La croisée des chemins
A la une du Parisien, le dimanche 15 novembre de l’année 2020, une photo de Gérald Darmanin, Ministre de l’Intérieur, accompagnée d’une citation : « Le cancer de notre société, c’est le non-respect de l’autorité de l’Etat. » Brejnev approuve, Goering applaudit, Robespierre s’incline et de Gaulle s’interroge. Montesquieu, lui, fait trois pas en arrière et nous invite à méditer cette autre citation :
‘Dans un temps d'ignorance, on n'a aucun doute, même lorsqu'on fait les plus grands maux ; dans un temps de lumière, on tremble encore lorsqu'on fait les plus grands biens. ’(Montesquieu, De l'Esprit des Lois, 1748)
En ces temps d’ignorance, de malaise social, de régression intellectuelle et morale gangrénant la société de bas en haut et de gauche à droite, l’Etat, on le voit, ne doute de rien. Il légifère, il verbalise, il contrôle, il censure, il s’arc-boute sur ses positions, use et abuse de son autorité non pas pour protéger le peuple, mais pour protéger ses arrières. Pour assurer son avenir, aussi, qui ne tient plus qu’à un fil et à la solidité de ses alliés. Tous les Macron, les Trudeau, les Conte, les Sanchez de ce monde forment aujourd’hui la nouvelle Sainte-Alliance, celle qui défit Napoléon à la bataille de Waterloo (1815) et tenta, en vain, de détricoter les acquis de la Révolution. Victor Hugo, dans Les Misérables, se fit le porte-voix lyrique et romantique de ce carrefour de la grande histoire, cette « victoire sinistre », comme il la nomme, des premiers mondialistes sur les premiers souverainistes, de l’ordre monarchique sur le désordre républicain :
‘Waterloo est une victoire contre-révolutionnaire. C’est l’Europe contre la France, c’est Pétersbourg, Berlin et Vienne contre Paris, c’est le statu quo contre l’initiative, c’est le 14 juillet 1789 attaqué à travers le 20 mars 1815, c’est le branle-bas des monarchies contre l’indomptable émeute française. Eteindre enfin ce vaste peuple en éruption depuis 26 ans, tel était le rêve.’
Si les états désunis d’Amérique et d’Europe de l’ouest serrent la vis actuellement, imposent et prolongent des états d’urgence au mépris du bon sens et des constitutions, c’est qu’ils n’ont pas le choix. Tel Moïse conduisant son peuple à travers le désert du Sinaï, ils ne peuvent s’arrêter en si mauvais chemin qu’en brandissant à bout de bras des courbes de contamination ; à l’autre bout de l’arc-en-ciel, un trésor nous attend, enfoui dans le sable de la terre promise. Une terre nouvelle, un monde meilleur. Sans populistes, sans pollution, sans pesticides, sans frontières, sans souverainistes, sans démagogues, sans extrémistes, sans intégristes, sans maladies, sans hôpitaux, sans Dieu et sans églises, quitte à les transformer en salles de conférence pour doctorants es mondialisation, qu’il faudra bien rendre heureuse – ou du moins supportable – à tous ceux qui pensent encore que l’on peut infléchir la marche de l’histoire, et qui devront rentrer dans le rang sous peine de marginalisation, prélude à leur disparition.
