La démocratie de copinage et l’anéantissement de la France (1)
Le capitalisme de connivence (ou de copinage) instrumentalise la démocratie de copinage à son plus grand profit. En France, le bipartisme caractéristique de notre démocratie gère la prédation de la richesse en faveur des sponsors. En période faste, il est possible de distribuer quelques "miettes" aux 99%. En période de crise, les sponsors exigent aussi les miettes. Si la démocratie de connivence n'est pas en mesure d'assurer ces nouvelles exigences, le capitalisme de copinage peut très bien s'accomoder d'un régime plus dur, une dictature par exemple. [Première partie de l'article]

Depuis de nombreuses années notre pays est sous l’emprise d’une pseudo démocratie[1] caractérisée par un bipartisme de « connivence » (ou de copinage) : gauche caviar et associés d’un côté, droite molle et associés de l’autre côté. Hormis le discours, l’alternance entre la « droite » et la « gauche » ne change rien, ou pas grand-chose, aux politiques d’inspiration néolibérale mises en œuvre. La démocratie de connivence a conduit la France sur une trajectoire d’affaiblissement et d’appauvrissement.
La démocratie de connivence est l’instrument du capitalisme de connivence[2]. Le capitalisme de connivence instrumentalise la démocratie du même nom pour obtenir des rentes, synonymes de profits faciles et élevés.
Anesthésiée par la consommation, les discours politiques et l’action des media, la population prend progressivement conscience de la stérilité du vote avec l’accentuation de la crise. Devant l’inutilité avérée de celui-ci, l’abstentionnisme se répand. Néanmoins, ceux qui, parmi les mécontents, persistent à voter pourraient menacer l’hégémonie du bipartisme de connivence en apportant leurs suffrages à la droite « extrême ». Or, ladite droite extrême a été créée par le système bipartisan pour canaliser les mécontentements et servir d’épouvantail pour les seconds tours des élections afin que tout puisse continuer comme avant.
Une des caractéristiques principales du bipartisme de connivence est sa foi affichée en la croissance économique censée devoir régler tous les problèmes économiques, financiers et sociaux sans remettre en cause la structure du système. En effet, si le gâteau de la richesse nationale s’élargit sans cesse, ils pourront en distribuer à tout le monde, des grosses parts pour certains et des miettes pour d’autres, mais c’est le geste qui compte. Ainsi le bipartisme voue un culte à la croissance.
Depuis la fin des Trente glorieuses, la croissance économique s’est progressivement réduite jusqu’à ne plus permettre le ruissellement de la « richesse » jusqu’aux plus bas niveaux de la pyramide sociale. Le défaut de croissance menace la démocratie de connivence assise sur un système qui distribue des rentes aux sponsors ainsi qu’à la « clientèle » politique. Ce système clientéliste est en crise, mais le bipartisme se trouve dans l’impossibilité de le réformer car cette démarche serait suicidaire pour les « élites » au pouvoir. En conséquence, le bipartisme reconduit le système clientéliste sous une forme « appauvrie[3] » tout en organisant une fuite en avant dans l’endettement.
L’endettement a des limites et l’austérité, pour la masse, doit inéluctablement être intensifiée. En régime démocratique, même délité, des risques existent de graves troubles sociaux et de prise de pouvoir par des forces « hors système », c’est-à-dire non instrumentalisées par le bipartisme de connivence. Dans ces conditions, il convient de réduire ces risques : (i) en isolant le politique de l’économique et du social et (ii) en dévoyant la démocratie pour la rendre inopérante par la loi.
Malgré tout si les risques de déstabilisation perdurent, le capitalisme de connivence a la possibilité de changer d’instrument de domination : dictature, capitalisme d’État…
Dans ces conditions, quelle peut être la nature de la réaction des 99% de la population exploités ?
Le bipartisme de connivence paupérise la France
L’appauvrissement et plus généralement la baisse relative du bien-être en France se perçoivent à travers de nombreux indicateurs. Une référence à l’Indice de développement humain suffit à l’attester.
