La carte du Tendre (Théorie du PCRA 2)
Dans un précédent article, nous avons commencé à explorer la notion de PCRA (Plan Cul Régulier Affectif) avec l’objectif d’en comprendre le « pourquoi ». Nous en étions restés à l’hypothèse que le PCRA pourrait être non une fin en soi mais le résultat d’une tentative inaboutie pour échapper au couple traditionnel. Car de plus en plus de personnes savent ce à quoi elles veulent échapper mais elles ne savent pas forcément vers où elles souhaitent se diriger. A cette fin, après avoir répondu à la question du « pourquoi », nous tenterons d’esquisser les premières lignes d’une version actuelle et non mythique de la carte du pays de Tendre afin de faciliter autant que possible l’orientation de ceux qui cherchent leur chemin en ce beau pays.
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S’il ne fait aucun doute que les adeptes du PCRA se sont écartés des habitudes des couples traditionnels, il n’est pas certain qu’ils en soient forcément beaucoup plus heureux.
Tout se passe un peu comme si voulant s’éloigner de la rive de la tradition, ils s’étaient engagés dans le fleuve du Tendre, le pays de l’amour, et se trouvaient en quelque sorte coincés au milieu du gué, dans une situation qui a ses avantages mais qui n’est pas vraiment confortable, en tout cas, pas très satisfaisante. De fait, la tonalité dominante est celle du « blase ». Quelque chose manque : la traversée n’a pas été achevée !
Il ne paraît pas insensé d’imaginer que cette situation découle d’une méconnaissance de la dimension sur laquelle les « explorateurs » du Tendre ont à progresser pour atteindre l’autre rive.
Et il y a bien des raisons de penser que cette dimension cruciale pourrait être celle qui va de l’autre comme objet à l’autre comme sujet, c’est-à-dire, l’autre comme individu libre et autonome.
Si on considère que le fleuve partage cette dimension en son milieu, alors il est une rive à fuir assurément : celle de la tradition, celle dont le PCRA s’est quelque peu éloigné et où l’autre est avant tout objet de désir, de plaisir, de satisfaction. C’est la rive où l’autre est un « être-sous-la-main » que nous voulons conforme à nos attentes et que, en conscience ou en toute inconscience, nous nous pensons en droit de « transformer » ou de « modeler » pour qu’il corresponde aussi exactement que possible à l’idée que nous nous en faisons.
Cette attitude s’est trouvée illustrée durant deux millénaires au moins par la domination masculine qui — avec une violence aux multiples formes, omniprésente, mais encore bien loin d’être reconnue comme telle (ainsi qu’il apparaît avec l’affaire Strauss-Kahn) — a fait de la femme la « chose » du mâle, notamment sous l’angle sexuel.
Celle-ci n’a longtemps été qu’une poupée, une marionnette devant se soumettre à la volonté de l’autre. Elle n’était donc pas respectée dans sa dimension de sujet. Elle n’était pas vue comme un être qui serait source, cause, responsable de ses choix, comme de ses actes. Elle n’était pas désirée en tant qu’être libre, agent ou acteur de sa propre vie et non patient. C’était avant tout une femme-objet.
L’invention de l’amour courtois au XIe siècle a, de manière presque miraculeuse, amené, au moins dans les représentations sinon dans les actes, un complet renversement de ces valeurs, de sorte qu’une forme d’adoration masculine de la femme est apparue. L’imagerie du preux chevalier tout dévoué à la dame de ses pensées l’illustre parfaitement. Mais les institutions sociales et religieuses ont très vite étouffé la révolution dont ce renversement était porteur.
Il y avait en effet un énorme potentiel de subversion dans le fait que ce qui était valorisé alors était un amour d’une pureté absolue, dégagé de toutes les contingences matérielles et légales liées à la vie de couple que le mariage officialise.
L’amour courtois était à l’origine un amour adultère entre deux êtres libres tant du point de vue social que biologique (ils ne cherchaient ni le mariage ni la reproduction).
