L’OTAN, Stalingrad et la Bérézina
Il y a juste un an, le 1er mars 2022, Bruno Le Maire, sans doute investi d'une mission par sa tutelle (Elysée, Bruxelles et Washington) avait déclaré au cours d'une Matinale de France Info à laquelle il était invité : "Nous allons provoquer l'effondrement de l'économie russe". Il se référait à l'efficacité présumée des "sanctions" décrétées par les pays membres de l'OTAN.
Un an après, où en est le Grand Ours ?
Certes, aujourd'hui, l'économie russe est entrée en récession, tout comme la nôtre d'ailleurs, mais l'instabilité économique et politique n'est pas encore à l'horizon. L'effondrement escompté ne s'est pas produit, ce qui a permis à Poutine de déclarer dans ses vœux de nouvel an pour 2023 : "2022 a été une année difficile pour nous, et nous avons réussi à surmonter les risques qui sont apparus... avec beaucoup de succès."
Et il faut bien constater que les sanctions occidentales n'ont pas miné le potentiel économique de la Russie au point de perdre sa capacité de financer la guerre en Ukraine. Les événements de 2022 ont même montré que le Kremlin est en mesure d'atténuer les effets déstabilisateurs que le ralentissement économique pourrait avoir sur le plan politique.
La pérennité de l'économie russe est liée à sa position de fournisseur importantde ressources naturelles dans l'économie mondiale, et non pas seulement occidentale, ce que les afficionados de l'hégémonie étasunienne ont sous-estimé et, globalement, la demande de matières premières russes a été maintenue, ce qui a contribué à atténuer l'impact des sanctions.
En 2021, la Russie a fourni 17,5 % du pétrole vendu sur le marché mondial, 47 % du palladium, 16,7 % du nickel, 13 % de l'aluminium et près d'un quart des engrais potassiques.
On pourrait envisager de se passer des matières premières russes, mais ce serait au prix d'une montée en flèche des cours, le marché mondial étant bouleversé, ce qui se traduirait par une récession durable des économies occidentales dont les bulletins de santé ne sont déjà pas rassurants.
La tentative des États-Unis de fermer l'accès de l'aluminium russe au marché mondial en 2018 a entraîné une hausse instantanée du prix de ce métal de 20 %, ce qui a contraint la Maison Blanche à renoncer au boycott annoncé. Mais, pour compenser cet échec, le camp occidental a imposé en 2022 des mesures sévères aux secteurs d'exportation russes tels que l'acier, le charbon et le bois transformé, matériaux pour lesquels son maillage économique disposait de capacités de réserve. La part totale de ces matières premières dans les exportations russes en 2021 était de 11,7 %, de sorte que les restrictions sur les ventes vers l'Europe n'ont pas eu d'impact significatif sur l'économie russe dans son ensemble, même si ces "sanctions" ont affecté les économies de certaines régions où ces secteurs sont dominants.
Les sanctions occidentales liées à l'industrie pétrolière visaient les tarifs plutôt que la production. En conséquence, la production pétrolière russe a augmenté de 2 % en 2022. Le 5 février, une interdiction de l'UE sur l'importation de produits pétroliers raffinés en provenance de Russie est entrée en vigueur, mais rien ne montre encore qu'elle ait eu un impact sur l'économie russe. Depuis le début de 2023, la production d'essence et de carburant diesel a augmenté de 7 % par rapport à l'année précédente, ce qui pourrait en partie être le résultat d'une demande accrue de l'armée russe.
La baisse des exportations de gaz vers l'Europe a eu un impact plus important, avec une baisse de la production de 18 à 20 %. Si la situation ne change pas, la production de gaz pourrait diminuer encore de 7 à 8 % en 2023.
L'impact des sanctions sur l'économie russe a été important, mais il n'a pas été aussi grave que Le Maire l'avait prédit. Paradoxalement, la chute du PIB a été amortie par les prix élevés du pétrole et du gaz qui ont généré des bénéfices exceptionnels. Les revenus de la production et des exportations d'hydrocarbures ont augmenté de 28 % par rapport à 2021, et la forte inflation au premier semestre 2022 a entraîné une augmentation des recettes fiscales.
Ce sont les sanctions financières, telles que le gel des comptes et des avoirs de la banque centrale et des banques commerciales, et la restriction des paiements et de l'accès aux marchés des capitaux, qui ont eu l'impact le plus immédiat sur l'économie.
Au printemps 2022, il n'a fallu qu'une semaine pour que l'inflation en Russie s'accélère à plus de 2 % par semaine et que la valeur du dollar grimpe de 60 % par rapport au rouble. Les autorités financières russes ont pu atténuer ces retombées en imposant des restrictions sur les transactions courantes et en rendant le rouble inconvertible, ce qui a renforcé le taux de change réel et stoppé net l'inflation, mais la pression sur la balance des paiements associée aux restrictions sur le commerce des hydrocarbures russes a entraîné une baisse de cette balance et un affaiblissement du rouble de plus de 20 % au second semestre.
Un coup plus sévère porté à l'économie russe est venu des "sanctions morales", à savoir le départ de Russie d'entreprises étrangères. L'effet le plus visible a été la fermeture des usines automobiles appartenant à des entreprises internationales. En conséquence, la production de voitures a été divisée par trois et les ventes par deux. L'industrie des régions de Kalouga et de Kaliningrad, où ces usines étaient implantées a diminué de 20 %.
