L’Univers est-il unique ? Ou non ? Et notre cerveau, quel est-il ?
Regards récents sur la cosmologie. Ils diffèrent les uns des autres, mais en fait ne seraient pas compatibles dans notre cerveau ?. Celui-ci est peut-être plus adapté à se représenter les complexités de l'univers que nous le croyons encore
Jean-Paul Baquiast 08/12/2014
Première partie. Trois ouvrages
Trois ouvrages remarquables, parus presque simultanément, invitent le lecteur, qu'il soit ou ne soit pas scientifique, à se poser la question en termes nouveaux. Bien que leurs conclusions soient différentes, elles pourraient en fait s'avérer comme complémentaires. Par ce terme nous voulons dire qu'elles pourraient être retenues et développées simultanément par un esprit humain s'intéressant à la question de l'univers.
Aurélien Barrau. Des univers multiples. A l'aube d'une nouvelle cosmologie. Dunod 2014
Dans ce livre, Aurélien Barrau, physicien et cosmologiste français, que nous avions précédemment présenté à nos lecteurs développe les hypothèses relatives à la question des univers multiples, dite aussi du multivers, dont il est, entre autres questions intéressant la cosmologie, un spécialiste très réputé.
Nos lecteurs connaissent déjà passablement la question, que nous avons abordée dans divers articles ou recensions d'ouvrages. Le livre d'Aurélien Barrau présenté ici constitue en premier lieu un inventaire des diverses approches de la question du multivers. Il s'agit d'abord des théories (ou plutôt théories hypothétiques) ayant été formulée depuis une centaine d'années. Elles sont très différentes. En l'absence de preuves expérimentales indiscutables, elles méritent dont toutes d'être étudiées ou du moins gardées en l'esprit, sans en éliminer a priori aucune.
L'auteur en fait la liste : multivers parallèles, multivers temporels sans changement de lois, multivers temporels avec changement de lois, multivers de trous noirs sans changement de lois, multivers de trous noirs avec changement de lois, multivers spatiaux sans changement de lois, multivers spatiaux avec changement de lois, multivers spatiaux avec possible changement de lois. Nous reviendrons sur l'hypothèse du changement des lois (lois fondamentales de la physique) à propos des deux livres suivants.
Rappelons que ces théories, bien qu'hypothétiques, ne sont pas sans justifications, puisqu'elles découlent pour la plupart d'extensions de la mécanique quantique et de la relativité générale. Ainsi, en mécanique quantique, elles permettent de donner un sens à ce qu'il advient à certains états d'un observable quantique, notamment dans l'effondrement de la fonction d'onde ou dans l'intrication. En relativité générale, les hypothèses sur le multivers sont aujourd'hui indispensables à la compréhension que nous pouvons avoir de phénomènes tels le(s) Big bang(s) ou les trous noirs.
Rien n'exclue évidemment que, subitement, telle ou telle nouvelle recherche ne fournisse des preuves expérimentales indiscutables relatives à la « réalité » des multivers. Ainsi progresse la science.
Mais le livre est aussi, ce qui pourra surprendre certains lecteurs, un essai historique et littéraire sur la question du multivers. En effet, dès l'Antiquité grecque, avec notamment Anaximandre de Milet, sinon même dans la pensée mythologique primitive, l'existence des univers multiples avait été considérée par certains comme indiscutable. Il en fut ainsi tout au long de l'histoire de la pensée européenne. Aujourd'hui, la littérature, la poésie et bien entendu la science fiction, abordent constamment le thème. S'agit-il d'une préscience inconsciente du cerveau humain plongé dans un cosmos dont la compréhension rationnelle lui échappe, ( nous y reviendrons in fine) ou de simples productions de l'imagination ? En tous cas, le phénomène mérite d'être sérieusement étudié, comme le fait Aurélien Barrau.