Ce qui s’affirmait alors était le souci de l’être de l’autre et l’absolu respect qui lui était dû, en particulier de la part du rustre, le mâle, qui allait devoir faire montre d’une capacité de régulation de ses instincts sexuels, par exemple, dans l’épreuve de l’assag (essai) ce sommet de tension dans le désir amoureux que la belle et son homme éprouvaient lorsqu’ils devaient passer une nuit nue à nu sans se toucher, avec dans la couche, une épée les séparant et marquant la limite à ne pas dépasser.
La maîtrise de soi affichée par les amants sachant se contenir ou s’abstenir alors qu’ils se trouvaient ainsi portés à l’apogée du désir est ce qui permettait de faire passer l’autre du statut d’objet désiré à celui de sujet désiré — car en faisant preuve de continence ou d’abstinence, chacun prouvait à l’autre que ce qui était désirable était non sa possession physique mais sa présence en tant qu’être, en tant que sujet... désirant.
Aussi étrange que cela puisse paraître, il me semble que c’est précisément cet idéal du rapport humain qui est en train de refaire surface — mais à reculons — au travers de cette nouvelle forme du désordre amoureux qu’est le PCRA. Si les apparences peuvent sembler bien éloignées d’un quelconque idéal, c’est que le principal moteur de cette évolution n’est pas tant le souci de l’autre que le souci de soi.
Chacun se bat pour préserver sa liberté, de choix, d’action, de désir, son statut de sujet, c’est-à-dire, son pouvoir de décider pleinement de sa trajectoire de vie. Ceci amène une remise en cause des déterminismes socioculturels sous l’égide desquels les couples se sont jusqu’à présent formés. Il y a de moins en moins de normes qui vaillent en matière relationnelle. De plus en plus, chacun fait ce qu’il lui plaît.
Ceci vaut, bien sûr, autant pour les hommes que pour les femmes. Car même si les rôles masculins et féminins traditionnels ont, depuis plus de deux millénaires, amené une domination masculine au plan socioculturel, ils ont été l’occasion d’une instrumentalisation réciproque dans la mesure où la femme a pu elle aussi demander à son conjoint qu’il satisfasse ses attentes, besoins, désirs, etc. Que ces derniers diffèrent ou non de ceux de l’homme n’importe pas ici. Ce qui compte, c’est qu’ils peuvent tout aussi facilement se présenter comme des exigences qui, en tant que telles et aussi légitimes qu’elles puissent paraître à première vue, font de l’autre un objet, au sens où il s’agit alors d’exercer sur lui un pouvoir qui, par ce fait même, nie son statut de sujet.
Au masculin comme au féminin, la tendance actuelle est donc de se préserver de ce qui est vécu de plus en plus comme un système de contraintes que l’autre impose et qui limite le sentiment de liberté ou de « toute puissance »… :
(a) dont nous retirons tellement de jouissance
et que
(b) nos sociétés individualistes et capitalistes cultivent en nous depuis l’enfance.
Ainsi, nous fuyons la pulsion d’emprise de l’autre et, si nous disposons d’un minimum d’empathie, nous comprenons que l’autre puisse vouloir fuir la nôtre. Comme indiqué plus haut, le PCRA me paraît l’expression directe de ce besoin de préservation de soi en tant qu’être libre.
A priori, cela pourrait sembler bel et bon mais il convient de noter qu’il s’agit d’une dynamique purement égoïste, car l’individu reste ici seulement centré sur ses besoins et l’autre n’intègre cette « non relation » qu’est le PCRA qu’en tant qu’il/elle ne satisfait pas complètement lesdits besoins.
De fait, l’adepte du PCRA reste complètement disponible à la perspective de tomber amoureux… par ailleurs. Car il/elle se garde bien mélanger les genres ! Il en résulterait une situation désaxée et douloureuse dont le caractère aversif a été joliment exprimé par ce cri du cœur d’une chateuse : « en fait je suis love de mon plan cul .......... argh » !
Dans le PCRA, l’autre est donc le non-complètement-satisfaisant qui vient alimenter le système d’attentes du sujet d’une manière qui, bien que suffisante pour engendrer du plaisir, reste en deçà de l’idéal qui conditionne l’accès à l’état amoureux proprement dit.
