La controverse « Children Rescue » au regard du droit international humanitaire

Friedrich Niezsctche, La Généalogie de la morale
Faut-il tirer sur les ambulances lorsqu’elles se transforment en
cortège d’impuissance ? Une telle interrogation s’impose après
l’arrestation des membres de l’Arche de Zoé, association qui a
tenté d’évacuer à partir du Tchad une centaine d’enfants dans des
circonstances extrêmement obscures. En effet, considérée comme un
enlèvement d’enfants par les autorités tchadiennes, cette opération
avortée met aujourd’hui les limites traditionnelles du droit
international humanitaire à rude épreuve. Elle constitue également un
symptôme inquiétant de l’impuissance chronique des Nations Unies et de
la communauté internationale face à la multiplication des conflits
meurtriers. Une frontière vient d’être franchie sans que l’on sache
véritablement ce qui justifie son existence et, dans le même temps,
sans que cela offre le moindre gage de liberté nouvelle.
Il s’agit là d’un indéniable fiasco. Encore faut-il rappeler qu’il est à torts partagés.
Une opération menée avec la complicité des autorités françaises ?
Le discours officiel de la diplomatie française est aujourd’hui
mis en cause. Formellement démentie par le Quai d’Orsay, une éventuelle
implication de la France dans cette opération continue en effet à être
évoquée. Pour le quotidien Libération [1], il y aurait
notamment une contradiction manifeste entre la condamnation officielle
de l’opération par les autorités françaises et l’aide dont a bénéficié
l’association de la part de l’armée française.
Il est ici
impératif de distinguer, d’une part, ce qui relève à la fois d’une
question de politique intérieure et du respect des engagements
internationaux de la France, et d’autre part, ce qui répond plus
particulièrement à une exigence fondamentale du droit international
humanitaire.
Dès le 9 juillet, le ministère des Affaires
étrangères, par le biais de l’Autorité centrale pour l’adoption
internationale, transmet un signalement au Parquet de Paris afin qu’une
enquête soit ouverte. S’ensuit au mois d’août l’audition du président
et du secrétaire général de l’association, au cours de laquelle leur
sont rappelées les règles en vigueur en matière d’adoption
internationale. Entre temps, ces deux mêmes responsables sont par
ailleurs reçus par la directrice de cabinet de Rama Yade, qui affirme
leur avoir confirmé les réserves des autorités françaises quant à leurs
projets.
En dépit de ces mises en garde, plusieurs membres de
l’Arche de Zoé, y compris les deux responsables, commencent à
travailler au Tchad dès le 9 septembre, sous le nom de Children Rescue.
Contacté le 23 octobre par une famille qui l’informe de
l’encaissement de son chèque par l’association, le Quai d’Orsay se voit
ainsi confirmer la rumeur selon laquelle l’ « évacuation » des enfants
est imminente. Le 24 octobre est ouverte une information judiciaire
contre X pour « exercice illicite de l’activité d’intermédiaire en vue
d’adopter », et les autorités françaises informent dans le même temps
le gouvernement tchadien de la situation [2], conformément à l’article 11 de la Convention relative aux droits de l’enfant du 20 novembre 1989.
Le lendemain s’ensuit l’arrestation des membres de l’association alors
qu’ils tentent de faire sortir 103 enfants du Tchad. S’agissant de
l’attitude des autorités françaises à l’égard de l’association, tout
semble donc indiquer que celles-ci ont tout mis en œuvre pour empêcher
la réalisation du projet.
Comment expliquer dans ce cas que l’association ait bénéficié sur le terrain d’une aide de l’armée française dans le courant du mois de septembre ? Le capitaine de vaisseau Christophe Prazuck, à l’état-major, s’explique : « Dans le cadre du soutien que nous apportons aux ONG au Tchad, nous avons transporté des membres de cette ONG comme on le fait avec de nombreuses autres organisations [3]. » En d’autres termes, l’armée française n’a fait que se conformer aux obligations qui lui incombent en vertu de l’article 9-1 du second protocole additionnel aux Conventions de Genève de 1949, qui dispose expressément que toute organisation humanitaire exerçant une mission sanitaire devra recevoir toute l’aide disponible dans l’exercice de ses fonctions.
Et, en l’occurrence, tout semble
indiquer que l’association a sciemment abusé de ce devoir d’assistance.
