L’indépendance du Kosovo pire que les Accords de Munich ?
Le 17 février dernier la province serbe du Kosovo a unilatéralement déclaré son indépendance sous les encouragements d’un certain nombre de pays de l’Union européenne menés par les Etats-Unis, qui se sont empressés de reconnaître cette République autoproclamée, ce qui représente une violation flagrante de certains des principes fondamentaux du système de relations internationales modernes, en l’occurrence la souveraineté des Etats et la préservation de leur intégrité territoriale.
Tout empêtrés qu’ils sont dans les soucis causés par la chute de leur fameux pouvoir d’achat et toutes sortes d’atteintes à leur mode de vie, les Français ne semblent pas manifester beaucoup d’intérêt pour l’évolution du monde au-delà des frontières de l’Hexagone et, a fortiori, de l’Union européenne, ce qui, pourtant, leur permettrait de comprendre certaines des causes à la base de leurs soucis. Outre le phénomène de globalisation, qui va manifestement de pair avec d’inévitables tendances hégémoniques américaines, ces dernières se manifestant au travers des guerres en cours et celles qui ne manqueront pas de venir, il est un développement majeur en termes de relations internationales prenant corps aux portes même de l’Union européenne et semblant passer relativement inaperçu. Je veux parler de la sécession du Kosovo, une province que les Serbes considèrent comme le berceau de leur civilisation et où se trouvent nombre de leurs monastères parmi les plus anciens et les plus significatifs de leur histoire. Ce détachement forcé d’une partie de leur territoire fut orchestré par les Etats-Unis et les poids lourds de l’Union, à savoir la France, le Royaume-Uni, l’Allemagne et l’Italie. Depuis lors, la Serbie s’égosille pour crier au loup et, bien que nombre de pays, dont la Chine, l’Inde, l’Indonésie, le Brésil, le Mexique, l’Afrique du Sud, pour n’en citer que quelques-uns, s’accordent à reconnaître que le droit est de son côté, seule la Russie semble prête à venir à son secours et se battre pour préserver le droit international.
Cet événement, apparemment estimé anodin à en juger par l’absence de débat qui semble l’entourer en France, est pourtant loin d’être innocent et porte en lui les germes de deux évolutions possibles des relations internationales, à savoir, soit une révision profonde de la pratique en vigueur selon laquelle le droit des Etats prévaut sur celui des peuples, ce qui revient à dire que les peuples auront dorénavant la priorité, soit une nouvelle affirmation du retour en force de la loi du plus fort sur la scène internationale, les Etats-Unis en étant les promoteurs principaux et, jusqu’à présent quasi exclusifs, si l’on fait abstraction d’autres pays ayant tendance à leur emboîter le pas quasi systématiquement telle la Grande-Bretagne. Quoi qu’il en soit, l’une et l’autre variante engendreront un bouleversement profond de la géographie des Etats telle que nous la connaissons, soit de manière relativement pacifique et consensuelle à l’aune du degré d’acceptation du nouveau principe dominant de la primauté des peuples, ou de façon brutale, comme dans le cas du Kosovo. Si les relations internationales tendent à se développer selon le premier scénario, celles-ci pourront continuer à évoluer au sein du système des Nations unies, dont la Charte reconnaît tout autant le droit des Etats que celui des peuples, mais, si, par contre, elles empruntent le deuxième chemin, elles déborderont du cadre réglementé de l’ONU sans pour autant répondre à une doctrine concertée, ce qui laisse la porte ouverte aux abus de toutes sortes tels que peut les imaginer le plus fort, ce qu’un système comme celui des Nations unies s’efforce précisément d’éviter ou, à défaut, de contenir.
La nouveauté que représente l’indépendance unilatérale du Kosovo et la reconnaissance de cette dernière, certes par seulement 26 pays sur les 192 que comptent les Nations unies à ce jour, ne réside pas dans le fait que certains pays aient délibérément contourné le système, soit en ignorant les résolutions du Conseil de sécurité de l’ONU, l’instance suprême de l’organisation internationale, tel qu’Israël l’a fait un nombre incalculable de fois, soit en ignorant tout simplement ce même Conseil, comme ce fut le cas en 1999 quand l’Otan bombarda la République fédérale de Yougoslavie sans répit pendant 78 jours dans le cadre d’une campagne justifiée par de soi-disant considérations humanitaires et encore, quatre ans plus tard, quand les Etats-Unis envahirent l’Irak afin d’y détruire de supposées armes de destruction massive. Elle consiste en la violation pure et simple de l’un des fondements du système de relations internationales accouché dans la douleur de deux guerres mondiales, et qui permit de créer la plus longue période de paix jamais vécue dans l’histoire. En orchestrant la sécession de la province serbe du Kosovo, les Etats-Unis et certains de leurs plus proches alliés, dont la France malheureusement, ont tout simplement piétiné les sacro-saints principes de la souveraineté des Etats et de la préservation de leur intégrité territoriale, la fameuse inviolabilité de leurs frontières, et ainsi fait fi de la Charte des Nations unies, de l’acte final de la Conférence sur la sécurité et coopération en Europe d’Helsinki et, dans le cas qui nous concerne, de la Résolution 1244 du Conseil de sécurité de l’ONU, qui reconnaît explicitement la souveraineté de l’ex-Yougoslavie, soit de la Serbie aujourd’hui, sur le Kosovo.
