L’objet gilet jaune comme révélateur du matérialisme absolu et terminal de nos sociétés
À l’heure où les syndicats ne parviennent pas à se faire entendre par l’exécutif sur le projet de réforme des retraites, il serait bon avec le recul de comprendre pourquoi le mouvement des gilets jaunes, eut, lui, un tel retentissement. Les blocages, l’irruption polymorphe, la surprise, la vindicte aux références révolutionnaires y firent beaucoup face à une contestation classique encadrée par les centrales syndicales. Ce n’est pourtant pas là le principal, le sens profond et à la fois caché de la décision d’arborer cet accessoire de sécurité routière. Ce qui est désormais devenu un des multiples signes de notre société jalonnée de mythes modernes, fut à l’origine revêtu parce qu’il fallait se signaler sur les ronds points que l’on bloquait. Cela n’explique pas pourquoi il fut adopté pour les manifestations parisiennes et comment il devint un emblème. Dans ce cas, l'accessoire est devenu essentiel.
Stratégies de cabinets
Tout est parti d’une mesurette, de celles que prennent les gouvernements aux abois pour tenter d’exister dans les milieux de quinquennats vides de sens, ces moments de flottement, où les dirigeants, une fois au pouvoir, se perdent dans l’abîme de l’absence de tout projet politique. À la rentrée 2008, le gouvernement Fillon 2, avait pris des décisions, on allait voir ce que c’était d’être à la tête du pays, on allait imposer à toute la France, plus ou moins profonde, une contrainte qui allait rappeler à tous, car ils recommençaient un peu à l’oublier, qu’il existait des lois, une police, et surtout un pouvoir.
Sous peine d’amende immédiate, toute automobile en circulation devrait désormais contenir à son bord un triangle de signalisation et l’un de ces fameux gilets jaunes, qui par ironie de l’Histoire, allaient servir de dépouille symbolique à une contestation populaire et durable. À l’époque, la nouvelle avait réussi à contraindre presque chaque citoyen à acquérir les fameux articles non pas seulement par crainte de la campagne de contrôles routiers qui ne manqueraient pas de suivre, mais aussi et surtout parce que conformisme, esprit de clan, battage médiatique, mode passagère, ou réflexe grégaire obligent, le gilet jaune fut - en un premier temps, pour seulement quelques semaines - le symbole de la cohésion a minima d’une nation productive. L’argument du gouvernement était celui de la sécurité. Toujours la sécurité, comme la santé, quand il ne reste rien, ni tradition, ni religion, ni idéologie, on se replie sur le corps : la santé, la sécurité, point commun de tous, êtres vivants de chair et de sang, incarnation que nous sommes, corps avant tout. Des études montraient que la survie de l’homme dans des milieux hostiles - l’espace public désormais dévolu entièrement à la circulation automobile, quoi qu’on en dise, même si l’on voudrait faire croire le contraire avec quelques pistes cyclables au coeur des quartiers privilégiés - ne dépassant pas le quart d’heure. Mais au-delà, c’était surtout le moyen idéal, certainement soufflé par quelque cabinet de conseil privé, de faire d’une pierre deux coups. D’abord montrer que le gouvernement gouvernait, qu’il avait une influence directe sur la vie quotidienne de tous, qu’il s’occupait bien de chacun de nous, d’autant plus qu’il s’agissait d’une mesure simple facile à appliquer et qui aurait forcément un résultat tangible, visible. Ensuite, et bien évidemment, c’était une façon efficace de relancer une énième fois l’économie.