En effet, l’objectif déclaré de Children Rescue était de soigner sur place des enfants malades. Or, l’on sait par les responsables locaux de Médecins sans Frontières que « les
membres de l’association ont amené, à partir de la mi-septembre, des
enfants à l’hôpital d’Adré (...). Ils y ont reçu une consultation
médicale. Mais ces enfants n’étaient pas malades, ou il s’agissait
simplement de pathologies mineures »[4]. En outre, la représentante de l’Unicef
au Tchad confirme que, au moment de l’arrestation, des enfants
portaient des bandages qui ne recouvraient aucune blessure [5].
L’ensemble de ces éléments tend à démontrer la constance dont a fait
preuve l’association afin de dissimuler sur place la nature réelle de
son opération.
De fait, en l’absence de preuves tangibles
d’une « complicité » du gouvernement français dans l’opération tentée
par l’Arche de Zoé, il faut pour déceler une contradiction dans le
discours officiel du Quai d’Orsay soit retrancher aux faits, soit
minorer l’importance des procédés de dissimulation mis en œuvre par
l’association.
Une opération « illégale...
L’évacuation d’enfants en situation d’urgence vitale, qu’ils soient
ou non orphelins, est un principe couramment admis par le droit
international humanitaire. L’article 24 de la quatrième Convention de Genève prévoit ainsi expressément que les « enfants
de moins de 15 ans, devenus orphelins ou séparés de leur famille du
fait de la guerre puissent être accueillis en pays neutre pendant la
durée du conflit ». Toutefois, cette procédure d’évacuation doit répondre à certaines exigences formelles, prévues par l’article 78 du Premier Protocole additionnel aux Conventions de Genève du 12 août 1949,
qui ont pour objectif de protéger l’intérêt de l’enfant. Ces exigences
visent notamment à éviter les adoptions illégales et à favoriser le
retour dans la famille à la fin du conflit.
Il est ainsi prévu - outre l’accord préalable des Etats concernés par l’opération d’évacuation - que « lorsqu’on peut atteindre les parents ou les tuteurs, leur consentement écrit à cette évacuation est nécessaire » et, le cas échéant, « si
on ne peut pas les atteindre, l’évacuation ne peut se faire qu’avec le
consentement écrit des personnes à qui la loi ou la coutume attribue
principalement la garde des enfants ». De plus, l’autorité qui
procède à l’évacuation des enfants doit établir une fiche signalétique
pour chaque enfant et la transmettre à l’Agence centrale de recherches
de la Croix-Rouge, à qui reviendra la charge d’organiser le retour des
enfants évacués dans leurs familles une fois le conflit terminé. Enfin,
l’évacuation ne peut théoriquement être entreprise sans l’aval de la
Puissance protectrice, qui se trouve le plus souvent être le Comité international de la Croix-Rouge en raison de la réticence des Etats à
assumer cette fonction.
Pour l’essentiel, la légalité de l’Opération Darfour dépend donc de trois conditions.
Il faut en premier lieu que les 103 enfants concernés par
l’opération aient été directement menacés d’un « péril grave et
imminent », c’est-à-dire qu’il fût « certain et inévitable » que
ceux-ci périssent prochainement. Ensuite, il est impératif que l’Arche de Zoé
ait procédé à l’identification formelle des enfants, selon les
conditions posées par l’article 78 précité, et recueilli le
consentement des personnes ayant la garde des enfants avant de procéder
à l’évacuation. Enfin, il faut que cette organisation humanitaire ait
mené son opération en concertation avec la Croix Rouge.
Nul ne songerait aujourd’hui à contester que les enfants du Darfour
soient en situation de péril imminent. Les statistiques établies par
Médecins du Monde en témoignent : le taux de mortalité infantile pour le Soudan est aujourd’hui estimé à 63%.
Mais en l’espèce, l’identité des enfants concernés par l’opération
reste incertaine. Outre le fait que l’on ne puisse déterminer avec
certitude leur qualité d’orphelin, leur région d’origine reste en effet
largement sujette à controverse.
L’on en conclut aisément que la controverse juridique porte donc essentiellement sur la valeur des attestations qu’affirme avoir recueillies l’Arche de Zoé auprès de chefs de tribus soudanais.
Sur ce point, les responsables locaux de l’UNICEF émettent de sérieuses réserves quant à la probité de l’association : « Cette ONG n’a travaillé que deux mois sur le terrain. Or les procédures d’identification des familles sont très complexes, surtout dans cette région. La guerre qui sévit des deux côtés de la frontière crée des mouvements rapides et réguliers de population, le taux d’illettrisme est très élevé et plus d’une dizaine de langues locales sont parlées. » Et les responsables de conclure : « Il est impossible qu’un seul de ses enfants ait perdu tous ses parents [6]. » Si l’on en croit ce communiqué, il est donc matériellement impossible que les membres de l’association l’Arche de Zoé aient pu identifier les enfants conformément aux règles du droit international humanitaire.