Le gouvernement russe a pu atténuer l'effet des sanctions sur la population générale en augmentant les dépenses publiques de 32 % pour le budget de 2022, soit 113 milliards de dollars.
Environ la moitié du budget supplémentaire a été consacrée à l'armée, mais une grande partie du reste a été consacrée à de nouveaux programmes sociaux, notamment une indexation supplémentaire des pensions, une augmentation des prestations familiales, le report du paiement des charges sociales, etc.
Le gouvernement russe a pu couvrir les dépenses supplémentaires à partir de la réserve fiscale accumulée les années précédentes, le National Wealth Fund (NWF). Début 2022, la partie liquide de celui-ci s'élevait à 113,5 milliards de dollars ou 7,3% du PIB. L'intégralité du déficit budgétaire pour 2022, qui équivalait à 3 300 milliards de roubles (50 milliards de dollars), a été financée à partir de celui-ci. Il est probable qu'en 2023, la réserve budgétaire - qui est maintenant tombée à 4,6 % du PIB ou 87 milliards de dollars - sera à nouveau utilisée pour couvrir le déficit budgétaire.
La pression sur le budget du gouvernement russe augmentera inévitablement dans les années à venir car l'économie morose ne sera pas en mesure de générer suffisamment de revenus. En conséquence, la réserve budgétaire pourrait disparaître complètement d'ici 2025-26 si le rapport de forces reste tel qu'il est, mais cela ne conduirait pas à une crise budgétaire. La dette publique russe globale est inférieure à 20 % du PIB, ce qui permet au gouvernement d'emprunter sur le marché intérieur.
La dernière année de sanctions et de ralentissement économique est la continuité d'une tendance à la stagnation de l'économie russe plutôt qu'une nouveauté.
Au cours des huit premières années de la présidence de Poutine (2000-2008), l'économie russe a progressé à un taux moyen de 7 % par an en raison des réformes économiques des années 1990, des prix élevés du pétrole et des emprunts étrangers importants.
En revanche, entre 2012 et 2021, l'économie russe a augmenté en moyenne de 1,4 % par an. Cette croissance ralentie doit beaucoup au système politique mis en place par Poutine qui a démantelé les tribunaux d'arbitrage qui offraient un niveau de protection juridique plus élevé qu'aujourd'hui aux entreprises et lancé un programme de réarmement de l'armée au détriment de l'investissement dans le développement d'autres secteurs de l'économie. Après l'annexion de la Crimée en 2014 et le déclenchement du conflit armé dans l'est de l'Ukraine, les sanctions imposées à la Russie ont limité l'accès de nombreuses entreprises aux technologies modernes, et le secteur de la recherche a été mis à mal, notamment par des poursuites pénales lancées contre des scientifiques russes, accusés de trahison. Ces facteurs ont le climat des affaires à l'intérieur même du pays et freiné la croissance économique.
A court terme, le Kremlin fera tout pour protéger la population russe des effets de la crise économique. Il cherche déjà à compenser la baisse des revenus due à la chute des prix du pétrole et du gaz (en baisse de 43 % pour octobre 2022-janvier 2023 par rapport à janvier-mars 2022) en introduisant des modifications des taux d'imposition du pétrole. Poutine a également déclaré qu'il souhaitait que les entreprises russes contribuent par des paiements volontaires au budget national afin d'augmenter ses ressources. Ces revenus supplémentaires devraient permettre de financer non seulement l'armée russe mais aussi les familles des soldats réguliers et mobilisés. D'autres avantages et programmes sociaux seront également maintenus, ce qui garantira qu'au moment des élections présidentielles de mars 2024, une majorité de la population ne verrait pas d'inconvénient à ce que Poutine soit réélu, comme on a pu le voir ici ou là, la reconduction d'un chef défaillant n'étant pas une originalité.
À plus long terme, il est peu probable que l'économie russe connaisse un effondrement, car même les sanctions les plus lourdes se révèlent avoir un effet limité comme on peut le constater pour l'Iran qui fait l'objet de sanctions américaines depuis 1987, ce qui n'a pas empêché son PIB d'augmenter de 3,3 % en moyenne entre 1990 et 2020. Mais, comme l'Iran, la Russie sera progressivement à la traîne de l'économie mondiale et n'atteindra pas plus de 1,5 à 2 % de croissance annuelle.
C'est sur le développement technologique de l'économie russe que des sanctions de longue durée auraient les conséquences les plus graves. Pour la population, cela signifierait une baisse progressive de la qualité des produits dans les rayons des magasins et l'inaccessibilité aux services qui étaient habituels avant la guerre, ce que les anciens ont connu avant 1991.
Par contre, il est peu probable que la stagnation économique conduise à des troubles sociaux ou politiques. La baisse du niveau de vie sera très lente et inégale, tandis que la répression politique s'intensifiera, ce qui contribuera à augmenter les risques courus pour toute contestation.
Avant de se livrer à des prédictions hasardeuses, le Ministre de l'économie aurait dû se renseigner sur l'issue des conflits menés par les grands conquérants pour écraser le peuple russe. Ça s'est terminé la première fois par le passage de la Bérézina, et la deuxième fois (qui n'était peut-être pas la seconde, s'il y en a une troisième), par la déconfiture très coûteuse en vies humaines du siège de Stalingrad. L'ouest a la mémoire courte.
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