La boussole du juste ou comment inculquer le juste à l’IA
Qui n’a jamais rêvé d’inventer une boussole pour savoir ce qui est juste et surtout pour faire ce qui est juste ? Ce qui nous a toujours coincés dans cette recherche, c’est la considération du juste comme une simple qualité, le mot « juste » n’étant qu’adjectif et jamais un nom, jamais vu comme un concept à part entière, sauf pour ce que l'on nomme la justice. Mais si l’on veut demain inculquer à l’intelligence artificielle une notion du juste qui soit applicable, il nous revient nous-même de le définir. Non plus comme simple adjectif mais comme idée autonome.
C’est la tentative de cet article d’ébaucher quelque chose en ce sens. Mais il ne faut pas attendre d’un article qu’il délivre tout une thèse philosophique et encore moins toute la vérité. Ce sera un outil, une base pour penser le juste et aller plus loin.
Le vrai juste est le juste en soi, et non pas le juste employé comme adjectif comme cela est toujours le cas en général. L’adjectif « juste » signifie que la justice n’est que secondaire par rapport à ce qu’elle qualifie. Et souvent même l’adjectif est là pour tromper. Une « fiscalité juste », par exemple, ne signifie en rien que c’est l’idée du juste qui a fondé tout l’édifice de l’impôt. On a simplement ajusté l’impôt pour le rendre tolérable. Au contraire, le juste tout court - le juste qui n’est plus un simple adjectif - est une notion en elle-même, une notion exigeante qui n’accepte pas de seconder, d’être à la remorque d’une autre idée.
La question qui se pose est : l’IA peut-elle se montrer juste ? Dans mon article « L’IA est stupide et dangereuse », j’ai montré que puisque l’IA n’est pas humaine, elle n’a pas le sens profond du juste. Mais peut-on lui enseigner le juste ?
Je pense qu’il est possible d’inculquer à l’IA (intelligence artificielle) une part de jugement juste. Mais je distingue 7 niveaux sur l’échelle du juste, le premier, le plus basique étant la solidarité réflexe (vitale pour le groupe animal ou humain). Puis la réciprocité (qui naît avec le troc notamment) puis la légitimité (les chefs et les sages, par exemple), puis l’égalité (une idée très récente dans l’histoire de l’Homme), et enfin la solidarité et la fraternité. Cette graduation correspond aussi à peu près à une autre échelle que je conçois ainsi : vital, indispensable, nécessaire, utile, très souhaitable, souhaitable.
En plus de ces sept niveaux, je considère qu’il existe deux formes de juste qui sont exceptionnelles et dérogatoires et que l’on ne peut pas déléguer à l’IA : la charité et le juste radical (ce qui est dur mais juste, ce qui se tranche de façon nette à défaut de critère adéquat). Ce sont les deux formes extrêmes de justice qui requièrent toute la force de l’humanité.
1°) Les sept catégories du juste
1 - Le juste de nécessité : c’est le juste primitif et vital des groupes d’animaux ou d’humains : la solidarité envers les plus faibles ou, au contraire leur sacrifice pour la survie du groupe. C’est une solidarité-réflexe.
2 – Le juste de réciprocité : il apparaît très tôt dans les groupes. C’est le respect réciproque, l’honnêteté et l’équilibre dans les échanges et dans le troc. Le principe de réciprocité négative s’exprime dans la morale avec le vieil adage « ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas que l’on te fasse », un principe présent sur tout le globe depuis des millénaires. Le principe de récirpocité implique aussi la retenue dans le jugement que l'on porte sur les autres.
3 – Le juste de légitimité. Cette forme de juste existe déjà chez certains animaux comme les primates. Les mâles supérieurs, par exemple ont une légitimité spéciale qui est admise comme juste par le groupe jusqu’au jour où elle est remise en cause par un nouveau mâle dominant. Les monarchies et les empires procèdent du même principe de légitimité.
On reconnaît aussi une légitimité à la victime. Le témoignage est réglementé de façon rigoureuse. Dans les textes sacrés, le témoignagne a une part très importante. On est légitime à obtenir réparation si l’on produit plusieurs témoins dignes de foi qui mettent leur honneur, voire leur existence, en jeu.