Rance relance
Tout le secteur marchand se félicitait de cette nouvelle incitation massive à la consommation qui ne disait pas son nom. En effet, contraindre toute la France à acheter, soudainement, par millions, des flots de marchandises supplémentaires, en plus de toute la masse inimaginable de ce qui était habituellement déjà consommé quotidiennement, c’était commencer par créer artificiellement quelques pourcents du PIB. Ces quelques points pouvaient apparaître dérisoires, d’autant plus que la totalité de la panoplie de sécurité routière était fabriquée dans ces pays lointains bien connus, mais ils allaient s’avérer précieux. En effet, le simple mouvement de ces millions de possesseurs de véhicules, particuliers comme entreprises allaient contribuer à toute une activité économique apparemment périphérique mais qui deviendrait centrale dans le bilan comptable de la France à la fin de l’année. Des millions de passage en caisse dans des magasins plus ou moins spécialisés, de commandes sur internet du pack de sécurité, l’attente devant la demande, les ruptures de stock, cela ne pouvait que déclencher parallèlement des déplacements supplémentaires (consommation de transport) ainsi que et surtout l’achat impulsif d’autres babioles proposées par ces magasins ou ces sites internet. La fièvre d’achat, qui en réalité est constante chez nous occidentaux, allait atteindre un degré supplémentaire suffisant pour apaiser un peu, temporairement, avant le rush des fêtes de Noël, un système qui a toujours besoin de plus de production et de consommation pour ne pas s’effondrer. Ajoutons à cela les campagnes du gouvernement, le nombre d’articles, d’émissions, de chroniques, favorables ou défavorables à la chose, peu importe, ainsi que les campagnes publicitaires supplémentaires pour que l’on vienne acheter le gilet et le triangle chez tel revendeur plutôt qu’un autre. Et vous aviez là une formidable campagne soutien de l’économie marchande par les forces de l’Etat. Votre sécurité ? Les élites gouvernantes et oligarques n’en ont strictement rien à faire. Ce serait même le contraire. Vous vous en doutiez ?
Cette opération à l’époque m’avait mis la puce à l’oreille comme la preuve définitive du phagocytage terminal de l’Etat par l’économie de marché. Je remarquais que la plupart des décisions qui étaient prises allaient dans ce sens, recherchaient ce double effet, simulacre d’action gouvernementale et création artificielle de valeur, de points de croissance. Et cette stratégie est par la suite devenue une règle, et plus c’est gros plus ça passe. Une année n’est qu’une succession de plans de relance déguisés, secteur par secteur, sous couvert de sécurité, santé, modernité, écologie. Ainsi, l’isolation, la transition énergétique, les subventions à l’achat de véhicules électriques, qui prennent la suite logique des primes à la casse et autres jupettes, les soutiens publics à l’équipement numérique des établissements scolaires ... autant d’aides d’incitations à tous niveaux régional, national, européen pour faire tourner artificiellement l’économie. Et parallèlement à cette débauche de moyens, à cette dictature du renouvellement quasi-forcé des équipements, il y a le mouvement des privatisations de pans entiers ou partiels des services publics pour faire consommer ce qui habituellement étaient des services d’état ou assimilés : les transports, les livraisons, les télécommunications, la santé (encore), les services administratifs qu’on propose de simplifier mais de privatiser ... une soi-disant ouverture à la concurrence, une dérégulation qui ne sert en réalité qu’à créer de nouveaux besoins, de nouveaux marchés artificiels, et étendre toujours cette gigantesque pyramide de Ponzi qu’est l’économie moderne.
