L’union bancaire, ou l’Europe par le petit bout de la lorgnette
Peut-on, lorsque les incendies se succèdent et que rien ne permet de penser qu’ils vont cesser, se contenter de faire les plans d’une hypothétique caserne de pompiers ?
L’un des grands sujets du moment au sein de l’Union européenne est le renforcement de la supervision des banques et la perspective ainsi ouverte d’une « union bancaire ».
A la suite des études annoncées en octobre 2010 par la Commission européenne et des recommandations du G20 de Cannes en novembre 2011, Michel Barnier a présenté, le 6 juin 2012, un projet de directive « établissant un cadre pour le redressement et la résolution des défaillances d’établissements de crédit et d’entreprise d’investissement » destiné à donner « aux autorités compétentes les moyens d'intervenir de manière décisive, à la fois avant que les difficultés n'apparaissent et dès le début du processus si elles surviennent néanmoins. » (communiqué de presse de la Commission).
Les dispositions prévues comportent :
- des « mesures de prévention », de la part des banques - qui devront élaborer des plans de redressement - et de la part des autorités de contrôle, qui devront élaborer des plans de résolution des situations critiques et pourront contraindre une banque à changer sa structure juridique ou opérationnelle ;
- des « mesures d’intervention précoce » : assemblée générale des actionnaires pour décisions urgentes, restructuration de la dette avec les créanciers, désignation d’un administrateur spécial ;
- des « instruments et pouvoirs de résolution » : prise de contrôle de l’établissement défaillant, cession d’activités, dépréciation de titres et de créances, création d’une nouvelle structure de continuation d’activité …
Ce projet soulève une série de questions : calendrier, modalités et, surtout, adéquation aux enjeux.
En termes de calendrier, l’éventualité de devoir obtenir un vote unanime des pays membres sur le principe même du projet, les incertitudes qui demeurent sur ses modalités pratiques, la nécessaire mise en harmonie des organisations nationales de contrôle préexistantes, conduisent à raisonner en termes d’années. On notera d’ailleurs que les « fonds de résolution » prévus n’atteindront leur niveau cible qu’au bout de 10 ans. Cela est-il bien compatible avec l’urgence manifeste du sujet ?
En termes de modalités et concernant tout d’abord la phase de « prévention », il faut rappeler que des systèmes de surveillance sont déjà en vigueur - avec des variantes - dans les pays concernés : devoir d’alerte des Commissaires aux comptes ; notation des établissements financiers et de leurs produits par les agences de notation, auxquelles les pouvoirs publics ont donné un surcroît d’autorité en leur conférant un agrément officiel au titre de la réglementation bancaire « Bâle 2 ». Cela fait déjà beaucoup d’expertise rassemblée et pourtant la plupart des crashes retentissants de ces dernières années se sont produits sans que qui que ce soit ait alerté en temps utile ou de façon audible. Quant aux « tests de résistance » des banques, ils ont été passés haut la main par certains établissements jusqu’à la veille de leur déconfiture, notamment par Dexia qui, trois mois avant que son Conseil d’administration approuve le démantèlement du groupe, affichait, selon l’Autorité bancaire européenne, un ratio de solvabilité plus de deux fois supérieur au minimum requis.
En quoi le nouveau dispositif a-t-il de meilleures chances, au stade de la prévention, de remplir son rôle ? On comprend bien que, pour tenir compte des interdépendances transfrontalières, il devrait permettre de « renforcer la coopération entre les autorités nationales », mais le traité de Maastricht aussi avait prévu des mécanismes de surveillance communautaire des politiques économiques et monétaires des états membres, assortis de « règles d’or » précises. On sait ce qu’il en est advenu.