Le Programme des Nations-Unies pour le Développement (PNUD) calcule tous les ans, pour de nombreux pays, un Indice composite du développement humain (IDH) qui prend en compte la richesse par habitant (le PIB/habitant), l’éducation et la santé (espérance de vie[4]). Le PNUD établit ensuite un classement des pays selon la valeur de leur IDH.
En 1995, la France se situait au 2ème rang derrière le Canada. Par la suite, s'amorce une dégringolade dans le classement. Notre pays occupait le 12ème rang en 2000, puis le 20ème en 2012[5]. Dans le rapport de 2015 qui donne les valeurs de l’IDH pour 2014, la France arrive en 22ème position derrière le Royaume-Uni, l’Islande, la Corée du Sud, Israël, le Luxembourg, le Japon, et la Belgique[6].
Il faut rappeler que la France est censée être la 5ème ou la 6ème puissance mondiale, mais selon le cabinet privé britannique Center for Economics and Business Research, la France, « l'une des économies les moins performantes des pays occidentaux, gliss[erait] progressivement de la 5ème à la 13ème place du classement mondial en 2028[7] ».
La dégringolade permanente dans les divers classements, signe de la Tiers-Mondialisation[8] de la France, révèle au grand jour la responsabilité des gouvernants qui se sont succédés à la tête de notre pays depuis des décennies. « La réalité est que la situation actuelle est l’aboutissement naturel de l’évolution des trois décennies récentes à laquelle ont participé « droites », « gauches » et directions syndicales »[9].
Selon le discours officiel, le bipartisme de connivence sauve peut être la planète avec la COP 21 et la République, comme lors du récent second tour des élections régionales, mais il enfonce inéluctablement notre pays dans la misère.
Le culte du Cargo comme panacée à la crise
Nos dirigeants nous disent espérer et attendre la croissance, panacée susceptible de régler tous les problèmes. Ils pratiquent le culte de la croissance comme les tribus océaniennes pratiquaient le culte du cargo.
En effet, pendant la deuxième guerre mondiale, lors de la campagne du Pacifique, les navires américains apportaient des biens manufacturés, de la nourriture… dans les îles d’Océanie. Les populations locales ignoraient tant la provenance que les processus de fabrication desdits biens, ils leur attribuaient une origine quasi divine.
Quand les américains furent partis, les tribus, sous la conduite de quelques gourous, mirent sur pied le culte du cargo qui, grâce à des cérémonies, des prières et toute sorte de rites, devait assurer le retour des cargos pleins de richesses.
Nos dirigeants agissent de façon similaire avec la croissance. A l’instar des medias, des économistes apodictiques…, ils célèbrent la liturgie néolibérale. Sans doute bientôt organiseront-ils des cérémonies, des rites, des dévotions, des sacrifices, des périodes de jeûne… pour appeler au retour de la croissance.
En réalité, nos élites nous mentent, les initiés savent très bien que la croissance significative et durable ne reviendra plus. C’est la menace principale du système.
La croissance alimente le clientélisme fondé sur la rente
La croissance économique est la clé de voute de la démocratie de connivence car elle grossit le gâteau de la richesse nationale et permet aux politiciens de créer et de distribuer de la richesse sous forme de rente.
En effet, la démocratie de connivence se nourrit de la rente. Comme le soutient l’école des choix publics[10], les politiciens au pouvoir distribuent des rentes à leurs sponsors ainsi qu’à leur clientèle politique. Les sponsors financent les campagnes électorales, influencent l’opinion publique, notamment à travers les medias qu’ils contrôlent, et la clientèle politique apporte son suffrage aux élections. Ce système peut être qualifié de clientéliste. Tout va pour le mieux lorsque la croissance économique est de mise car le gâteau de la rente s’élargit sans cesse et permet globalement de satisfaire les demandes tant des sponsors que des électeurs. Le système clientéliste est prospère et les inégalités dans la redistribution des rentes ne suscitent pas trop de vagues conflictuelles du fait que, peu ou prou, tout le monde en profite.