Liberté d’acheter et achat de liberté
L’imposition du gilet jaune n’était donc qu’un épiphénomène, un levier parmi d’autres pour soutenir la croissance. C’est un processus bien plus large que le simple achat d’un gilet jaune, dans lequel nous fûmes pris. Ce n’était qu’un des signaux de l’ouverture de marchés entiers, habituellement ignorés, protégés ou marginalisés qui vont pouvoir être livrés à l’appétit des publicitaires et des designers pour vous faire acheter de la sécurité superfétatoire, du cannabis récréatif plus ou moins légalisé sous forme médicinale, une procréation assistée, une chirurgie esthétique devenue tendance, à côté des tatouages, des piercings et puis bien sûr, une mort assistée dans une clinique spécialisée. Le tout cumulé produit une création de valeur immense, à la hauteur de ce qui existe déjà mais sature, et permet de soutenir à bout de bras un système sclérosé et obèse qui, sans cela, s’écroulerait. Un procédé général en fait, déjà ancien que les économistes, atterrés ou pas, plus ou moins marxistes, reconnaissent comme le besoin incessant du capital de s’emparer de nouveaux marchés pour compenser un phénomène que notre vieux Karl avait déjà pointé dès le début : la baisse tendancielle du taux de profit. Techniquement, le capital pour ne pas se perdre est condamné à une rotation (investissements, accroissement) toujours plus rapide, il doit prospérer, sinon, il se dévalorise. Il n’existe pas d’entreprise à la Papa, qui une fois un nouveau produit inventé et diffusé, va pouvoir vivre tranquillement, avec ses ouvriers, des revenus de la production. Cela n’existe pas dans un marché concurrentiel : il y aura toujours d’autres innovations, d’autres entreprises pour fabriquer un peu moins cher ou mieux, ou bien le progrès technique démodera votre produit et vous fera, à terme, perdre la valeur du capital. Il faut alors sans arrêt trouver des gains de productivité en pressurant la masse salariale, en détruisant un peu plus l’environnement et parallèlement, sans fin, investir dans de nouveaux produits, de nouveaux domaines. À un niveau global, le système est condamné à une surchauffe perpétuelle, de type fission nucléaire, que les gouvernements se doivent de contenir tout en l’entretenant. Il ont essentiellement désormais ce rôle, les dirigeants des pays ne recherchent plus depuis longtemps le progrès social ou tout simplement le bonheur, si jamais cela a existé (même dans la Grèce antique ou dans les idéaux de départ abstraits de quelques révolutions). Quand ils le clamaient encore, c’était pour qu’on les élise et leur laisse les mains libres. Dans une économie globalisée où tout le monde est en concurrence avec tout le monde, l’injonction est, par un savant dosage de contraintes et d’incitations gouvernementales, à consommer, constamment, toujours plus de biens et de services. Ce, au détriment des milieux naturels, car la ressource est limitée, et au grand malheur de l’humain lui-même, qui y perd liberté et identité.
Cette stratégie de gouvernement invasive, ciblée sur le quotidien, s’est progressivement intensifiée depuis une trentaine d’année, favorisée par les médias de masse omniprésents, la mise en réseau de tout et de tous, et elle se retrouve dans tous les gouvernements de notre pays, quel que soit leur pseudo-couleur politique et dans tous les pays du monde. C’est le triomphe des idées dites néo-libérales de l’école des Chicago boys, des Hayek et consort, et plus généralement du prédateur civilisé qui sommeille en chacun de nous. La machine à accumulation est en bout de course, elle l’a toujours été d’ailleurs, par cycles, et on la relance avec des moyens de plus en plus radicaux, en appliquant à toute la planète, les règles capitalistes de la gestion de l’entreprise. Dans une entreprise, la valeur humaine est un problème, c’est un coût incompressible, une charge, et si l’on veut continuer à gagner de l’argent, il faut remplacer l’humain par du matériel. Les délocalisations sont toutes achevées, l’automatisation et l’ubérisation sont bien avancées, pour compenser encore la baisse tendancielle du taux de profit, il va falloir aussi se passer de l’humain. La numérisation y pourvoira formidablement, comme si elle était finalement faite pour ça. Les forces de gauche n’y voient pas d’inconvénients, on leur a promis un monde de progrès technique et social, où le travail est facilité, réalisé par les machines et dont tout le monde profite. Belle fable ! D’ailleurs on ne s’y trompe pas les tendances des économies sont là pour le montrer, il y a eu à partir des années 2000 un coup d’arrêt aux politiques de subventionnement des emplois (comme, il avait pu y avoir à un moment avec les emplois jeunes, TUC ou autres primes à l’embauche) et on se tourne à présent vers le subventionnement massif et exclusif du matériel (bâtiments, véhicules, équipements). La paupérisation des masses est assumée, c’est aux hommes de se caler sur la machine : les salaires n’augmenteront plus jamais, la société ouvrière est bel et bien terminée.