Concernant la phase de « résolution », lorsque les mesures « d’intervention précoce » n’auront pas été suffisantes, « en l'absence de financement des marchés et pour éviter que les États n'aient à financer les mesures de résolution, des fonds de résolution financés par les banques (…) seront mis en place. Le montant de ces fonds devra atteindre 1 % des dépôts couverts dans un délai de 10 ans. »
10 ans ! Pour disposer de fonds estimés à 60 Md €, alors même que - nous citons là encore le communiqué de presse de la Commission - « entre octobre 2008 et octobre 2011, la Commission européenne a approuvé environ 4.500 milliards d'euros d'aides d'État en faveur des établissements financiers ». Même en tenant compte du fait que ces aides sont constituées en bonne part de prêts et garanties, on ne peut qu’être saisi par la disproportion des chiffres. Que pourra-t-on faire avec 18 Md € … dans 5 ans (hypothèse = 2 ans de mise en place du dispositif et 3 ans de collecte à 6 Md € par an) ?
Comment se convaincre que, dans ces conditions, en dernier recours, les fonds publics, et donc les contribuables, ne seront pas, encore et toujours, mis à contribution ?
S’agissant maintenant de l’organisme commun de pilotage, il nous est indiqué que « pour faire face aux défaillances de banques européennes ou de groupes transnationaux, le cadre prévu renforce la coopération entre autorités nationales (…). L'ABE facilitera la mise en place de mesures conjointes et assurera une médiation contraignante si nécessaire. »
L’Autorité bancaire européenne (ABE) fait partie d’une série d’organismes créés dans l’urgence de la crise, dans le but d’améliorer la coordination de la supervision des risques financiers au sein de l’Union européenne (banques, assurances, marchés financiers). Il en est résulté, depuis le 1er janvier 2011, un nouveau festival de sigles (SESF, CERS, ABE, AEMF, AEAPP), qui n’est pas nécessairement annonciateur de jours meilleurs, tant nous avons eu d’exemples d’un contraste possible entre les déclarations d’intention, la profusion organisationnelle qui est supposée les conforter et les résultats pratiques qui en sont issus.
Le choix de Londres en tant que siège de l’ABE est une curiosité supplémentaire. Gageons qu’elle y sera sous bonne garde, au cœur de la City, première place financière au monde.
Il n’est cependant pas encore acquis que l’ABE soit le « médiateur contraignant » prévu par le projet, car certains verraient mieux la BCE dans le rôle, ce qui renforcerait encore le pouvoir de cet « état dans l’état », déjà investi d’une totale indépendance par rapport au pouvoir politique.
Sans doute cela fait-il beaucoup de critiques et de pessimisme face à un projet auquel n’ont certainement manqué ni les compétences ni la bonne volonté. Pour comprendre ces réserves, il faut dépasser le débat technique et s’efforcer de mettre au jour la logique générale qui sous-tend la proposition de la Commission.
Cette logique semble pouvoir être résumée comme suit : plutôt combattre les incendies que mettre au pas les incendiaires.
Une lecture attentive de l’exposé des motifs du projet de résolution reflète cette hiérarchie d’objectifs. On nous y parle de gérer les crises et non de prendre des dispositions pour les éviter : « La Commission (…) dresse des plans visant à doter l’Union d’un cadre de gestion des crises dans le secteur financier. ». « Au niveau international, les chefs d’État et de gouvernement du G20 ont appelé à réexaminer les dispositifs de résolution et les dispositions législatives en matière de faillite à la lumière des événements récents, afin de veiller à ce qu’ils permettent une cessation progressive et ordonnée des activités des grands établissements transfrontaliers complexes ». Peut-on, lorsque les incendies se succèdent et que rien ne permet de penser qu’ils vont cesser, se contenter de faire les plans d’une hypothétique caserne de pompiers ?
Est-ce à dire que les crises financières sont une fatalité et que notre seule marge de manœuvre serait de tenter d’en limiter les dégâts ?
Non, bien sûr. Mais pour les éviter, ou pour les circonscrire de façon telle qu’elles n’aient pas de commune mesure avec leur actuel potentiel de dévastation, il faudrait ne pas se contenter de quelques actions marginales, plus de nature à assurer la perpétuation du système en place qu’à en réviser les fondements.