Nous restons ainsi ici dans un fonctionnement où l’autre est appréhendé en tant qu’objet venant combler tant bien que mal les attentes de son partenaire. S’il a gagné en liberté et peut se poser comme sujet, c’est seulement parce que ce partenaire a déjà perçu qu’il ne correspond pas à l’objet idéal et qu’il renonce donc à le… posséder.
Le côté affligeant du PCRA tient donc, tout à la fois… :
1. à son enracinement dans le négatif, c’est-à-dire, le fait que l’autre soit appréhendé comme « non conforme à l’objet idéal » que l’idéologie occidentale, individualiste et capitaliste, nous invite à poursuivre sans fin, dans une constante extension du domaine de la lutte.
2. au fait qu’une forme de résignation apparaît au fur et à mesure que cet « objet idéal » semble de plus en plus difficile à atteindre : c’est le « blase », à tonalité dépressive, vécu comme une désillusion alors même que le sujet garde complètement ses illusions, son espoir de rencontre idéale, source du vécu négatif. Bien que son expérience l’amène à ne plus vraiment espérer la réalisation de cet idéal, le pratiquant du PCRA reste incapable de l’anéantir pour le lire, enfin, comme totalement illusoire, comme ne pouvant avoir de réalité. S’il doit remettre quelque chose en cause, ce ne sera pas l’idéal, mais lui-même.
3. Cette centration sur l’objet idéal fait que l’autre est, au moins en principe, absent en tant que véritable sujet, c’est-à-dire, en tant que sujet que l’on désire connaître. Certes, le cadre du PCRA offrira à certains l’occasion de se découvrir puis de se rencontrer véritablement, hors de toute instrumentalisation. Mais ce n’est pas la loi du genre. L’autre est d’abord là comme source (objet) de satisfactions.
En résumé, on pourrait dire que le PCRA résulte tout à la fois… :
a. D’un ensemble de besoins sexuels et affectifs qui porte à l’attraction vers l’autre.
b. d’une volonté de se préserver en tant que sujet — c’est-à-dire, en tant qu’être libre de ses choix — et donc d’un refus et même d’une fuite de la situation d’instrumentalisation de soi par l’autre à des fins biologiques, sociologiques ou psychologiques.
c. d’un refus de renoncer définitivement à certains désirs (l’idéal) malgré l’échec répété des expériences passées.
d. et, par conséquent, d’un consentement à prendre ce que l’autre non-complètement‑satisfaisant a à offrir dès lors qu’il se contente de ce que l’on a soi-même à offrir.
Pour revenir à l’image d’une traversée du fleuve du Tendre d’une rive à l’autre, on peut dire que le PCRA se trouve au beau milieu du gué parce que :
1. il s’est éloigné de la rive de l’instrumentalisation, celle où l’individu est traité par son partenaire comme un objet de satisfaction
2. mais il reste également loin de l’autre rive, celle où tout est fait pour que l’individu comprenne qu’il est désiré et respecté en tant que sujet, libre par définition.
3. autant il s’agit d’un mode relationnel qui reconnaît à chacun plus de liberté que la relation de couple traditionnelle, autant l’autre reste un « objet » visant à la satisfaction de besoins qui, bien que dépassant la seule sphère sexuelle, n’en sont pas moins le mobile premier de la relation.
Nous pouvons à présent nous figurer pourquoi il existe quelque chose comme le PCRA et nous voyons du même coup « ce qui manque ici » : tout simplement le fait d’atteindre la rive où l’autre est pleinement sujet.
Ce qui veut dire, revenir à la source de l’amour en Occident, revenir à l’esprit de l’« amour courtois » pour l’actualiser ici et maintenant.
Comprendre l’essence de la révolution que fut l’amour courtois constituera l’objectif des troisième et quatrième parties de cette étude.
Dans les deux dernières, la réflexion portera sur les aspects pratiques, sur les conditions de mise en œuvre d’un nouveau mode relationnel qui soit pleinement respectueux de l’autre en tant que sujet.
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