On est aussi légitime à défendre son intimité et ce qui nous est cher : la vie de nos proches, nos biens les plus précieux, notre réputation, etc.
4 – Le juste d’utilité. Elle est aussi une forme de légitimé et de juste. Dans les sociétés archaïques, pas si éloignées de notre époque, les inutiles étaient négligés voire éliminés : les vieux, les infirmes…Quand la vie est très difficile, le groupe ne peut pas s’offrir le luxe de faire preuve de bienveillance et d’entretenir des poids morts. Les personnes inutiles acceptaient souvent leur sort au nom de cette forme de juste.
Le juste d'utilité explique les différences de traitement selon les individus en fonction des critères comme le mérite, le résultat accompli, une certaine forme de réussite, l'effort exceptionnel unanimement reconnu. Une IA serait capable de faire de distribuer des récompenses selon ces divers critères introduits dans une grille d'évaluation.
5 – Le juste d’égalité. Cette forme de juste est apparue très tard dans l’histoire de l’humanité. Elle a connu des formes primaires chez certains peuples, comme chez les grecs de la République. Mais elle n’était pas universelle : les esclaves et les femmes n’étaient pas traités sur un pied d’égalité.
C’est l’égalité de droits qui est proclamée dans la Déclaration de 1789, pas la réalité effective.
Une forme d’égalité stricte peut se décider dans certaines situations, un peu comme dans les jeux de cartes et de société où les mises de départ sont les mêmes pour tous. Elle existe par exemple pour le droit de vote qui n’est plus censitaire : un homme, un vote.
Le principe antique « rien de trop » signifie que chacun doit recevoir son strict dû : rien de moins mais rien de plus.
6 – Le juste de solidarité et de fraternité.
La fraternité se dit de la cohésion très forte qui s’exprime au sein d’un groupe uni autour d’une autorité, d’intérêts communs, de valeurs communes : la famille, le clan, la communauté, la nation.
La solidarité est humaine et elle ne s’arrête pas aux appartenances ni aux statuts de nationaux ou de citoyens. Elle est universelle au sein de l’espèce humaine dans sa totalité. Elle peut même aller au-delà et se manifester envers des animaux.
7 –Les formes de juste exceptionnels et dérogatoires. Il s’agit, aux deux extrémités, de la charité, et du juste sévère d’autorité. Aucune de ces deux formes n’est du juste authentique. En effet, ces sont des formes extrêmes et la norme convient mieux à ce qui est juste.
Quand la charité est étendue, c’est que la société est injuste. Les dames patronnesses accomplissaient leurs bonnes œuvres dans une société très inégalitaire dans laquelle les gens très pauvres mouraient de faim. La charité et la philanthropie existent quand la justice fait défaut. Elles sont doublent plus injustes en ce qu’elles valorisent les donateurs en en faisant des personnes généreuses qui trouvaient ainsi une voie de salut après leur mort au paradis. La charité n’est qu’un palliatif de la justice.
L’autre extrême justice est celle qui tranche d’autorité. Trancher est justement le mot quand il s’agit d’un nœud gordien qui ne produit que de l’injustice sans qu’aucune forme habituelle de juste puisse faire cesser la situation. On utilise cette expression depuis qu’Alexandre le Grand a rompu le nœud qu’on le défiait de défaire. Nous avons des exemples récents de cette forme de justice extrême de dernier recours : la suppression de la taxe d’habitation qui était devenu irréformable, l’abandon du projet de Notre-Dame-des-Landes qui était une autre situation inextricable.
Dans ces formes de juste exceptionnels, chacun aura en tête aussi les fameux jugement de Salomon qui eut pour mérite de faire éclater la vérité par la simulation d'une grande violence. La fin quelquefois justifie les moyens, quand le juste est au bout. Mais le principe ne peut être que le dernier recours et seule l'autorité suprême, celle qui a toute légitimité, est autorisé à l'activer dans l'intérêt général et par exemplarité du juste.
Les catégories 6 et 7 du juste sont exclusivement humaines et ne peuvent pas être traitées par une intelligence artificielle.