Concernant la physique et plus largement la cosmologie, Aurélien Barrau rappelle que la question des multivers pose directement celle de savoir si l'univers est infini (autrement dit sans limites dans le temps et dans l'espace), et si par ailleurs il manifeste une expansion elle-même infinie, les deux phénomènes ne se confondant pas. Inévitablement il aborde aussi la question dite de la gravitation quantique, c'est-à-dire concernant l'espoir d'obtenir un jour une synthèse entre ces deux composantes fondamentales, et constamment vérifiées à leur échelle, bien apparemment incompatibles, que sont la mécanique quantique et la relativité générale.
Quelles que soient les difficultés, il est clair que pour Aurélien Barrau, il n'y aurait pas de cosmologie possible, ni même de physique, si l'on ne prenait pas en compte ce que l'on pourrait appeler, en termes de philosophie dite réaliste, la « réalité » des multivers.
Carlo Rovelli, Et si le Temps n'existait pas Nouvelle édition mise à jour Dunod 2014
Carlo Rovelli est un physicien italien et français de renommée mondiale, mais encore insuffisamment reconnue en France. Il est actuellement, entre autres titres, directeur de recherche au CNRS au Centre de Physique Théorique de Luminy à Marseille.
Il est le principal auteur, avec Lee Smolin, souvent mentionné sur notre site, de la Théorie de la Gravitation Quantique à Boucles (Loop quantum gravity) Il s'agit de la version la moins connue de la gravitation quantique, l'autre étant celle dite de la Théorie des cordes. Bien que plus récente, et moins bien vendue en termes susceptibles d'attirer les financements de recherche, la Gravitation Quantique à Boucles représente aujourd'hui, selon nous, la forme la plus accomplie, bien qu'encore évidemment 'hypothétique, de la gravitation quantique.
Elle propose que l'espace possède une structure discrète à très petite échelle (celle dite de Planck), c'est à dire qu'il n'a pas une structure continue,comme celle de l'espace de Newton. D'autre part elle fait une proposition qui paraitra plus surprenante, selon laquelle le Temps n'existe pas, tout au moins au plan fondamental. Dans cette approche, le Temps serait une perspective émergente, apparue dans le cadre d'une physique de la thermodynamique. Dans l'intérieur d'un Trou noir, doté d'une thermodynamique différente, le Temps n'existerait pas. Mais cela n'empêcherait pas le trou noir d'évoluer, dans notre propre référentiel relativiste.
Un livre consacré à la gravitation quantique doit rappeler les bases, incompatibles, tant de la mécanique quantique que de la cosmologie relativiste. Carlo Rovelli le fait très clairement. La première, au niveau de la physique dite microscopique, c'est-à-dire portant sur des entités quantiques à la fois ondes et particules, ne fait pas appel à la notion d'espace non plus qu'à celle de temps. Ceci est aujourd'hui admis sans discussion, mais peut paraître curieux.
Comment accepter qu'une physique dont les applications bouleversent quotidiennement nos vies, puisse être a-spatial et a-temporelle ? En conséquence d'ailleurs, elle refuse le déterminisme sauf au niveau probabiliste. Les entités quantiques ne peuvent être décrites individuellement non plus que les relations susceptibles de s'établir de l'une à l'autre. Au niveau des grands nombres au contraire, à la suite des calculs probabilistes conduits par l'esprit humain, on voit émerger le temps, l'espace et les relations de cause à effet. De là à dire que le temps et l'espace n'existent que pour l'esprit humain, incapable de pénétrer la nature profonde de l'univers quantique, il n'a qu'un pas.
La physique einsténienne ou cosmologie relativiste, au contraire, tout au moins dans ses développementscontemporains, inscrit tous les évènements dans une histoire, ayant nécessairement un début et un cours bien défini. L'univers a commencé par un big bang ou quelque phénomène analogue, il s'est brutalement étendu aux dimensions actuelles (lesquelles dépasse largement, rappelons le, celles du seul univers visible). Cette extension se poursuivra indéfiniment ou sera suivie d'une grande contraction à la suite de laquelle pourra renaitre un autre univers. Ceci se fera, selon la théorie, dans un temps bien déterminé, même si l'évaluation de ce temps est hors de portée de nos instruments et même de nos cerveaux.
