La concurrence des états est-elle souhaitable ?
Il est question ces derniers temps de crise européenne et de réduction des dettes publiques des états. Or la crise qui touche les pays du sud de l'Europe serait due, entre autre, à un effet de la concurrence allemande qui baisse les coûts du travail afin de favoriser son activité économique, au détriment de celle des autres pays (et de ses citoyens).
A l'évidence, la conduite de l'union européenne a délibérément mis en place un "marché des états", c'est à dire une concurrence fiscale, par l'adoption d'une monnaie unique sans contrepartie d'harmonisation fiscale ou de mutualisation des dettes et sans possibilité d'utiliser le levier monétaire, et les perdants de cette mise en concurrence, accentuée par la spéculation, en font aujourd'hui les frais. On les prie de rentrer dans le rang, de devenir eux aussi compétitifs. A la clé, une optimisation des services publics, plus efficaces et moins couteux, et bien sûr, le retour de la croissance économique.
On vante généralement les vertus de la compétition dans le domaine économique, qui pousse les entreprises à se dépasser pour mieux servir leurs clients. C'est du même mécanisme qu'on attend une optimisation des services publics. Mais en quelle mesure cet argument est-il réellement valable, et surtout, en quelle mesure est-il transposable aux états ? Y a-t-il un sens, un avantage économique, à mettre les états en concurrence fiscale ? Et si oui, pourquoi seulement les états, et pourquoi ne demande-t-on pas à la Creuse ou au Poitou de venir concurrencer l'île de France ?
La concurrence entre entreprises
On peut voir le marché libre comme un environnement au sein duquel évoluent les entreprises. Soumises à une sélection darwinienne, seules les plus aptes survivent. De cet effet sélectif, pense-t-on, pourra émerger une certaine optimisation : c'est que les plus aptes, ce sont celles qui répondent le mieux aux besoins de la société. Mais pour être bien certain que l'argument est valable, il nous faut examiner les critères de sélection. Or concrètement, ce qui fait qu'une entreprise survit, ce n'est pas qu'elle "répond le mieux aux besoins de la société" (quoi que ça puisse signifier), mais que ses bénéfices sont plus importants que ses dépenses.
En simplifiant un peu, on trouvera trois aspects essentiels qui peuvent favoriser la survie d'une entreprise ainsi comprise : d'abord la satisfaction réelle de sa clientèle (ce sur quoi se joue la concurrence), ensuite la pression qu'elle exerce sur ses fournisseurs, sur ses salariés et sur les ressources externes au marché, enfin la qualité de sa communication, en particulier envers ses clients. On pourra objecter que la pression sur les fournisseurs n'est qu'un report de la concurrence un cran plus loin, et donc produit des effets bénéfiques en cascade. Toutefois cette pression est modulée par le rapport de force qui peut exister, et donc outre ce report de la concurrence, on peut ramener l'effet de cette pression à un effet favorisant les grosses structures capables de négocier durement au détriment des petites. Ce simple modèle darwinien prédit la plupart des effets du système capitalisme qu'on observe aujourd'hui : un marketing très prononcé, une productivité exemplaire, une concentration, une pression sur les salaires et un impact important sur l'environnement et le tissu social.
Il est donc tout a fait réducteur d'affirmer que la mise en concurrence est fondamentalement bénéfique économiquement, dans la mesure où la satisfaction de la clientèle n'est que le seul des trois critères de survie des entreprises en concurrence qu'on pourrait assimiler à un "bienfait pour la société". Les deux autres sont soit délétères (la pression) soit fondamentalement inutile et constituant donc un manque à gagner (le marketing). En outre, le rapport de force existe aussi entre clients, plus ou moins fortunés, et les effets bénéfiques ne sont pas également répartis.
Bien entendu les états et les combats sociaux on compensé dans une certaine mesure ces aspects délétères, par la mise en place de contraintes légales ou la redistribution des richesses. Mais que se passe-t-il si on étend cette idée de concurrence aux états eux-même ?