Pour les adeptes de la finance spéculative, cette révision a minima permet d’échapper à une véritable remise en cause et de continuer à développer des activités qui non seulement n’apportent rien de positif à l’économie réelle mais sont à la racine des perversions et risques de notre système économique et financier :
- privilège du gain à court terme par rapport à l’investissement et à la stratégie de développement ;
- liberté de manœuvre pour des masses financières affranchies de tout cloisonnement : confusion des activités de banques de dépôt et de banques d’affaires, libre circulation des capitaux, libre conception et diffusion de produits financiers composites et opaques, les « CDO » (Collateralized Debt Obligation), véritables cocktails Molotov de la finance ;
- incitations à l’endettement sans discernement, le gonflement de la dette privée ne le cédant en rien à celui de la dette publique ;
- abus de l’effet de levier au détriment de la sécurité des fonds propres ;
- dilution de responsabilité avec la titrisation et les CDS (Credit Default Swap) ;
- course au gigantisme avec son corollaire du « too big to fall » ;
- systèmes d’intéressement transformant les dirigeants en mercenaires dociles et opiniâtres du système ;
- multiplication des plateformes de transaction « officieuses » (« shadow banking », « dark pools », tout un programme …) ;
- accélération et hypertrophie de la spirale spéculative : en 1929, la crise boursière a mis 6 mois pour se propager des USA à l’Europe ; en 1987 : 6 heures ; en 2008 : 6 secondes ; la durée de vie moyenne d’une action entre les mains de son détenteur est désormais inférieure à la minute …
A cela vient s’ajouter la perte de repères moraux que peut générer un tel sabbat et l’on en arrive à un système où tous les coups sont permis. C’est ainsi que l’on a pu voir des établissements spéculer contre des produits financiers qu’ils recommandaient par ailleurs chaudement à leur clientèle ou des banques oeuvrer contre la dette des Etats qui leur avaient auparavant sauvé la mise, ou encore de grands établissements financiers « honorablement connus » (dont certains, en France, entrent dans le périmètre - décidément trop accueillant - de l’économie sociale et solidaire) concourir pour le championnat des paradis fiscaux ou se compromettre dans la spéculation sur les biens alimentaires.
Cette libéralisation à outrance a été opérée avec l’aval et souvent l’appui d’un pouvoir politique fasciné à ce point par les « idées nouvelles » qu’il a fini par abandonner des pans entiers de ses prérogatives (contrôle des mouvements de marchandises et de capitaux), voire de sa souveraineté (pouvoir monétaire). La cohérence des territoires d’exercice des pouvoirs politique, économique et financier a volé en éclats, mettant le premier sous tutelle des deux autres. Le rétablissement de cette cohérence est l’enjeu majeur du moment car c’est le seul moyen de remettre le citoyen - producteur, consommateur et électeur - au cœur d’un dispositif dont il devrait constituer la finalité et non un simple rouage productif.
Bien sûr, l’influence de l’économique sur le politique n’est pas une nouveauté mais, jusqu’aux années 1970, le politique avait conservé, sur son territoire, tous pouvoirs pour contrôler et réguler l’ensemble des mécanismes économiques et financiers, pour peu qu’il le décide. Désormais il ne le peut plus car il s’est dessaisi purement et simplement de moyens d’intervention essentiels, mettant les « marchés » en situation de lui dicter ses conditions.
Chaque fois qu’un responsable politique évoque les « marchés », écoutons ce qu’il nous en dit. Le plus souvent, il ne s’agira pas de les civiliser, il s’agira de les « rassurer », de répondre à leurs attentes, de devancer leurs désirs ...
Ce mouvement mortifère pour la démocratie - que veut dire le suffrage universel lorsque les gouvernants se délestent des moyens de contrôler le modèle de société ? - est le résultat d’une conjonction historique entre l’émergence de théories économiques extrémistes et simplistes, l’arrivée au pouvoir dans les pays anglo-saxons de partis conservateurs aspirant à les mettre en œuvre (victoires électorales de Ronald Reagan et Margaret Thatcher), la conversion du FMI et de la Banque mondiale à ce nouveau credo et l’anesthésie de l’esprit critique résultant, en occident, des trois décennies de croissance sans heurts ayant succédé à la seconde guerre mondiale. Le mouvement qui s’en est suivi, conforté par l’échec sur le terrain des théories collectivistes, a tout emporté sur son passage, y compris l’adhésion plus ou moins enthousiaste des pays socialistes, sociaux-démocrates ou travaillistes.