Par ailleurs, l’on sait que l’Arche de Zoé n’a jamais reçu l’autorisation du CICR pour cette évacuation. Quant à savoir si l’opération avait ou non reçu l’aval des autorités tchadiennes, le flou demeure ; l’association parle d’un revirement incompréhensible de l’Etat tchadien, sans être en mesure de fournir la preuve d’un accord antérieur en vue d’une évacuation des enfants à partir du sol tchadien.
En considérant
l’ensemble de ces éléments, il paraît indéniable que la tentative
d’évacuation a été menée en violation des règles les plus élémentaires
du droit international humanitaire. Mais on ne peut se satisfaire ici
de conclure à l’illégalité de l’opération pour la condamner, tant
celle-ci fait appel à une question de responsabilité morale que le
droit ne peut contenir à lui seul.
...et irresponsable »
L’inconséquence dont a fait preuve l’Arche de Zoé est manifeste sous bien des aspects.
En premier lieu, elle a d’ores et déjà porté un préjudice considérable aux organisations humanitaires qui oeuvrent sur le terrain. En témoigne le caillassage dont a été victime un convoi de l’ONG Save The Children, apparemment confondu avec l’Arche de Zoé - qui officiait au Soudan sous le nom de Children Rescue - que le Tchad accuse entre autres « d’avoir voulu soustraire des petits musulmans à l’Islam ». Dans une région où la question religieuse est éminemment sensible, certains représentants locaux du HCR expriment leur crainte de voir désormais les organisations humanitaires devenir les cibles d’attentats islamistes.
Par ailleurs, en déplaçant la centaine d’enfants sans avoir au préalable procédé à une rigoureuse identification de chacun d’entre eux, l’association a compromis les chances de ces derniers de retrouver leurs familles. Ce faisant, elle a ajouté au statu quo de la guerre les conséquences d’un acte irréfléchi. Au regard des autorités françaises, une telle légèreté a de quoi nourrir de sérieux soupçons quant à l’existence d’un projet d’adoption concerté, aussi inconcevable qu’il puisse être en l’état du droit international. En effet, un tel degré d’imprévision sur la question du retour des enfants dans leurs familles, sauf à témoigner d’une parfaite inconscience des membres de l’association, peut attester de la consistance réelle du projet de l’Arche de Zoé sur le long terme. Il y a tout lieu de supposer que l’association avait pour intention de provoquer à terme une naturalisation des enfants, qui aurait permis de contourner l’impossibilité juridique de l’adoption plénière posée par les législations soudanaises et tchadiennes. Évidemment, une explication moins machiavélique est tout aussi plausible : l’Arche de Zoé n’a pas su voir plus loin que l’urgence humanitaire à laquelle elle a tenté de se confronter.
Quoi qu’il en soit, au regard des conséquences prévisibles de son
opération - que celle-ci ait été ou non un succès importe peu en
l’occurrence -, l’Arche de Zoé a été d’une irresponsabilité
flagrante et doit être sanctionnée en conséquence. Pour autant,
celle-ci ne doit pas devenir le bouc émissaire de cette impuissance qui
a force de loi dans la région. Cela implique notamment que la
diplomatie française s’acquitte pleinement de son obligation de
protéger ses ressortissants, afin que la justice tchadienne n’ait pas
la tentation d’exploiter cette affaire à des fins d’exonération de la
lourde responsabilité que porte son gouvernement dans la crise actuelle.
Responsabilité des autorités tchadiennes
À multiplier les manifestations d’indignations et à faire monter
les enchères de l’inculpation, en laissant notamment supposer que
l’association avait pour projet de livrer les enfants à un réseau de
trafic d’organes ou à une organisation pédophile, le président Idriss
Deby parvient aujourd’hui à imposer le silence sur la contribution de
son propre gouvernement au statu quo actuel.
Il faut en l’occurrence rappeler que l’Etat tchadien a affirmé à de multiples reprises ne pas être en mesure de protéger les populations civiles à l’est de son territoire, au motif qu’il serait contraint de mobiliser l’essentiel de ses ressources militaires pour repousser les incursions du Front unique pour le changement démocratique (FUCD), un groupe armé tchadien basé au Soudan.