La concurrence entre états
Il faut d'abord, pour transposer notre modèle, identifier dans le cas des états ce qui vaut pour "fournisseur" (les destinataires des dépenses), "client" (la source des recettes), et quel service est rendu exactement aux clients. Pour les besoins de l'analogie, on peut dire que les "fournisseurs" de l'état sont les bénéficiaires des services publics et ses "clients" les travailleurs, entreprises et consommateurs qui paient les impôts. Son rôle serait de fournir à ses clients un climat social favorable : une population éduquée, en bonne santé et culturellement épanouie, un environnement sain, un cadre juridique et sécuritaire assurant la paix sociale ainsi qu'un certain nombre d'infrastructures
Mais on voit d'emblée que la logique est biaisée dans la mesure où les "fournisseurs" et "clients" sont largement captifs, puisque hormis les cas d'immigration qui restent minoritaires, il est peu loisir aux bénéficiaires des services publics de changer de pays quand ils le souhaitent. C'est un peu moins vrai, toutefois, des "clients", et notamment quand il s'agit d'entreprises internationales ou de personnes fortunés. Ce qui va permettre à un état d'être concurrentiel, c'est donc essentiellement de satisfaire ces quelques clients qui ne sont pas captifs, ceux sur qui se joue la concurrence, à savoir les multinationales et les résidents fortunés, et d'augmenter la pression sur tous les autres partenaires : "fournisseurs" (les bénéficiaires des services publics), "clients captifs" (travailleurs, consommateurs et petites entreprises), "salariés" (les fonctionnaires) et ressources externes. Enfin, c'est d'améliorer sa communication envers ses clients, ce qu'on appelle généralement : "rassurer les marchés".
Bien sûr il existe un autre "client" sur lequel l'état doit compter dans une démocratie, qui est le citoyen se rendant aux urnes. L'exigence démocratique n'est pas le fait de la mise en concurrence fiscale des états, c'est pourquoi nous l'avons occulté jusqu'ici, mais elle est bien sûr présente et vient s'ajouter à la concurrence fiscale, obligeant les gouvernements à ménager la chèvre et le choux. La concurrence démocratique des partis politiques a grosso-modo les mêmes effets : satisfaction réelle et communication accrue envers les clients (marketing politique) et pression sur les hommes politiques eux-même. La concurrence fiscale des états entre eux vient simplement ajouter une nouvelle exigence.
Il est possible que certains partis s'orientent plus franchement vers un certain type de "clientèle", ce qui devrait les amener à palier aux insuffisances vis à vis de l'autre par une communication accrue, ce qui s'apparente à une instrumentalisation. Le succès de telle ou telle approche dépendra fondamentalement du rapport de force entre ces différentes clientèles. Reste donc à savoir : aujourd'hui, qui du citoyen ou de l'entreprise multinationale a tendance à être instrumentalisé par les gouvernements au profit de l'autre, à coup de communication ?
Le dilemme du prisionnier
En somme, dans un cadre de concurrence fiscale, le rôle de l'état sera moins de fournir un cadre de vie favorable aux citoyens, moins de répondre aux exigences démocratiques, et plus de fournir à moindre coût un cadre économique favorable pour les entreprises internationales et pour la croissance économique : une main d’œuvre bien formée, en relativement bonne santé et si possible motivée, des infrastructures qui desservent les zones économiques, un cadre juridique assurant la paix sociale, mais pas trop contraignant pour les activités économiques, etc. Au passage, il faudra limiter au stricte minimum les dépenses inutiles, celles qui ne servent pas directement les intérêts de ces entreprises multinationales.
Le principal problème est que, contrairement aux effets positifs de la mise en concurrence des entreprises qu'on peut espérer concerner la totalité des clients de ces entreprises (quand bien même certains valent plus que les autres), la mise en concurrence des états entre eux ne peut concerner qu'une partie d'entre des "clients", ce qui réduit d'autant les effets bénéfiques. Ceux-ci ne sont pas pour autant réduits à néant pour les citoyens, mais ils deviennent indirect, c'est à dire que l'action de l'état ne bénéficie aux citoyens que dans la mesure où elle bénéficie aux entreprises internationales, et que l'activité de ces entreprises bénéficie en retour aux citoyens. Seulement si elles sont internationale, leurs clients ne sont pas uniquement présents dans le pays en question, mais surtout au passage, on multiplie les "pertes", c'est à dire les effets néfastes : pression sur les citoyens, fonctionnaires, petites entreprises, salariés, ressources naturelles...
