L’information selon M. Jean-Pierre Elkabbach
M. Jean-Pierre Elkabbach, président d’Europe 1, de Lagardère Média et de la chaîne de télévision Public Sénat, est convoqué devant le CSA le 6 mai 2008 pour s’expliquer sur la diffusion d’une fausse nouvelle à l’antenne d’Europe 1 le 21 avril dernier.

N’était l’inélégante façon de se défausser dans un premier temps sur la rédaction en parlant d’une « erreur collective » qu’il assumait « personnellement », l’affaire vaudrait-elle qu’on s’y arrête ? La Société des rédacteurs de la station a soutenu, en effet, le 22 avril, « que lui seul a été le donneur d’ordre, (qu)’il a transmis l’information et ordonné qu’on la diffuse ». Mais l’information erronée a été démentie dans la demi-heure, des excuses ont été faites. Basta ! Errare humanum est ! Rien d’étonnant, du reste, pour un type de médias dont les ressources publicitaires imposent la chasse à l’audience et donc la chasse à l’inédit – pardon ! au scoop ! – de préférence dans les milieux de l’industrie du spectacle – pardon ! du show-business.
La personnalité de l’auteur impliqué dans cette bourde mérite toutefois attention. Sa longévité professionnelle sous des majorités diverses, entre service public et radio privée, en fait le symbole du journaliste d’accréditation dont les erreurs, loin de compromettre la carrière, la relancent à chaque fois. Il en est qui sont décidément insubmersibles.
Le chevalier blanc de la liberté d’expression ?
Sans remonter aux origines, il semble que la carrière de M. Elkabbach prenne son envol sous la présidence de M. Giscard d’Estaing. Animateur sur Antenne 2 (devenue France 2) d’une émission Cartes sur table, il doit une part de sa notoriété à ses accrochages à l’antenne avec le secrétaire du Parti communiste français. Le 1er février 1978, en particulier, il s’attire de Georges Marchais, agacé d’être sans cesse interrompu, une salve de reproches qui feront sa fortune. Le titre d’un livre, écrit plus tard avec son épouse en 1992, résumera à son avantage l’enjeu de ces confrontations avec lui : Taisez-vous Elkabbach ! La formule prêtée à Georges Marchais suffit à hisser le journaliste sur l’autel des vaillants défenseurs de la liberté d’expression guerroyant contre le représentant de la propagande totalitaire qui muselle les journalistes à la recherche obstinée de « l’information extorquée ». Mais est-ce bien le profil de M. Elkabbach ?
Des naïvetés apparentes
Oublié ce soir de l’élection de M. François Mitterrand à la présidence de la République, le 10 mai 1981, où il a été conspué sur la Place de la Bastille en raison de ses positions jugées partisanes en faveur de M. Giscard d’Estaing. Oublié aussi l’épisode de « l’Histoire en direct », selon Le Monde, ou encore de « la révolution en direct » qui se déroulait en Roumanie en décembre 1989, avec la retransmission « en direct » par La Cinq des émissions des « insurgés » sur Televiziunea Romana et la diffusion des images du faux-charnier de Timisoara. Interrogé par France-Soir, M. Elkabbach déclarera le 12 février 1990 : « La Roumanie et la façon dont nous avons été manipulés, ont été une bonne leçon. » On reste interdit. Un journaliste chevronné en était-il encore à se laisser prendre à « l’information donnée » et à ne pas savoir qu’elle n’est pas fiable ?
Devenu président de France Télévisions en 1993, il ne se montrera pas plus averti : il ne trouvera rien à redire à un projet d’émission intitulée, La preuve par l’image, en septembre 1995, avant un premier numéro calamiteux victime lui-même du piège... de l’image, qui conduira à la suppression immédiate de l’émission. Le célèbre journaliste ignorait donc aussi que l’image était une représentation de la réalité d’autant plus dangereuse que l’un de ses procédés structurels constitutifs est la mise hors-contexte avec tous les égarements qu’elle peut provoquer.
Son retour, en revanche, à la tête de la télévision publique montre sa capacité à retrouver les grâces des gouvernants quels qu’ils soient : c’est même à lui, le conspué de la Place de la Bastille, que le président Mitterrand acceptera de se confier entre 1993 et 1994 pour s’expliquer sur ses révélations publiées par Pierre Péan en 1994 dans Une jeunesse française.
La sanctification du journaliste
M. Elkabbach était alors devenu une telle référence du journalisme qu’il avait été choisi par Europe 1 pour l’illustration d’une campagne publicitaire. Le 30 septembre 1992, dans Télérama, par exemple, c’est une image pieuse de la mythologie médiatique qu’il incarne, en chemise-cravate devant son micro, grave, les yeux levés au ciel, avec pour légende : « 7h43 et 8h32. Jean-Pierre Elkabbach : "En recherchant la vérité, j’ai souvent trouvé des ennemis." » Le plan moyen avec angle de contre-plongée qui grandit le personnage, la mise hors-contexte qui dirige le regard sur lui et les métonymies du micro, du studio, de la scène d’interview et de la chemise-cravate, définissent la stature d’une star journaliste.
