour voir se déhancher Justin Bieber. Après la poupée Barbie, Ken en chair et en os. Etrange époque. Pop régressive et politique conservatrice. Avant c’était rock progressif et politique moderniste.
Cette rêverie citadine fait remonter quelques souvenirs d’enfance. On entre dans un monde qui n’est pas le notre et qu’on croit un peu connaître, qu’on imagine permanent. Les instituteurs nous expliquent depuis le plus jeune âge qu’il y a eu des guerres. On prend ces histoires tragiques comme ordinaires, comme si tuer son prochain était acceptable, légitime, voire banal, du moment qu’on se réclame du bien et que les autres sont les méchants. A dix ans, le monde est séparé entre bon et mauvais. On entre ensuite à l’âge de la contestation. Cette fois, on veut changer le monde. Du moins on pense sincèrement qu’il faut changer le monde. On se met dans la tête des idées. On croit qu’il suffit de les penser et d’être des millions à le faire pour qu’une nouvelle société, plus juste, émerge. On croit que les bons sont d’un bord politique. La suite n’est qu’une série de désenchantements, de désillusions, de prises de conscience sur la nature humaine, sur l’égoïsme, sur les intérêts personnels privilégiés par rapport aux convictions. D’ailleurs, on se demande de quel matériau sont faites les convictions de ceux qui s’engagent. Combien de jeunes collent des affiches et participent à des réunions d’ennui mortel de cellule en espérant décrocher un emploi dans une collectivité locale ? On était… et pourquoi ce on, pour se disculper, pour se rassurer de ne pas être le seul à être…
Laissons le on, le Je que je fus était un peu bête, comme tous les jeunes, dans cette époque désinvolte ou l’on refaisais le monde le soir dans une piaule d’étudiant au lieu de réviser les cours. J’étais mal sapé, je portais des jeans troués, parce qu’ils étaient usés car je n’étais pas aussi con que ces pétasses qui s’offrent des jeans troués de chez Chanel pour 300 euros. Sur le pare-brise de ma caisse, il y avait l’autocollant gardarem lou larzac. J’étais antimilitariste et comme tous les babas, j’étais cool et écolo, avec plein d’autocollants, pour boycotter Shell ou bien contre le nucléaire. Maintenant, j’ai changé d’opinion. Le nucléaire, il en faut, pour avoir de l’électricité pas trop chère. Le nucléaire est une technologie centralisée, très dangereuse si elle n’est pas maîtrisée avec sérieux ou implantée sur des zones sismiques mais au fond, le nucléaire me fait moins peur que la bêtise humaine qui, collectivement assemblée, peut envoyer une société au placard des civilisations. Mais l’homme n’est pas bête ou stupide par nature, il le devient, comme il devient civilisé en absorbant les forces spirituelles religieuses, philosophiques et artistiques. Passé ma période rebelle, j’entrais dans la période décalée. Radio libre, réflexions plus esthétiques que politiques. Déjà, défiance vis-à-vis des médias officiels. C’était dans les années 1980 où mon élan social ne se dessinait plus dans des rêveries gauchisantes mais dans des quêtes scientifiques. Toujours en tête l’idée de participer à l’amélioration de la société. Un idéal exigeant. Qui coûte cher matériellement parlant. La plupart préfèrent réussir dans la société. La financiarisation de l’économie va de pair avec l’individualisme.