Or rappelle Carlo Rovelli, les incompatibilités propres à chacune des deux théories font que nous ne pouvons rien dire de précis, ni sur l'origine de notre univers (d'où vient-il sinon d'un monde quantique indescriptible), ni sur sa fin, non plus que sur la fin d'un trou noir, ni même sur la question des multivers : les instabilités du monde quantique génèrent-elles, comme le suggère l'hypothèse des multivers, une infinité d'autres univers ? On aboutit à ce qui a été nommé des Singularités, dans lesquelles la science renonce s'exprimer. Il s'agit d'une démission certes prudente mais difficilement supportable, car elle ouvre la voie à toutes les interprétations non scientifiques imaginables.
Confronté à cette question, Carlo Rovelli décrit comment, dès sa jeunesse de chercheur, il a entrepris de tenter de la résoudre. Malgré les difficultés de la démarche, qui suppose l'appel à des mathématiques d'une difficulté exceptionnelle, il pense pourvoir aujourd'hui proposer une synthèse, sous le nom de gravitation quantique à boucle. Il l'a fait dans la suite de travaux précédents, dont celui du physicien indien Abhay Ashtekar. avec l'américain Lee Smolin, dont nous avons ici présenté plusieurs ouvrages. Il s'est rapproché aussi, fait plus inattendu, du mathématicien français Alain Connes, incontestablement le plus fécond des mathématiciens vivants, père entre autres de ce qu'il a nommé la géométrie non commutative. Celle-ci trouve des applications dans les recherches intéressant la gravitation quantique à boucles.
Pour des raisons qu'il évoque dans le troisième livre mentionné ici, dont il est un des deux auteurs, Lee Smolin s'est détaché de la gravitation quantique à boucle. Carlo Rovelli a par contre poursuivi ce travail entouré notamment en France et en Italie d'équipes de jeunes chercheurs(euses) dynamiques (et désintéressé(e)s car faute de crédits de recherche suffisants, il est à peine possible de survivre décemment dans de telles activités).
Une description, même très simplifiée, des bases de la théorie de la gravitation quantique à boucles, est quasiment incompréhensible pour un lecteur moyen, comme le montre l'article de Futura Sciences pourtant destiné à la vulgarisation. Nous préférons pour notre part renvoyer le lecteur curieux à un article d'abord plus facile, celui de Bernard Romney pour la revue La Recherche. . Cependant Carlo Rovelli en donne une image tout à fait significative pour un non-physicien, ce qui est un des grands attraits de son livre.
Nous ne prétendrons évidemment pas résumer ce dernier ici, ce qui dépasserait le cadre de cet article. Il faut lire le livre, d'autant plus que c'est aussi une profession de foi en la science, généreuse et passionnée, bien utile en notre époque de négationnismes politiques et surtout religieux.
Ajoutons un mot cependant, concernant le titre qui intrigue beaucoup de personnes. Comment arriver, dans les équations intéressant finalement notre vie de tous les jours, à se passer du temps ? Sans doute en renonçant à postuler l'existence d'un cadre temporel continu s'imposant à tous, mais en situant les évènements dans un cadre relationnel, l'observation de tel événement visant à rechercher s'il est relation avec un autre événement, et dans quelles conditions.
Roberto Mangabeira Unger et Lee Smolin - The Singular Universe and the Reality of Time Cambridge University Press 2014
Le troisième ouvrage évoqué ici présente l'intérêt de s'opposer aux deux précédents. Il postule que l'Univers est unique et qu'il existe un Temps, également unique, dans lequel s'inscrivent les lois fondamentales et les phénomènes ayant donné naissance à notre univers .