Pour Amnesty International, si les attaques du FUCD peuvent expliquer en partie la position des autorités tchadiennes, elles ne sauraient en aucun cas exonérer l’Etat tchadien de ses responsabilités en matière de protection des populations civiles. La réalité est que « les autorités tchadiennes ont choisi de traiter la question des déplacés de la même manière que celle des réfugiés du Darfour, à savoir comme un problème ne relevant pas de leur responsabilité et qui doit être résolu par la communauté internationale. Officiellement, le gouvernement considère [en effet] que le problème des déplacés est temporaire et qu’il se résoudra de lui-même une fois que ceux-ci auront regagné leurs régions d’origine [7] ». Ce faisant, le Tchad a délibérément violé ses obligations au regard du droit international.
Si besoin était, l’arrestation des membres de l’Arche de Zoé
sur son territoire en fournit une démonstration sans appel : pour peu
qu’elles s’en donnent les moyens, les autorités tchadiennes sont
parfaitement en mesure d’exercer leur souveraineté sur les populations
civiles.
L’impuissance coupable des Nations Unies
Déplorer l’impuissance des Nations Unies est assurément devenu un lieu
commun. Il faut dire que les événements ont ces dernières décennies
fourni aux détracteurs du système onusien plus de motifs que nécessaire
pour remettre en cause la primauté revendiquée par le Conseil de
Sécurité en matière de maintien de la paix et de la sécurité
internationale. Le fiasco onusien dans les Balkans, la « guerre
préventive » menée en Irak, sont autant d’éléments à charge, qui
tendent à conforter l’idée selon laquelle il ne resterait de l’idéal
onusien qu’une machine à valider les conséquences de la politique
internationale de l’administration américaine.
S’agissant des crimes commis au Darfour, l’ONU justifie aujourd’hui son impuissance en excipant du veto que la Chine menace d’opposer à toute intervention militaire au Soudan. Quinze résolutions ont ainsi été adoptées par le Conseil de Sécurité sans être dotées des moyens effectifs en vue d’en assurer le respect. En d’autres termes, l’institution onusienne est aujourd’hui confrontée à une paralysie structurelle de son propre système. Pour autant, cette situation suffit-elle à affranchir l’ONU de sa mission de maintien de la paix et de la sécurité internationale ? N’a-t-elle pas déjà su passer outre la paralysie du Conseil de Sécurité ?
Force est de constater que ce qui est aujourd’hui invoqué comme une circonstance atténuante de l’incurie onusienne n’est pas sans évoquer quelques précédents historiques, lesquels ont démontré en leur temps les ressources institutionnelles que l’ONU peut mobiliser en dernier recours.
En effet, suite à l’invasion de la Corée du Sud par les troupes nord-coréennes en 1950, les premières condamnations de cette action par le Conseil - qui avait alors constaté une « violation de la paix » et demandé le retrait des forces nord-coréennes au-delà du 38e parallèle - étaient demeurées lettre morte. Face à la multiplication des résolutions exhortant les Etats-membres de mettre leurs contingents militaires « à la disposition d’un commandement unifié sous l’autorité des Etats-Unis », l’Union soviétique, qui avait jusqu’ici pratiqué la politique de la chaise vide [8], prit alors le parti de faire jouer à plein la solidarité idéologique et revint ainsi siéger au Conseil afin d’y faire systématiquement usage de son droit de veto, paralysant l’ensemble du système onusien. Prenant acte de l’incapacité du Conseil de Sécurité à assumer sa mission, la résolution dite Acheson fut adoptée par l’Assemblée générale, consacrant à son propre bénéfice un principe de subsidiarité dans tous les cas où paraît exister une menace contre la paix, une rupture de la paix ou un acte d’agression, et dès lors que le Conseil de Sécurité manque à s’acquitter de sa responsabilité principale dans le maintien de la paix et de la sécurité internationale. Aussi existe-t-il en germe un droit pour l’Assemblée générale de suppléer au Conseil lorsque celui-ci se révèle incapable de faire respecter ses propres résolutions.
Employée avec réserve par la suite, afin de ne pas contrarier la position dominante du Conseil de Sécurité au sein de l’institution onusienne, cette résolution a été invoquée à des fins essentiellement diplomatiques, contribuant de façon notable au maintien de la paix et de la sécurité internationale [9]. Bien qu’elle soit tombée en désuétude après la fin de la Guerre froide, rien n’interdit fondamentalement, aujourd’hui, un recours raisonné à la « philosophie Acheson » [10].
Considérablement discréditée auprès de l’opinion mondiale, tant par des recours à la force douteusement mandatés que par sa propre inertie, l’ONU a tout intérêt à reconquérir sa légitimité sur la scène internationale, sous peine de connaître le même destin que feue la Société des Nations. Sous peine également de voir se multiplier sur la scène internationale des initiatives dans lesquelles l’activisme se confond dangereusement avec l’action humanitaire.
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