La surenchère électoraliste de la démocratie de connivence a conduit à l’élargissement et à l’approfondissement de la distribution clientéliste de la rente. La multiplication des agents à la recherche de rente (entreprises, individus, groupes, communautés…) et l’accroissement de leurs exigences se sont traduits par une inflation rentière[11] qui s’est heurtée de front à la baisse de la croissance, puis à la stagnation. La multiplication des convives et leur appétit démesuré engendrent inévitablement des tensions lorsque la taille du gâteau à partager ne grossit plus, voire se réduit.
La survie du système clientéliste se heurte au défaut de croissance structurel. En effet, les fluctuations conjoncturelles autour d’une tendance de croissance longue peuvent être « corrigées » par des politiques de régulation notamment de la demande (politiques keynésiennes : monétaire, budgétaire, du change). Mais lorsque la tendance longue se renverse et vire à la stagnation ou à la régression, le défaut de croissance devient structurel et les politiques de régulation précédentes se révèlent inopérantes. Le système clientéliste menace de se gripper et doit se réformer impérativement sous peine d’implosion, à moins que par miracle, la croissance durable ressuscite.
Le clientélisme appauvri[12] comme thérapie palliative à la crise
Dans l’attente du retour de la croissance, auquel nos dirigeants font semblant de croire, ils reconduisent le système clientéliste ancien, mais sous une forme appauvrie.
Le clientélisme appauvri, c’est la distribution de la rente, au volume stagnant ou en baisse du fait de la crise, selon des règles modifiées. La structure de répartition de la rente doit évoluer en fonction de multiples contraintes.
Il est impératif de continuer à satisfaire les demandes croissantes exprimées par les sponsors, maîtres du jeu, car ce sont eux qui détiennent les finances, les media… gages d’élection ou de réélection pour le bipartisme de connivence. De façon mathématique, la part du gâteau dévolue aux autres acteurs sera réduite.
Le rôle de la stratégie politique du bipartisme de connivence est de gérer la pénurie pour la faire « accepter » par le plus grand nombre sans trop de remous politiques et sociaux. Lesdits remous pourraient déboucher sur une remise en cause réelle[13] du système. En effet, il s’agit d’un ajustement structurel non pas gagnant – gagnant, mais gagnant – perdant : le surplus de rente perçu par certains « agents » équivaut à la perte enregistrée par les autres agents.
Certes, il est possible « d’adoucir » l’ajustement en palliant à crédit, en totalité ou en partie, la baisse de la rente par des déficits publics et par l’endettement (État[14], collectivités territoriales[15], Sécurité sociale…), mais ce n’est qu’une fuite en avant qui retarde simplement l’échéance.
De façon inéluctable, la réduction de la part du gâteau destiné au plus grand nombre implique la mise en œuvre de politiques d’austérité que le bipartisme de connivence tente de justifier en faisant appel à des arguments néolibéraux présentés comme « apolitiques » : l’efficacité du marché, de la concurrence,… la nécessité d’être compétitifs en réduisant le coût du travail, en abaissant la fiscalité des grandes entreprises et en les subventionnant notamment sous prétexte de lutter contre le chômage par la création d’emplois.
Néanmoins, ce discours largement relayé par les media n’écarte pas tout danger pour la démocratie de connivence.
