La conspiration des médiocres
Quand on se pose la question de savoir si, pendant une période difficile pour le pays où l'on vit, on rejoindrait le parti de ceux qui décident de résister à la difficulté, un frisson d'héroïsme ou le spasme de l'évidence répond à l'interrogation. Cependant, en constatant qu'en Tunisie l'immolation d'un homme déclenche une suite de révolutions, alors qu'en France, l'immolation de quelques chômeurs ne soulève pas l'indignation dont s'est gargarisée le pays entier en écho du prophète Hessel, on réalise, finalement, qu'on n'a même plus le courage de la honte.
Ce "on", c'est une foule de forces en action, disparate mais tendue vers le maintien, le développement ou la réalisation de conforts particuliers.
Ce "on" parade sans scrupule dans les palais de la République. Ils s'avancent comme des gens importants, ils jouissent avec une immunité écœurante de privilèges dont les résultats de leurs actions et de leurs comportements devraient les priver. Représentant une noblesse à cocarde et écharpe tricolore, ils refusent de produire jusqu'à l'effort symbolique qui redonnerait courage, sinon confiance, à ceux qui en ont besoin. Aucun députés n'a voulu symboliquement partager l'effort d'impôt de ceux qui bossent. Leur solution, retourner leur poche pour montrer ce qu'il y ont entassé. Bel effort, Merci m'sieurs dames...
La Connaissance Inutile de Jean-François Revel explique le paradoxe d'un monde où l'information est à portée de main, c'est-à-dire d'un monde où les décideurs n'ont jamais travaillé dans de meilleures conditions, mais sans que notre situation en soit améliorée. La phrase d'introduction de cet ouvrage est sans appel : "La première de toutes les forces qui mènent le monde est le mensonge". Prenons un exemple récent. Le 19 février 2012, lors de son premier meeting de campagne à Marseille, le candidat Nicolas Sarkozy promettait de réduire de 10 à 15% le nombre des députés. Comme président, il avait ouvert les circonscriptions des élus de l'étranger : onze sièges supplémentaires par une réforme de la Constitution en 2008. Cette décision fut prise malgré les recommandations de la commission Balladur qui jugeait que les douze sénateurs élus par les expatriés s'acquittaient de leurs tâches. Récemment, deux élues - PS - de ces circonscriptions nouvelles ont eu leur élection invalidée et ont été sanctionnées d'inéligibilité pendant un an. Dans la première circonscription, l'Amérique du nord, l'abstention s'élevait à 86.63%, dans la seconde regroupant l'Italie, la Grèce et Israël, elle était de 79.60%. Sur les onze circonscriptions, l'abstention moyenne atteignait 79.27%.
L'écrivain irlandais C.S. Lewis (1898-1963) a décrit ce que nous sommes en train d'oublier, de mélanger et de confondre à cause de "on". "L'exigence d'égalité a deux sources ; la première est la plus noble, la seconde la plus vile de toutes les émotions humaines. La source noble est le désir de justice, l'autre est la haine de toute supériorité. [...] L'égalité (en dehors des mathématiques) est une notion purement sociale. Elle ne concerne l'homme qu'en tant qu'animal politique et économique. Elle n'a pas de place dans le monde de l'esprit. La beauté n'est pas démocratique, la vertu n'est pas démocratique, la vérité n'est pas démocratique. La démocratie politique est condamnée si elle s'efforce d'étendre l'exigence d'égalité à ces sphères plus élevées. La démocratie éthique, intellectuelle ou esthétique est quelque chose de fatal. Une éducation vraiment démocratique - c'est-à-dire une éducation qui saura préserver la démocratie - doit être dans sa sphère propre, implacablement aristocratique, audacieusement élitiste. [...] La démocratie exige que de petites personnages puissent ne pas prendre les grands hommes trop au sérieux, mais elle meurt quand elle est pleine de petits personnages qui se prennent pour des grands hommes."
Les conséquences de l'incompétence de "on" sont dramatiques. Aujourd'hui, 500.000 Français n'ont pas de travail depuis plus de trois ans, trois millions d'hommes et de femmes sont, faute d'emploi, mis au ban de la vie sociale ; certains d'entre eux ont trouvé l'épreuve si insupportable qu'ils se sont brûlés à mort. Ils l'ont fait en public, espérant peut-être faire le "buzz" comme on dit, et que leur sacrifice réveille nos consciences. Mais aucun relais n'a été proportionnel à leur désespoir. Sur Internet, soit disant le lieu de la liberté et de l'indignation, aucun tweet d'alarme, à peine le toussotement gêné de quelques journalistes : on a préféré la mort de la femme d'un athlète sud-africain.