Roberto Mangabeira Unger est un épistémologue. Lee Smolin est un cosmologiste extrêmement productif. Nous avons commenté plusieurs de ses ouvrages sur ce site. Voir notamment Time reborn The trouble with physics et Three roads to quantum gravity
Ces derniers mois, après avoir travaillé très étroitement avec Carlo Rovelli sur la question de la gravitation quantique à boucles,Lee Smolin est revenu plus directement à la cosmologie, en reprenant l'idée qu'il avait développée dans deux des ouvrages précités : le concept d'espace-temps einsténien n'est plus acceptable. Il faut revenir à la vieille hypothèse newtonienne et pré-newtonienne selon laquelle le temps est le référentiel absolu dans lequel s'inscrivent tous les évènements cosmologiques. Le temps est donné, rien ne peut éclairer son origine ni rien son avenir.
Ceci admis, les deux auteurs du livre montrent que le paysage cosmologique se simplifie beaucoup. Il n'y a plus lieu de parler de multivers. Il n'y a plus qu'un univers, celui dont nous observons l'existence, s'étendant à celui que nous ne pouvons pas observer directement mais dont nous pouvons légitimement supposer la présence. Mais cet univers évolue tout au long du temps.
Les lois fondamentales de la physiques évoluent elles-aussi, parallèlement à l'univers dont elles déterminent les propriétés. Si l'univers est unique et si l'on admet le concept non de Big bang (provenant de rien) mais de début de notre univers, éventuellement suivi d'inflation, il faut admettre qu'une version antérieure de cet univers existait dans un temps précédent, dotée éventuellement de lois fondamentales différentes.
On admettra également que notre univers se poursuivra dans un temps futur donné (et non pas dans un temps infini) par une nouvelle version, obéissant à son tour aux lois du moment, lesquelles auront évolué parallèlement. Comment se font les passages d'une version à l'autre, contractions suivies de réexpansions ou autrement ? La cosmologie ne permet pas de répondre à cette question, mais au moins des hypothèse en ce sens pourraient être simulées en laboratoire.
La question des Singularités disparaît aussi. Le terme de Singularité désigne une situation où l'ensemble des lois fondamentales de l'univers ne s'applique plus. Mais si l'on admet que ces lois se transforment, elles continuent à s'appliquer, notamment aux origines et aux termes de chaque version de l'univers unique., tout en se transformant.
La question de la relation éventuelle entre la gravitation einsténienne et le monde quantique n'est pas abordée directement dans le livre. Autrement dit, les auteurs ne s'intéressent plus dans l'immédiat à la question de la gravitation quantique. Disons que, si la gravitation quantique à boucle pourrait être conservée, la théorie des cordes, avec ses milliards d'option possibles, serait à exclure. Beaucoup de physiciens s'en réjouiront. Les fabricants d'horloges se réjouiront également. Un bel avenir cosmologique s'ouvre devant eux.
Nous verrons dans la deuxième partie ci-dessous qu'une réflexion sur la nature du cerveau humain pourrait peut-être justifier l'intérêt de prendre au sérieux, simultanément, des hypothèses aussi différentes.
Deuxième partie. Limites de la compréhension du cosmos tenant aux insuffisances du cerveau humain
La cosmologie, aujourd'hui, considère en général que seuls de nouveaux instruments plus performants lui permettront de mieux comprendre ce qui lui demeure encore inexplicable dans l'univers. Il s'agit notamment des questions que cherche à élucider la gravitation quantique, rappelées dans cet article. Par exemple, existe-t-il un temps universel dans lequel s'inscriraient les évènements, comme le suggère les physiciens relativistes ?.
Faut-il au contraire considérer que le temps, comme d'ailleurs l'espace, tels que nous les définissons dans le cadre de la physique macroscopique, sont des concepts émergents n'ayant pas de sens en terme de physique quantique ? . Mais alors, comme ces deux approches sont également validées par des expériences instrumentales indiscutables, comment notre cerveau peut-il se représenter l'univers s'il essaye d'y faire simultanément appel ?