Il n’est pas dur d’imaginer le pire dans un tel système, avec cette logique, les guerres, les catastrophes naturelles, les accidents nucléaires, les épidémies mondiales seraient en quelque sorte des aubaines pour la gestion d’une population humaine surnuméraire : les gouvernements que l’on croyait dépassés par les empires industriels, les cartels, les groupes internationaux, ont un rôle, déterminant à jouer, celui de garde-chiourme pour imposer des lois d’obéissance à un ordre qui est avant tout économique. Je vous laisse imaginer et complotiser le rôle qu’eut la crise dite du COVID dans ces stratégies de dictature économique. Au-delà des dégâts ou des paralysies momentanées de tels grands événements, c’est l’assurance à terme d’un retour à une obéissance totale, et à un nouveau cycle de croissance garanti notamment par l’emprise numérique. On comprend un peu mieux, à l’époque les véritable raisons de l’émergence apparemment soudaine et difficilement explicable de ce mouvement des gilets jaunes. On a dit que c’était une jacquerie, une ruade face à la perte de pouvoir d’achat, à la pression des radars routiers et à l’augmentation du prix des carburants. Ce fut en réalité une réaction épidermique, populaire, une des dernières formes de convivialité humaine possible, face à cet enserrement progressif de toute part, à cette réduction des possibles, au nom de l’économie et du profit totalitaires. Un des leitmotiv des Français des ronds-points, dont beaucoup de femmes, comme bloqués sur ces lieux où l’on tourne en rond, où l’on cherche parfois désespérément sa voie, était : « Je fais cela pour mes enfants, pour ma famille". En effet, nos familles, nos enfants, nos semblables, que vont-ils devenir dans un monde déshumanisé et capitalisé jusqu’au trognon ? Et l’on comprend aussi pourquoi ils ont revêtu le gilet jaune, contrainte imposée parmi des milliers d’autres aux consommateurs automobilistes, mais qui fut la première, aussi grossière, aussi massive, à faire comprendre ce qui était à l’oeuvre. Nous sommes les gilets jaunes : chair à consommation après avoir été chair à canon.
L’oeil était dans la tombe et regardait Caïn
Il reste de tout cela, le plus grave à l’échelle des millénaires, la vertigineuse vision d’une planète vermoulue par cette engeance qu’est l’espèce humaine, qui extrait, transforme, épuise à une allure de plus en plus rapide la matière de son environnement pour la régurgiter en déchets qu’elle enterre, accumule ou consume. Ce, dans des proportions encore jamais atteintes et à un rythme encore inédit depuis qu’elle est apparue. Et ce, surtout, la plupart du temps, probablement à 90%, pour rien, pour du confort et du progrès inutiles, du luxe débile, le commerce pour le commerce. Ce sera ça ou la guerre, chers amis. Et peut-être même un peu de guerre quand ça n’ira plus ! Cette espèce, grâce à son intelligence paraît-il, aura détruit les possibilités que lui donnait cette intelligence. Un vieux texte apparemment farfelu, repris de façon littérale par les créationnistes, autres exclus du gigantesque processus en cours, avait averti, il y a bien longtemps que l’intelligence était en réalité un malheur, et que la connaissance était le début des ennuis, de gros ennuis. La Genèse, comme d’autres avant elle, montrait ce que serait la destinée de l’homme sachant : « Tu fouilleras la terre pour trouver ta nourriture et tu enfanteras dans la douleur ». Mais nous avons tous cru qu’il était possible par notre intelligence d’échapper à cette malédiction, et cela aurait pu être le cas, cela a bien failli, à certains moments, être possible, de ne pas sombrer dans notre démesure. Pré-science incroyable de ce mythe primitif et puis ensuite de ses continuateurs qui ont décrit, dès le début, comment finirait la destinée humaine, comme s’il ne pouvait en exister d’autre, dans une belle apocalypse. Facile, dirons-nous, en général, tout finit plutôt mal. Dommage, plus que dommage, en tout cas, que l’espèce humaine n’ait pas réussi à s’en affranchir, à être véritablement libre, et demeure cet ancien enfant, chassé du paradis perdu et que lui aussi soit perdu, perdu.
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