2° Les accords et les conflits entre ces sept catégories
Conflit entre le juste d’égalité et le juste primaire
Le juste de nécessité, premier niveau du juste, a moins cours dans nos sociétés modernes évoluées où nos principaux besoins sont satisfaits. Nous n’avons plus besoin de chasser pour nous nourrir, nous avons un médecin traitant pour nous soigner, etc. C’est ainsi que nous avons la fâcheuse tendance à l’oublier, à faire comme s’il n’existait plus. Or, de nombreuses populations souffrent encore de nos jours de malnutrition ou fuient les guerres, les dictatures. Le juste le plus primaire ne leur est pas appliqué.
Quand certains groupes issus de ces populations arrivent à nos frontières, notre conception du juste est avant tout celle de l’égalité, cette égalité de confort des sociétés favorisées. Par exemple, certains d’entre nous s’écrient que l’Etat risque de donner trop aux étrangers et pas assez aux Français. C’est là un conflit entre deux visions du juste, correspondant à deux niveaux différents sur l’échelle du juste. Mais, ceux qui pensent ainsi sont ignorants de la réalité et se réfèrent à un niveau de juste que ne connaissent pas ces gens et qu’ils ne songent même pas à réclamer. Car ce dont ils rêvent c’est seulement de pouvoir satisfaire les besoins vitaux minimaux : boire, manger, dormir sans prendre le risque de mourir de froid.
Conflit au sein du juste de légitimité
Si des conflits peuvent opposer des échelons du juste, ils peuvent aussi naître à l’intérieur d’une même catégorie. C’est le cas classique qui oppose la légitimé d’Antigone à celle de Créon, la légitimité de l’intimité et de la protection de soi et de ses proches (fussent-ils morts) à la légitimité du chef, de l’autorité et de l’ordre.
Les exemples de ces sortes sont nombreux et nous ne pourrions pas tous les citer ici. Mais l’important est de savoir quelles sont les catégories et d’apprendre à comparer les priorités du lieu et du moment. Car l’autre particularité du juste est qu’il est connecté au temps et aux lieux. Il y a un temps pour requérir à telle forme de juste, un autre temps pour appliquer une forme différente. Pour les migrants en danger par exemple, le juste à appliquer est le juste d’urgence, le juste primaire qui consiste à assurer l’hospitalité aux personnes en grande détresse. Le juste qui correspond à la légalité de leur statut est une question à traiter ensuite. Sauf les cas, bien entendu, d’individus potentiellement dangereux, qui doivent faire l’objet d’un traitement très spécifique. Mais regarder les migrants avec le prisme du juste de l’égalité – cette forme de juste très récente, évoluée, qui est en quelque sorte un luxe pour beaucoup – est une aberration et c’est même une attitude très injuste.
En conclusion, je dirai que le juste est comme un accord de musique. Le Juste est un accord composé de plusieurs notes (niveaux) du juste. Il existe une note fondamentale, qui sert de note de base de la construction à l’accord, et il y a un certain nombre d’autres notes (niveaux de juste entrant en ligne de compte). Le résultat produit ne doit pas dissoner. Et, pour cela, il ne faut jamais s'écarter trop de la fondamentale.
Il existe un temps pour chaque forme de juste et il ne faut donc pas agir par anachronisme. Comme en musique, le tempo et le rythme sont essentiels. Les autres circonstances, notamment de lieu, sont aussi à prendre en compte, cela s'appelle l'équité, connue dans l'Antiquité sous le nom de Epikie. L'epikie, développée par Thomas d'Aquin est la vertu qui permet de bien appliquer les lois dans le domaine humain. Ces temps-ci, en France, il est beaucoup question d'applications rigoureuses de la loi comme rémèdes à tous les dangers : il est exigé d'être inflexibles, intraitables avec les migrants, les zadistes, les associations (discours de Macron à Calais), et ainsi de suite. Mais la loi, rien que la loi, ne permettra pas de tout régler et n'est en tous cas pas la meilleure source d'harmonie. L'epikie est importante.
Le résultat de la combinaison des niveaux de juste, tenant compte des circonstances de temps et de lieu et des personnes (qui elles sont, quelle est leur histoire, que cherchent-elles), est le Juste, l’accord harmonieux.
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