La réponse aujourd'hui la plus souvent donnée est qu'il ne le peut pas. Si bien que la plupart des scientifiques démissionnent devant la difficulté, parlant de Singularités pour la compréhension desquelles aucune théorie ne peut, pour le moment, être utilisée.
Face à de tels aveux d'incompétence, puisqu'il faut bien les appeler par leur nom, la cosmologie attend de nouvelles ouvertures, à la fois au niveau des modèles utilisés par le cerveau pour se représenter l'univers, et au niveau des expériences instrumentales susceptibles de crédibiliser ces modèles. Mais ces ouvertures tardent à venir, malgré la grande créativité des physiciens théoriciens et instrumentaux qui s'y attachent.
Or nous avions dans des articles précédents fait remarquer que ces physiciens ne semblent pas encore, tout au moins dans leur grande majorité, tenter de mieux comprendre les limites de la capacité du cerveau humain à traiter de tels problèmes, cerveau s'exprimant au niveau de l'individu comme au plan global des communautés de chercheurs. Autant ils cherchent à perfectionner, grâce à l'expérimentation, les capacités de traitement des données sensorielles par le cerveau, autant ils ne semblent pas s'intéresser aux capacités de ce que l'on appellera pour simplifier le cerveau associatif, qu'il soit individuel ou collectif.
Il s'agit pourtant du premier instrument à prendre en considération, lorsqu'il s'agit, non pas seulement d'imaginer des hypothèses, mais de tenir compte d'une façon cohérente et communicable sur le mode langagier de toutes les données fournis par les sens et utilisées dans la mise à l'épreuve de ces hypothèses. Autrement dit, le perfectionnement des capacités du cerveau, qui est l'instrument essentiel dont se servent les scientifiques, ne semble pas préoccuper les cosmologistes.
Cela tient indiscutablement à des raisons culturelles, spécialisation des connaissances et manque d'interdisciplinarité. Le Pr MacFadden, auquel nous avons donné la parole dans un précédent article, déplore que les biologistes et les neurologues n'aient pas suffisamment de compétences relatives à la physique quantique pour détecter des phénomènes biologiques ou cérébraux dans lesquels interviennent des q.bits.
Il en est de même, et sur le mode inverse, des physiciens quantiques et des cosmologistes. Ils n'ont certainement pas assez de compétences fines sur le fonctionnement en profondeur des neurones, du cortex associatif et des grands modèles cognitifs collectifs à base de traitements neuronaux, pour mesurer les limites de ces « instruments biologiques de la cosmologie » et suggérer des améliorations.
Une hypothèse pessimiste serait qu'ils ne le pourront jamais, tant du moins que le cerveau restera lié à des bases biologiques qui sont à la fois mal connues, sinon inconnaissables, et non susceptibles d'amélioration car trop liées à l'organisation génétique et aux structures sociales propres à l'animal humain.
Prenons l'exemple d'un rat. Ce mammifère dispose d'un cerveau perfectionné, dont nous ne connaissons d'ailleurs pas toutes les arcanes. Néanmoins il y a des tâches qu'il ne pourra sans doute jamais accomplir (but never say never), tenant aux limites de son cerveau dans le domaine de la construction de grands modèles cognitifs.
Il se représente son monde. Ces représentations lui servent à y naviguer à l'aise. Eventuellement, il peut faire oeuvre d'imagination, son cerveau élaborant des hypothèses sur ce monde dont il vérifiera la pertinence par l'expérience :" il y a ici un orifice qui pourrait servir d'abri, ou une éventuelle source de nourriture". Il s'instruira de plus en plus par de telles opérations.