La construction européenne, vassale du nouvel empire mondial des gloutons de la finance et des géants du numérique, doit désormais accomplir son destin « quoi qu’il en coûte ». Chômage de masse, massacre des indépendants, implosion des familles, délitement du lien social, suicides, dépressions, explosion des inégalités : il est trop tard, désormais, pour retraverser la Mer Rouge et repêcher les naufragés. Faute d’avoir su résister aux déferlantes de la tempête sanitaire, ils n’ont plus qu’à s’accrocher comme ils peuvent aux quelques bouées qu’on leur jette. Ils n’avaient qu’à tomber malade ou mourir du Covid, ces cons-là. Ou bien finir décapités des mains d’un islamiste. Au moins leur mort aurait-elle eu un sens et reçu les honneurs de la Nation en larmes. Ils sont, en quelque sorte, les inutiles de l’Histoire, ceux dont Paul Veyne aurait dit qu’ils « ne rentrent pas dans l’intrigue » et sont évacués du roman historique tel que les médias et les politiques sont en train de l’écrire :
‘L’histoire est un roman vrai, un récit d’évènements : tout le reste en découle. C’est une narration, ce qui permet d’éliminer certains faux problèmes. […] Les faits n'existent pas isolément, en ce sens que le tissu de l'histoire est ce que nous appellerons une intrigue, un mélange très humain et très peu « scientifique » de causes matérielles, de fins et de hasards ; une tranche de vie, en un mot, que l'historien découpe à son gré et où les faits ont leurs liaisons objectives et leur importance relative.’ (Paul Veyne, Comment on écrit l’histoire, 1971)
Pour les médias occidentaux et les gouvernements qu’ils protègent contre vents et marée, la narration officielle doit prévaloir dès maintenant sans attendre que s’en mêlent les relativistes, négationnistes et autres révisionnistes de tout poil qui pour certains vont jusqu’à évoquer un complot mondial contre les peuples. Enfants du monde, à vos cahiers, et que la dictée commence : « Un virus extrêmement mortel, apparu par hasard sur un marché de Wuhan, a infecté la planète entière et forcé les pays à prendre des mesures drastiques pour limiter sa propagation. Grâce aux confinements, au port du masque et aux gestes barrière, l’épidémie n’a tué que 40 000 personnes en France au lieu de 400 000. Malgré l’imposition généralisée d’un vaccin à renouveler chaque année, les mesures de distanciation sociale et les restrictions de liberté sont rentrés dans le droit commun pour protéger les populations et soulager les hôpitaux devant d’autres menaces futures… »
Cette version de l’histoire expurgée de ses zones d’ombre ne survivra peut-être pas à un possible réveil des peuples dans les années qui viennent. Dans le monde d’après, dont nul au fond ne connaît la teneur, ce ne sont peut-être pas Didier Raoult, le charlatan rassuriste, ni Pierre Barnérias, le pyromane complotiste, qui poseront leurs fesses sur le banc des accusés. Leurs vérités, leur insolence ne sont pas au goût du jour, mais qui peut dire ce qu’il en sera demain, quand l’histoire, justement, aura livré son verdict ? Dans l’attente du jugement, à l’horizon 2022, il est peu probable que la rue se mêle aux délibérations. Emmanuel Todd, fin sociologue de l’exception française, pose bien les termes du paradoxe né de la révolte – matée – des Gilets jaunes :
‘On ne peut qu’admirer Macron pour sa survie politique. Mais nous devons comprendre pourquoi il a survécu. Parce que la société, au-delà de l’aristocratie stato-financière et de la petite bourgeoisie CPIS, avait besoin qu’il survive pour incarner l’Etat. Ce qui l’a sauvé, ne nous y trompons pas, ce n’est pas son talent. C’est le besoin d’ordre qui existe en toute société, dans une logique hobbesienne : n’importe quel chef plutôt que l’anarchie. N’importe qui au pouvoir, même un enfant capricieux, même Joffrey Lannister de Game of Thrones. Tout sauf l’absence de pouvoir.’ (Emmanuel Todd, Les Luttes de classes en France au 21ème siècle, 2020)
Si le Français obéit si bien aux injonctions absurdes d’un pouvoir pour lequel il nourrit peu d’estime, c’est qu’au fond il porte l’obéissance en lui et qu’il préfère faire confiance à ses experts, élus ou non, légitimes ou non, intelligents ou non, pour réfléchir à sa place. ‘La vacuité du président, observe encore Emmanuel Todd, semble être entrée en résonance avec les aspirations, les besoins, les idées (le vide, peut-être, tout simplement) de certaines catégories sociales.’ Et à l’ère du vide, effectivement, le plus ridicule des feuilletons peut cartonner au box-office sans qu’aucun critique ne se hasarde à en relever l’indigence.
Les grands médias, puisqu’il s’agit d’eux, sont eux aussi, pourtant, à la croisée des chemins. La saison 1 de Covid 19 a démarré sur les chapeaux de roue et rencontré un franc succès sur tous les continents, mais la fin est nettement plus poussive. Effet de lassitude ? Obsolescence programmée ? Après des mois de rebondissements haletants, le débunkage du documentaire Hold-Up par les culs-bénis du sanitairement correct a constitué, en France, l’ultime soubresaut de cette tartufferie télévisuelle qui commence à lasser tout le monde, y-compris dans les rangs du personnel soignant.