Pour le moment, ce sont les pays émergents qui s’autorisent le plus d’entorses aux principes de dérégulation et les pays occidentaux, inventeurs de l’ultralibéralisme, sont les premières victimes de ce rejeton brutal et vorace.
Quant à l’Union européenne, elle a poussé le zèle jusqu’à inscrire les articles du dogme dans le marbre de ses textes fondateurs (un seul exemple : « Toutes les restrictions aux mouvements de capitaux entre les États membres et entre les États membres et les pays tiers sont interdites » - article 63 du Traité de Lisbonne).
Est-ce une réussite ?
Laissons George Soros, qui figure en bonne place dans le palmarès des grands fonds spéculatifs, nous donner l’avis d’un orfèvre en la matière (extrait de son ouvrage « On Globalization » - 2002) : « Le commerce international et les marchés financiers globaux (…) ne sont pas en mesure de satisfaire un certain nombre de besoins sociaux. Parmi ceux-ci, on trouve le maintien de la paix, la réduction de la pauvreté, la protection de l’environnement, l’amélioration des conditions de travail ou le respect des droits de l’homme : ce que l’on appelle, en somme, le bien commun ».
Etait-ce une fatalité ?
Non, et de nombreuses voix se sont élevées pour exposer les risques de la financiarisation à outrance et alimenter le débat sur les politiques
alternatives, parfois - nous pouvons le vérifier maintenant - avec des accents prémonitoires. Dans son ouvrage « Capitalisme contre capitalisme » (1991), Michel Albert, ancien Commissaire général au Plan et Président des AGF écrivait : « Le communisme s’est effondré. Le capitalisme triomphe (…). Il redevient dangereux (…). Notre avenir se joue désormais entre cette victoire et ce danger. (…) Le débat oppose deux modèles de capitalisme : le modèle « néo-américain », fondé sur la réussite individuelle, le profit financier à court terme (…) et le modèle « rhénan » (…) qui valorise la réussite collective, le consensus, le souci du long terme. (…) Tout notre avenir en dépend : l’éducation de nos enfants, l’assurance maladie de nos parents, l’aggravation des pauvretés dans les sociétés riches et, pour finir, nos salaires, notre épargne et nos feuilles d’impôts. »
Bien vu !
Le retour à la raison ne se fera pas au niveau de la planète : dans un horizon de temps maîtrisable, l’émergence d’un gouvernement mondial capable de nous conduire vers un monde meilleur est une chimère.
Le repli souverainiste de nos petits Etats ne l’est pas moins : la France, qui ne représente plus que 1 % de la population et 4,5 % du PIB mondial, n’a pas, à elle seule, la possibilité de peser sur les destinées du monde qui pourtant, si rien ne change, seront aussi les siennes.
C’est à l’Europe, qui est encore aujourd’hui la première région économique au monde, qu’il appartient de développer une stratégie qui remettrait l’initiative économique au service de
Persister dans la voie des demi-mesures, c’est condamner l’Union européenne, et tous les pays qui la composent, à subir le joug de forces qui la réduiront à un rôle de seconde zone.
Paradoxalement, la crise actuelle offre à l’Europe une chance historique de se réaffirmer sur la scène mondiale en prenant l’initiative du sursaut.
Dans un article de l'International Herald Tribune (décembre 2010), Moisés Naïm, (spécialiste des relations internationales, il a dirigé
Laissons le conclure : « Je ne sais pas si l'ambitieux projet d'intégration européenne survivra aux énormes difficultés qu'il rencontre aujourd'hui, mais je sais que s'il échoue, c'est le monde entier qui en paiera les conséquences. »
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