Mais imaginons que nous placions ce rat au bord de la mer. On peut penser que son cerveau, formé pour l'aider à survivre dans un milieu terrestre ou dans des espaces liquides de faible étendue, n'imaginera jamais qu'au delà de l'horizon marin puisse se trouver des terres fertiles au sein desquelles il pourrait s'abriter et se nourrir. Il imaginerait encore moins que la Terre soit une sphère où se trouvent simultanément des côtes et des océans.
Si dans le cadre d'un processus exploratoire peu conscient fonctionnant sur le mode essais et erreurs, il se jetait à l'eau pour élargir son horizon, il en reviendrait vite afin de ne pas se noyer. De plus, si avec des dispositifs optiques adaptés à sa vision, nous lui présentions des images de rivages lointains comportant d'appétissants morceaux de fromage, il ne serait probablement jamais capable (but never say never) de rattacher ces images aux modèles du monde que son cerveau à construit dans le cours de sa vie. Il ne chercherait donc pas à fabriquer un radeau pour tenter de s'y rendre.
De même, si un rat apprenait éventuellement à jouer d'un instrument de musique, il ne pourrait sans doute pas, son cerveau n'étant pas fait pour cela, inventer des mélodies.
Il est même à craindre qu'aussi adaptatif et perfectionné à son échelle que soit son cerveau, si nous réussissions à lui greffer des copies de réseaux de neurones extraites d'un cerveau de cosmologiste et comportant des modélisations du cosmos élaborés par celui-ci, son cerveau de rat ne pourrait rien en faire. Il ne les verrait même pas. Ceci a été souvent été dit à propos d'éventuelles communications avec des intelligences extraterrestres infiniment plus complexes que les nôtres. Nous ne les remarquerions même pas.
Mutatis mutandis, nous pourrions en conclure que notre cerveau ne sera jamais capable de seulement imaginer des modèles de l'univers suffisamment riches pour apporter des réponses aux mystères que sont pour nous les Singularités. En conséquence nous pourrions jamais les mettre à l'épreuve, avec nos instruments actuels ou d'autres à inventer. Comme le rat au bord de la mer qui n'imagine pas de lointains rivages, nous sommes peut-être immergé dans un univers où les Singularités trouveraient des explications toutes simples. Mais notre cerveau ne peut se représenter un tel univers.
Pourrait-on espérer améliorer les performances de ce cerveau, soit par des modifications génétiques soit par l'appel à l'intelligence artificielle ? En principe oui. En pratique non, car il faudrait auparavant savoir dans quelles directions chercher et le type d'améliorations nécessaires. Même en faisant appel à des améliorations inventées au hasard, afin de ne pas rester enfermé dans les postulats de départ, il faudrait sans doute des centaines d'années de tirage au hasard avant de trouver enfin une ouverture susceptible d'enrichir radicalement notre instrument cérébral et ses bases cognitives.
De plus, tel le rat à qui nous montrerions des images de lointains rivages et qui n'en tirerait aucune conclusion, même si une telle ouverture se produisait un jour dans nos cerveaux, serions nous capables de l'identifier et d'en tirer parti ? Ne rejetterions nous pas comme parasite, voire monstrueux et relevant de l'asile, tout enrichissement dans les associations neuronales et les modélisations du monde s'écartant d'une façon un tant soit peu révolutionnaire de nos façons de penser le monde, fussent-elles mathématiques ?
Faut-il en conclure que nous ne pourrons jamais nous représenter ce qu'il y a derrière les incohérences apparentes de l'univers tel que nous l'imaginons aujourd'hui, superpositions d'états, infinitudes et finitudes, indéterminations et déterminismes...Il y a bien quelque chose, tout ne peut être simplement création de nos cerveaux. Quelque chose qui nous affecte comme cette chose affecte tous les êtres vivants, y compris les rats. Mais très probablement nous ne pourrons jamais nous représenter ce quelque chose. Jamais.
Cependant il ne faut jamais dire jamais.
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