La bataille de Chypre
L’avenir de l’Europe se jouera sur l’île d’Aphrodite.
Quelle sera l’Europe de demain ? Bien malin celui qui
pourrait répondre aujourd’hui à cette épineuse question, tant le navire Europe
tangue et hésite entre les deux caps que souhaitent lui faire prendre partisans
d’une Europe politique unie d’un côté, et d’un grand marché sans grande cohésion
politique de l’autre.
Comme souvent, nous autres, Européens, sommes trop civilisés
pour nous entre-déchirer ouvertement, et c’est pourquoi les pays leaders
promouvant chacune de ces deux options, c’est-à-dire essentiellement la France
et la Grande-Bretagne, s’opposent par intermédiaire de pays tiers et si
possible aisément manipulables. En l’occurrence, ce rôle est dévolu à la
Turquie, poids lourd démographique s’il en est, dont l’entrée ou non dans le
club européen tranchera pour longtemps la question.
Difficile en effet de vendre aux eurocitoyens une union
politique où le pays le plus fortement représenté serait le moins riche, le
moins démocratique et le moins européen.
Difficile aussi de vendre aux Turcs, dont le nationalisme à fleur
de peau a plus à voir avec l’Europe du XIXe siècle qu’avec celle du XXIe, l’intense
interventionnisme bruxellois qu’implique une telle union politique.
Une UE avec la Turquie ne pourrait être au mieux qu’une CEE élargie.
L’enjeu européen se confond donc avec l’enjeu turc, et la
partie serait fort bien engagée pour Londres s’il n’y avait sur le chemin de
grand candidat eurasien un petit caillou semé sur sa route par les Anglais eux-mêmes
(à leur corps défendant) et dont on avait presque oublié l’existence depuis trente-deux
ans : Chypre.
Chypre, qui vient d’entrer dans l’UE partitionnée en deux,
une république au Sud que l’ONU reconnaît comme seul Etat légitime, et une
partie occupée depuis 1974 par l’armée turque au Nord, où un régime séparatiste
non reconnu par la communauté internationale est frappé d’embargo par le Conseil de sécurité de l’ONU. Au milieu, une ligne verte où patrouille la première
et plus ancienne mission de casque bleus en activité sur le globe.
L’île, où la mythologie grecque a fait naître la déesse de la
beauté, a gagné son indépendance de la couronne britannique en 1960 après être
passée entre les mains byzantines, vénitiennes, franques, ottomanes et
anglaises. Sa population comptait alors 80% de Grecs, 18% de Turcs ainsi que
quelques Arméniens, Latins et juifs.
Une indépendance toute théorique, puisque la République ne
pouvait avoir d’armée et ne devait compter pour sa sécurité que sur trois Etats
garants, parmi lesquels deux de ses anciens colons : Angleterre, Turquie et Grèce.
Ces Etats se sont surtout montrés garants de leurs propres intérêts,
si bien qu’au prétexte d’une tentative de coup d’état nationaliste fomenté par
la dictature des colonels depuis Athènes, la Turquie a envahi en 1974 les
plaines du Nord, dont elle a chassé la population chrétienne, dans les
montagnes, pour la remplacer par des colons envoyés de Turquie.
Depuis, c’est le statut quo : La GB a une concession sur 4%
de l’île afin d’y loger deux énormes bases militaires, la Turquie colonise 34%
du territoire au Nord et la République de Chypre se contente de ce qui reste et
qui ne fait pas partie du no man’s land (comme la ville fantôme de Famagouste).
Personne ne s’intéressait sérieusement à Chypre et à ses 200 000
réfugiés depuis l’invasion de 1974, et la Turquie, comme la communauté internationale,
se satisfaisait du pourrissement de la situation.
Oui, mais voilà. Dans les années 1990, la Turquie est devenue
officiellement candidate à l’UE.
Ses trois Etats garants étant membres de l’UE ou candidat à l’intégration, la
République de Chypre s’est vue autorisée à postuler aussi, par la vertu du Traité de Londres et de Zurich de 1960.
A postuler et à satisfaire haut la main les critères de
candidature, ce qui fait que Chypre -riche et démocratique- est déjà membre de l’UE,
alors que la Turquie -pauvre et fâchée avec les droits de l’Homme- peine à ouvrir
ses négociations d’adhésion.
C’est ainsi que cette petite île hellénique se retrouve dans
la situation de juger de la candidature de son ancien colon ottoman, lequel
occupe militairement une partie de son sol et refuse obstinément d’avoir le
moindre contact diplomatique avec elle.
Une situation assez peu compatible avec nos idéaux européens de
fraternité entre nations voisines.
Quand on ajoute à cela que la question chypriote est devenue
un enjeu de politique intérieure, comme en Turquie entre militaires et islamistes,
qu’il est devenu impensable qu’un gouvernement turc puisse faire la moindre
concession sur la question, on se rend compte que le grain de sable risque bien
de bloquer la mécanique, faisant de Chypre le champ de bataille final où se
jouera l’avenir de l’Europe.
La France l’a bien compris, qui vient d’intensifier de façon
spectaculaire ses relations diplomatiques avec Nicosie. Si bien qu’un accord
militaire entre la France et Chypre -même si le terme accord est nié par
Paris- pourrait bien être signé dès la rentrée prochaine.
Accord qui n’attend d’ailleurs pas d’être signé pour entrer
en vigueur : c’est de la base aérienne de Paphos que l’armée française déploie
actuellement sa mission au Liban !
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