En résumé et en clair : Un groupe, oserai-je dire une bande, de pays démocratiques, se targuant d’être les champions des valeurs de la civilisation moderne, comme celle de l’Etat de droit par exemple, ont délibérément ignoré le droit international et détaché de force une partie du territoire d’un pays démocratique, de surcroît membre fondateur de l’ONU et de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) comme eux, afin de créer un nouvel Etat aux origines et à la viabilité plus que douteuses. La dernière fois qu’une telle chose s’est produite, ce fut en 1938 quand le ministre des Affaires étrangères français Daladier et son homologue britannique Chamberlain signèrent les Accords de Munich avec Hitler et Mussolini, obligeant ainsi la Tchécoslovaquie à céder le territoire des Sudètes, majoritairement peuplé d’Allemands, à l’Allemagne nazie. Cela fut présenté à l’époque comme le prix à payer afin de préserver la paix. Aujourd’hui, ceux qui forcent l’indépendance du Kosovo contre la volonté de la Serbie et de nombreux autres pays et vont ainsi délibérément à l’encontre du droit et de la pratique internationale, évoquent aussi la nécessité de préserver la paix dans les Balkans et, par extension, en Europe. Nous savons tous où cette logique de peur nous conduisit la première fois et, sachant quels invraisemblables défis le fier peuple serbe a déjà surmonté dans le passé, leur résistance à cette nouvelle injustice s’avérera vraisemblablement farouche. Les Balkans se sont souvent trouvés à la croisée des chemins dans les conflits entre grandes puissances et, une fois encore, c’est ici que se joue la destinée des relations internationales.
Les raisons invoquées par cette poignée d’Etats prétendant agir au nom de ladite communauté internationale sont aussi multiples que farfelues pour la plupart, ce qui est caractéristique de ceux qui, n’ayant pas la conscience tranquille, éprouvent le besoin de se justifier. Il a ainsi été souvent fait mention du fait que le statu quo du Kosovo était intenable et que les Albanais, à bout de patience du fait de la non-concrétisation de la promesse d’indépendance donnée avant que l’Otan ne bombarde l’ex-Yougoslavie, étaient susceptibles de laisser exploser leur colère à tout moment et, à la différence du pogrom contre les Serbes de 2004, quand ils détruisirent 900 de leurs foyers et 150 de leurs églises et monastères, ce sont l’ONU et la KFOR, les forces de l’Otan sur place, qui auraient pu leur faire office d’exutoire. Un autre argument consistait à dire que le Kosovo constituait la dernière pièce du puzzle yougoslave, ce qui laisserait entendre qu’ils ont résolu les autres foyers du conflit ayant embrasé l’ex-Yougoslavie de façon juste et durable. On a aussi souvent eu le loisir d’entendre nos champions de moralité arguer que la Serbie avait perdu son droit moral, une variété ne figurant dans aucun manuel de droit international, sur le Kosovo, et que, pour en finir, le Kosovo est un cas unique ne pouvant être répété, donc ne pouvant servir de précédent pour d’autres conflits similaires. Cette raison, répétée à l’envi tout comme la méthode Coué, se veut être leur meilleur argument sur le fait qu’octroyer l’indépendance à la province serbe ne représente pas une violation du droit international. Elle nous amène donc à penser que ce n’est pas la volonté de voir les peuples désormais primer sur les Etats qui motiva nos apprentis démiurges. Si cela était le cas, ils ne s’opposeraient pas à ce que les Serbes de Bosnie proclament leur propre indépendance, de même que les Albanais en Macédoine et, pourquoi pas, les Basques, Catalans, Corses, Bretons ou Ecossais, pour ne mentionner que quelques candidats potentiels à l’affranchissement en Europe. A ce jour je n’ai toujours pas réussi à définir ce qui fait des Albanais du Kosovo un peuple à part ayant droit à un tel traitement de faveur et, imaginant mal qui pourra convaincre les autres peuples intéressés d’un tel exceptionnalisme, je suis curieux de connaître les arguments qu’ils useront pour dénier aux Ossètes et autres Abkhazes, pour ne citer que les premiers à se prévaloir du précédent du Kosovo, la reconnaissance de l’indépendance qu’ils ont proclamée il y a pourtant plus d’une quinzaine d’années déjà.