Je crois bien, à revoir les événements et sentiments du passé, que l’idéal moral et collectif lié à la république n’a cessé de décliner, en s’accentuant dans les années 1990. Le souci de soi, de sa famille et de l’enrichissement personnel est devenu le seul horizon, précipitant la société dans la dureté de la jungle individualiste, avec les corruptions, les démissions, les arrangements, les pillages de fonds publics et les profits financiers. Nous avons appris que les responsables des partis politiques envoient leur progéniture étudier dans des lycées privés et ceux qui ont les moyens payent des cours particuliers à leurs gosses pour décrocher le bac. C’est la course aux diplômes, aux emplois, il ne fait pas bon rester en rade. Toute action tend à se rapporter à l’économie. Combien ça coûte, combien ça rapporte, ça crée de l’emploi ? On se demande comment la société a pu tenir ensemble sur ces fondements. Plusieurs facteurs se sont conjugués. La résilience des gens, la profusion de divertissements, la débrouille et puis un Etat providence et des collectivités locales assez efficace pour maintenir une cohésion sociale malmenée par les anciennes solidarités. Tandis que le système économique a permis à une majorité de disposer d’un pouvoir d’achat conséquent en faible ou substantielle augmentation. Mais depuis 2008, les leviers économiques ne permettent plus de satisfaire aux besoins de l’Etat providence et satisfaire l’augmentation du pouvoir d’achat. Les mesures de relance n’ont fait que décaler l’échéance des difficultés. Les solidarités collectives tendent à ne devenir que mécanique. L’esprit de la nation est enterré, comme l’esprit de la révolution. La société n’est pas encore en état de naufrage moral même si le harcèlement moral conduit des tas de gens vers la dépression ou le suicide, que ce soit dans les boîtes où se pratique le management par la peur ou alors dans les universités et les écoles. Trop facile d’accuser la direction. On trouve la vermine partout, y compris chez des employés apparemment modèles.
Il se peut bien que cette époque ait vu décliner l’humanisme, à moins que l’humanisme n’ait jamais été qu’une idéologie aussi évaporée que la foi religieuse. L’Eglise a ses prêtres défroqués, la république a ses humanistes de circonstance. La mort de Dieu et celle de l’homme dépendent d’un même ressort, le fait de prendre Dieu, ou l’homme, non plus dans le domaine des fins mais dans celui des moyens. Quand Dieu est pris comme un moyen, il s’en fout royalement et l’homme n’a qu’à s’en prendre à lui-même s’il s’égare dans la religion. Quand l’homme est pris comme un moyen, les puissants s’en foutent et même s’en réjouissent car la meilleure part du royaume matériel leur est acquise. Rien ne permet de dire que la vie est préférable au Moyen Age, ou à Rome, ou à la Belle Epoque ou avant la civilisation. Mais nous n’avons pas le choix. Le monde nous est imposé. On peut le transformer lentement. C’est ce que veulent faire en général les élites à l’ère moderne alors que les peuples sont réputés pour leur conservatisme. Les élites rusent alors. Elles changent le monde en faisant croire qu’elles maintiennent les traditions. Elles tuent les hommes en se réclamant de l’humanisme. Exemple édifiant que cette intervention en Libye. Après tout, les hommes s’entretuaient bien au nom des religions il y a quelques siècles. Parmi les hommes, il y en a qui ont pour vocation la politique et l’armée. On ne doit pas s’étonner qu’il y ait des meurtriers. C’est le lot ordinaire de l’humanité et ce n’est pas parce qu’il y a des assassins qu’il faut douter de l’humanisme. Les légumes excités devant les jeux vidéo écoutant Guetta en boucle font tout autant douter du sentiment humaniste. Luc Ferry réinvente un humanisme. C’est un luxe d’aristocrate qui ne fréquente pas la populace mais plutôt les livres et se trouve être bien indulgent vis-à-vis de sa caste. Le sourire glané dans la rue est bien plus efficace pour entretenir la flamme de l’humanisme dit l’habitué des comptoirs.
Je me doute bien avoir égaré le lecteur qui se demande dans quelle pensée il se situe, lui qui apprécie les verdicts et les analyses simples, avec des bons et des méchants, des victimes et des coupables. Je reste sur ma faim, pas rassasié par ces quelques lignes qui en disent pas assez parce qu’elles en disent trop. J’ai pourtant deux conclusions. D’abord que si le monde décline moralement et intellectuellement, la responsabilité première en incombe aux élites. Puis que si la raison a permis un progrès, elle permet aussi d’éviter le naufrage. Et qu’au bout du compte, le système est raisonné mais incontrôlables face aux puissances du marché, des médias, des dirigeants et des masses.
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