De tous les traitements qui ont été proposés jusqu’ici contre cette Covid-19, le pire d’entre tous restera – et de loin – son traitement médiatique. Si apocalypse il y eut, elle le fut au sens étymologique du mot, celui de révélation. Révélation presque aveuglante de l’inanité intellectuelle de toute une profession, asservie à la ligne éditoriale d’une poignée de milliardaires mondialophiles dont l’empire se décline en marques faussement concurrentes, copié sur le modèle de diversification de la Coca-Cola Company : Fanta (LCI), Minute Maid (20 Minutes), Nestea (Libération), Tropico (Le Figaro), Powerade (Le Monde), Sprite (L’Express)…
La soumission presque embarrassante des médias à la caste dirigeante n’est évidemment pas nouvelle, comme le rappelle Jean-Marc Ghitti sur son blog Mediapart dans son billet du 13 novembre :
‘Le modèle de propagande montre qu’en réalité la fonction sociale des médias est plutôt d’inculquer et de faire valoir les objectifs économiques, sociaux et politiques de groupes privilégiés qui dominent la société civile et l’Etat.’
Ce qui est nouveau, en revanche, c’est l’alignement complet des astres de la galaxie médiatique autour d’un soleil unique, sorte de divinité Inca incarnant l’indépassable renouveau. Emmanuel Todd fait ainsi remarquer que s’il a eu l’occasion de « traiter Chirac de ‘crétin’ sur France Inter, Sarkozy de ‘machin’ sur France 3, Hollande de ‘nain’ dans Marianne », les choses se sont compliquées avec l’avènement du Petit Prince :
‘Quand j’ai commencé à faire de même avec Macron, je me suis aperçu que, quel que soit l’interlocuteur, je touchais une corde sensible. Mettre en question l’intelligence supérieure du candidat puis du président Macron revenait à commettre un acte contre nature.’
L’œcuménisme médiatique constitue peut-être l’étape finale de son pourrissement, mais le « démantèlement des grands groupes de presse » qu’appelle de ses vœux Jean-Luc Mélenchon semble un projet bien illusoire, d’autant que les communiants – lecteurs et téléspectateurs – ne donnent que peu de signes, pour le moment, d’un quelconque désir d’émancipation. Quelle société pour demain ? Beaucoup s’en foutent, en vérité, du moment que rien ne change dans leur petit programme. Un programme de plus en plus nihiliste, individualiste et multiconformiste, consistant à gommer les aspérités d’un monde trop complexe, trop fatigant à analyser. Trop menaçant aussi, peut-être. La narration médiatique, de ce point de vue, a l’avantage de paver le chemin et de couper les mauvaises herbes sans qu’il soit nécessaire de débroussailler soi-même. Dans la forêt de mensonges couverts par les grands médias, la vérité tombe des arbres comme des châtaignes en automne. Une liturgie de lieux communs nourrit la conversation profane de l’homme du 21ème siècle, aussi éloigné de Dieu que de l’esprit de Voltaire.
Le confinement a sauvé des vies. C’est maintenant qu’on voit les effets du couvre-feu. Tous les autres pays font pareil. La Suède a beaucoup plus de morts que tout le monde sur la Terre. En plus, là-bas, ils sont disciplinés, donc on peut pas comparer. Et puis si tout le monde respectait les gestes barrière, on n’aurait pas eu besoin de fermer les piscines. Et puis si t’es pas d’accord, va faire un tour un réa. Et puis de toute façon, les complotistes, ils seront les premiers à se faire vacciner.
Ce buffet froid d’inepties aurait sans doute inspiré plus d’une pièce à Ionesco, et l’absurde en rendrait mieux compte que n’importe quel raisonnement. En d’autres temps, après tout, il n’aurait rien d’indigeste. A quelques marches de l’escalier qui risque de nous conduire tout droit dans les enfers de Demolition Man – en nettement moins marrant, on rêverait néanmoins d’avoir le ventre mieux rempli. Et d’autres équipiers de cordée, surtout, pour assurer la descente.
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