Ayant donc écarté l’hypothèse que l’expérience kosovare représente une évolution positive des relations internationales, étant donné qu’elle n’est basée ni sur un élément reconnu du droit international ni sur une nouvelle doctrine visant à dépasser les limites actuelles du système onusien et acceptée comme telle par au moins une solide majorité de ses membres, force est de constater que l’on a affaire à un facteur régressif. Il s’agit du retour pur et simple de la loi du plus fort sur la scène internationale, son corollaire étant l’usage de la force, la guerre, non plus comme la résultante de l’épuisement des autres moyens, dont diplomatiques, mais comme un moyen, voire le moyen, à part entière. Cela fait certes quelques années que les membres de l’ONU se déchirent sur la façon de réformer cette institution, qui fut taillée aux mesures du monde de l’après-guerre qui comptait alors quatre à cinq fois moins de pays qu’aujourd’hui. Outre le fait que les cinq membres du Conseil de sécurité répugnent à partager le pouvoir que leur confère le droit de veto, la superpuissance américaine se sent gênée aux entournures et les puissances émergentes dudit tiers-monde réclament une représentation digne de leur poids sur la scène internationale. Suivant l’exemple des Etats-Unis, qui semble avoir opté pour la solution de la fuite en avant, l’Union européenne affirme aussi la volonté de s’affranchir du carcan onusien et paraît voir en la province serbe un laboratoire dans lequel elle espère trouver la formule de sa politique extérieure commune, son alchimiste en chef, Javier Solana, étant celui qui a lâché les avions de l’Otan, dont il était alors le secrétaire général, sur l’ex-Yougoslavie il y a huit ans. La contagion ne s’arrêtera pas là cependant et les Russes, conscients de la mauvaise tournure que prennent les choses, s’efforcent de défendre le droit international, un comble pour ceux que l’on accuse de violer toutes sortes de droits individuels, pour ne pas dire individualistes, tout en avertissant qu’ils se préparent aussi à pouvoir jouer selon les nouvelles règles si celles-ci finissent par s’imposer. La boîte de Pandore s’est ouverte et la suite de l’histoire est connue. Les caïds commenceront par calotter les plus faibles dans leur entourage et finiront par se prendre les uns les autres à la gorge dans un jeu classique d’alliances croisées.
Qu’en résultera-t-il du Kosovo dans toute cette histoire ? Il y a fort à parier que dans les quelques années à venir il continuera à se situer quelque part entre la Bande de Gaza et Taiwan, tout en demeurant probablement plus proche du premier que du second, et ce en fonction de son degré d’acceptation sur la scène internationale. Il sera passé d’un statu quo à un autre, étant donné qu’il semble difficile de le voir pleinement intégrer le concert des nations du fait de l’encombrant précédent qu’il représente et des émules qu’il n’aura pas manqué de susciter. Ballotté et chahuté dans les querelles des grands dans une atmosphère de plus en plus délétère, il risque fort d’être un jour laissé à son sort et, dans la confusion générale qui ne manquera pas de résulter de la foire d’empoigne à venir, certains auront peut-être alors l’occasion de se rappeler à son bon souvenir.
En guise de mot de la fin je ferai seulement part de mon amer constat que ce sont les pays soi-disant les plus avancés et civilisés qui réintroduisent le primitivisme sur la scène internationale, ce qui ne manque pas de rappeler des mesures similaires ayant marqué la décadence de brillantes civilisations nous ayant précédés. Cela ne manquera pas d’affecter le désormais sacro-saint pouvoir d’achat, qui risque fort, à plus ou moins longue échéance, de laisser la place à des préoccupations autrement plus pressantes si nous continuons à glisser sur cette pente. Alors, je vous le demande : l’indépendance du Kosovo est-elle pire que les Accords de Munich ? Je vous laisse, à vous lecteurs, le soin d’en juger. L’Histoire, elle, ne manquera certes pas de le faire.
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