Les trois brûlés ne seront pas décorés, personne dans les palais de la République n'a reçu les syndicats de chômeurs (y en a pas ! je plaisante, comme le président de la République). Auraient-ils pu, au moins, ces "ils" et ces "on", recevoir leurs familles pour s'excuser de n'avoir pas gagné la guerre contre la crise qu'ils ont laissée se répandre (quand ils ne l'ont pas niée) ? Ils ne sont pas morts pour la France, ils sont morts à cause d'elle, peut-être... Les responsables des suicides à France Télécom ont été traqués, désignés, mais les suicidés de Pôle Emploi n'ont pas eu le support d'une centrale syndicale pour réclamer réparation, ils n'ont pas eu la plume téméraire d'un intellectuel pour les regretter, ils n'ont pas eu les larmes d'une association de solidarité pour contenir la peine de leur famille, ils ont eu droit à un petit défilé d'élus timides, Premier ministre en tête, murmurant leur irresponsabilité. Montherlant avertissait que "tout le mal qui est fait sur la Terre est fait par les convaincus et les ambitieux. Le sceptique sans ambitions est le seul être innocent sur la Terre." Mais nous acceptons de vivre les yeux grand fermés.
S'il n'y avait qu'une tête à retenir parmi les "on" qui nous empoisonnent, elle pivote sur son éminence Alain Badiou. Il se flatte d’être un défenseur émérite de la « Révolution culturelle », brillante invention de Mao Zedong qui a enterré plus de morts que le nazisme. Badiou écrit notamment : « S’agissant de figures comme Robespierre, Saint-Just, Babeuf, Blanqui, Bakounine, Marx, Engels, Lénine, Trotski, Rosa Luxembourg, Staline, Mao Zedong, Chou En-Lai, Tito, Enver Hoxha, Guevara et quelques autres, il est capital de ne rien céder au contexte de criminalisation et d’anecdotes ébouriffantes dans lesquelles depuis toujours la réaction tente de les enclore et de les annuler. » Pour ce professeur de l'Ecole normale supérieure de la rue d'Ulm, quelques millions de morts sont des anecdotes ébouriffantes. On se rappellera des démocrates convaincus et de leur indignation aux blagues dégueulasses de Le Pen sur les fours crématoires. Comprenez-les, les "on", quand le négationnisme est de gauche, il a meilleur teint. M. Badiou forme les masses de l'élite de la presse qui, encore boutonneuses et sanctifiées par le concours qu'elles ont réussi, iront répandre l'exception culturelle française et la bonne parole dans nos publications. J'exagère ? Un peu, à peine.
Les syndicats, la presse, nos élus, sont des petits clubs qui défendent leur pré carré en se présentant comme les défenseurs d'un humanisme universel. L'auteur de 1984, George Orwell, avait un dégoût prononcé à l'endroit de "toutes les petites orthodoxies qui se disputent notre âme", dégoût qui explique le mélange de méfiance et de mépris qu'il éprouvait à l'égard des intellectuels. Dans une lettre d'octobre 1938, il indique qu'il s'agissait là d'une attitude très ancienne chez lui : "Ce qui me rend malade à propos des gens de gauche, spécialement les intellectuels, c'est leur absolue ignorance de la façon dont les choses se passent dans la réalité."
En attendant, le temps passe, et nous avons le courage de ne rien faire. En nous regardant dans la glace, nous avons le courage de nous féliciter du mariage pour tous quand mille emplois sont perdus chaque jour, nous avons le courage de nous féliciter que des syndicats envahissent les plateaux tv en prétendant défendre quelques dizaines d'employés quand trois millions de personnes les laissent indifférents, nous avons le courage de nous rassurer comme cet homme qui chute du toit d'un immeuble et qui, en passant les fenêtres du cinquième étage se dit, "jusque-là, tout va bien". Cet homme n'est pas moins optimiste que nous.
L’histoire a déjà montré à plusieurs reprises qu’il ne faut pas grand-chose pour faire basculer des millions d’hommes dans l’enfer de "1984" : il suffit pour cela d’une poignée de voyous organisés et déterminés. Ceux-ci tirent l’essentiel de leur force du silence et de l’aveuglement des honnêtes gens. Les honnêtes gens ne disent rien, car ils ne voient rien. D'ailleurs, en misant sur la vanité, la sottise, l’ignorance et la paresse des hommes, on ne saurait jamais fort se tromper. L'anarchiste du livre "L'Agent Secret" (publié en 1907) de Joseph Conrad était surnommé "le Professeur". Le livre se termine sur son exclamation, "Folie et désespoir ! Donnez-moi ça comme levier, et je soulèverai le monde."
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