Nous nous plaçons volontairement dans un cadre global consistant à relever les bienfaits de la concurrence pour l'ensemble de la société. On pourra observer cependant que si l'on se place dans le point de vue d'un état particulier, on verra apparaitre certains effets positifs supplémentaires, qui en fait on lieu au détriment des pays voisin. Si une entreprise s'installe en France, cela créera des emplois en France, au détriment de ceux qu'elle aurait créé ailleurs. C'est donc d'un jeu à somme nulle qu'il s'agit et qui rappelle le dilemme du prisionnier : chaque joueur pris séparément a intérêt à jouer contre l'intérêt collectif.
On peut avoir l'illusion, notamment quand on est le gagnant du jeu, que la concurrence est fondamentalement bénéfique. Ainsi on peut croire que si tous les pays européens adoptaient la politique allemande, il y aurait de la croissance partout. Ca ne peut pas être le cas : les pays qui adopteraient une politique semblable viendraient forcément concurrencer l'allemagne sur son terrain, dans la mesure où la majorité de ses échanges commerciaux ont lieu à l'intérieur de l'Europe, et une partie de la croissance allemande serait simplement transférée.
On peut en conclure que globalement, la mise en concurrence fiscale des états n'est pas souhaitable économiquement.
Conclusion
Certes il s'agit ici d'un modèle qui ne correspond pas totalement à la réalité des choses, mais plutôt de ce qu'on peut logiquement attendre, tendenciellement, d'une mise en concurrence fiscale des états. Evidemment, d'autres paramètres entrent en jeu. N'oublions pas que le marché ainsi décrit n'est qu'une petite partie de la réalité. Si nous vivons dans un monde darwinien, les critères de sélection, les règles du jeu, sont eux-même en évolution permanente et peuvent être définies par une volonté commune, ce qui ouvre un espace des possibles bien plus grand que les quelques mécanismes évoqués ici. La concurrence fiscale elle-même n'est pas inéluctable, ce n'est pas une loi de la nature.
Mais alors, si elle n'est pas une loi de la nature, pourquoi la met-on en place ? Pour le comprendre il faut nous replacer dans le contexte du dilemme du prisonnier. Le fait que la compétition soit gagnante au moins pour certains des joueurs peut amener à croire qu'elle est bénéfique en soi.
De manière un peu caricaturale, prendre la perspective d'un état donné et voir le gain individuel en occultant la perspective globale est une posture privilégiée par la droite, tandis que la perspective inverse est privilégiée par la gauche. On comprend que la droite aura tendance à mettre en avant les bénéfices issus de la concurrence, bien que cela relève d'un parti pris consistant à adopter une certaine perspective, et qui peut aboutir à rejeter la possibilité d'un compromis entre concurrents. A l'inverse, la perspective de la gauche pourra s'avérer perdente si elle persiste à jouer l'intérêt commun sans contrepartie des concurrents, ce qui amène de la part de ses opposants à lui reprocher son manque de pragmatisme.
Ce qui pose problème, c'est que s'il est possible de justifier l'idée de concurrence entre l'Europe et les autres états ou continents, il n'y a a priori aucun intérêt à faire valoir une concurrence interne, tout comme il n'y aurait pas d'intérêt, sauf dogmatisme idéologique, à mettre en concurrence fiscale entre les régions françaises : la coopération entre régions et l'unité du pays bénéficie à tout le monde. Ici on rejoint la plupart des analyses sur la question : le problème fondamentale de l'Europe, c'est une intégration économique sans intégration politique venant justifier des politiques de concurrence tout a fait néfastes à l'échelle européenne.
Bien sûr nous n'avons fait ici qu'évoquer un aspect du problème. Il resterait à intégrer un pan entier : celui de la finance.
17 réactions à cet article
Ajouter une réaction
Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page
Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.
FAIRE UN DON