Deux paradoxes le hissent même à un degré d’autorité encore plus élevé sur les autels. L’un réside dans la pose adoptée qui comporte simultanément une ambiguïté volontaire propre au langage analogique des postures : le regard qui s’élève hors-champ peut avoir deux significations.
1- Ou bien le journaliste ne regarde pas son interlocuteur. Et dans ce cas, il y a contradiction apparente : il se trouve devant un micro, bouche fermée ; or, il ne parle ni n’écoute. Quelle est la solution cachée ? S’agit-il d’un moment de méditation, ou de lévitation, les yeux levés au-dessus des mensonges des hommes ? Par intericonicité, on reconnaît une pose familière aux saints ou aux martyrs, capables de s’abstraire du monde pour entrer en relation directe avec Dieu, nommé le « Très-Haut ». D’autres signes analogiques le confirment : buste droit, coudes calés, gravité du visage, tout respire la fermeté, la détermination et en même temps la sérénité, malgré la difficulté de la mission ingrate du journaliste qui lui crée des ennemis : car nul ne recherche des ennemis par plaisir.
2- Ou bien alors le journaliste regarde son interlocuteur. Et dans ce cas, cette fixité du regard et cette gravité de l’expression peuvent paraître excessives. La solution est dans l’intransigeance et l’absence de complaisance ou de complicité dans une interview : rien ne peut détourner le journaliste de sa mission qui consiste à « sonder les reins et les cœurs ».
L’autre paradoxe est contenu dans la légende aux deux sens du terme : selon la morale commune, la simple recherche de la vérité ne devrait pas conduire à se faire des ennemis. Et pourtant si ! La vérité est parfois nuisible à certains. Il est ainsi allégué par insinuation que M. Elkabbach livre toujours une information fiable. Si sa recherche de la vérité lui fait des ennemis, c’est qu’il s’emploie à obtenir des informations à leur insu et/ou contre leur gré : c’est la définition même de l’information extorquée. D’autre part, cette épreuve morale que constitue l’affrontement d’ennemis, valide l’information recueillie : nul, en effet, ne s’expose volontairement à la douleur, sauf pour une raison de survie ou une grande cause, ici la recherche de « l’information-vérité ».
Un sophisme
Or, ce raisonnement est un sophisme comportant l’insinuation de trois amalgames.
- Le premier assimile une relation temporelle de simultanéité – « Quand j’ai recherché la vérité, j’ai trouvé des ennemis » – à une relation de cause à effet – « Je recherche la vérité, donc je me fais des ennemis ». Or, cette relation de cause à effet insinuée n’est pas établie. Il peut très bien s’être fait des ennemis, parce qu’il était lui même militant d’une cause opposée, comme on l’a vu plus haut.
- Un deuxième amalgame confond probabilité et certitude. Le passé est-il une garantie suffisante pour l’avenir ? C’est une autre relation de cause à effet illégitime qui est insinuée : « Parce que j’ai cherché la vérité dans le passé, je la chercherai dans l’avenir. »
- Un troisième amalgame est enfin contenu dans le terme de « vérité » qui identifie à tort représentation partielle et représentation totale. Cette notion morale, opposée au « mensonge », désigne l’expression d’une saisie totale et exacte de la réalité seule accessible à un être omniscient qui ne souffrirait pas de l’infirmité de l’être humain, par ses médias sensoriels, son ubiquité dans l’espace, sa mémoire infaillible des contextes, etc. L’être humain ne peut, lui, accéder qu’à une représentation de la réalité, plus ou moins partielle, plus ou moins fidèle.
Le journaliste « illuminé »
Pour achever le tableau religieux, la charge culturelle des couleurs renforce cette stature spirituelle du journaliste. Le choix « du noir et blanc » répond à un climat de dramatisation : car l’affaire est grave. Le blanc de la chemise et du visage tranche avec l’environnement sombre : il est « la couleur » de la lumière et donc de la vérité, qui fouille les ténèbres du mensonge. Au surplus, deux petits points blancs dans les pupilles, qui sont de simples reflets de spots, deviennent des sources lumineuses pour l’illumination des humains. Par intericonicité, on reconnaît les images pieuses qui donnent aux saints des regards lumineux. Avec cette lumière de la vérité qui brille dans ses yeux, le journaliste est proprement, lui aussi, « un illuminé » . Il ne lui manque que l’auréole.
Telle est l’image édifiante de l’information à laquelle M. Elkabbach a tenu à associer son métier de journaliste prétendument attaché à l’exclusive recherche de la vérité pour obtenir à peu de frais crédit et autorité auprès de ses auditeurs. Seulement cette image pieuse d’un saint, les yeux levés vers le ciel, appartient à une mythologie médiatique qui ne peut tromper que des croyants naïfs, non des citoyens avertis. Au besoin, la fausse nouvelle de la mort d’un animateur de télévision que ce saint du journalisme d’accréditation a lancée, peut aider à revenir sur terre. Paul Villach
25 réactions à cet article
Ajouter une réaction
Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page
Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.
FAIRE UN DON