[1] Bernard Conte, « Le néolibéralisme et l’illusion démocratique », Le Grand Soir, 6 novembre 2011, http://www.legrandsoir.info/le-neoliberalisme-et-l-illusion-democratique.html
[2] Les anglo-saxons le nomment « crony capitalism », expression créée par les néolibéraux pour expliquer la crise asiatique de 1998. « Le « capitalisme de connivence », ou le « capitalisme politique » est le résultat de l'étatisme et d'une forme de corruption des élites : les grandes entreprises, de plus en plus inefficaces et bureaucratisées, réagissent au libre marché et à la concurrence en se tournant vers le gouvernement pour réclamer davantage de règlementations, de protection, ce que Bastiat appelait la "recherche de rentes". De même, les grandes banques brandissent la menace du "risque systémique" pour exiger un renflouement par l’État ou par la banque centrale suite à leurs erreurs. » http://www.wikiberal.org/wiki/Capitalisme_de_connivence
[3] Sur la notion de clientélisme appauvri : Bernard Conte, « Côte d’Ivoire : clientélisme, ajustement et conflit », http://conte.u-bordeaux4.fr/Publica/conte_dt101.pdf
[4] L’espérance de vie à la naissance qui est un critère de niveau de développement, baisse en France. « Le constat établi par l’Insee dans son bilan démographique de l’année 2015 fait état d’une perte de 0,3 année d’espérance de vie pour les hommes et 0,4 pour les femmes », Libération, 16 janvier 2016 http://www.liberation.fr/france/2016/01/19/l-esperance-de-vie-baisse-pour-la-premiere-fois-depuis-1969_1427531
[5] Bernard Conte, « La France en marche vers le Tiers-Monde », http://blog-conte.blogspot.fr/2013/03/la-france-en-marche-vers-le-tiers-monde.html , 16 mars 2013 et « L’avenir sombre de nos enfants et de nos petits enfants », http://blog-conte.blogspot.fr/2013/06/lavenir-sombre-de-nos-enfants-et-de-nos.html 5 juin 2013.
[6] « Parce que les organismes nationaux et internationaux améliorent continuellement leurs séries de données, les données — y compris les valeurs de l’IDH et les rangs — présentées dans ce rapport ne sont pas comparables à celles publiées dans les éditions antérieures », RSDH, 2015, p. 203. Cet avertissement du PNUD ne semble pas fondé pour les pays développés pour lesquels les données statistiques retenues pour le calcul de l’IDH sont « fiables » depuis longtemps. La mise en garde vise surtout éviter des comparaisons dans le temps comme celle qui est faite dans cet article.
[7] « Le Royaume-Uni devant l'Allemagne en 2030 », Le Figaro, 27/12/2013, http://www.lefigaro.fr/conjoncture/2013/12/27/20002-20131227ARTFIG00386-le-royaume-uni-devant-l-allemagne-en-2030.php
[8] Sur ce concept : Bernard Conte, La Tiers-Mondialisation de la planète, Bordeaux, Presses universitaires de Bordeaux, 2ème édition, 2013.
[9] « Hollande, Valls, Macron, Tapie... et le vote FN », La science au XXI siècle,
[10] « La théorie des choix publics [public choice] est un courant économique qui décrit le rôle de l'État et le comportement des électeurs, politiques et fonctionnaires. Elle entend ainsi appliquer la théorie économique à la science politique. Le texte fondateur de ce courant est The Calculus of Consent publié en 1962 par James M. Buchanan (« Prix Nobel » d'économie 1986) et Gordon Tullock ». https://fr.wikipedia.org/wiki/Th%C3%A9orie_des_choix_publics
[11] Déjà en 1975, un rapport de la commission Trilatérale mettait en lumière « l’ingouvernabilité » des démocraties occidentales dans lesquelles le développement de la démocratie a entraîné un certain nombre de dysfonctionnements « suicidaires » qui peuvent la conduire à sa perte. Parmi ces dysfonctionnements : l’élargissement de la participation et l’intensification de l’engagement politique ont multiplié les demandes adressées à l’État qui excèdent sa capacité à les satisfaire, créant une « surcharge » par l’expansion incontrôlée de l’intervention publique, exacerbant les tendances inflationnistes », voir : La Tiers-Mondialisation de la planète, op. cit. p. 216-219.
[12] A propos du clientélisme appauvri : Bernard Conte, Côte d’Ivoire : clientélisme, ajustement et conflit, CED, Université Bordeaux IV, DT/101/2004, http://ged.u-bordeaux4.fr/ceddt101.pdf
[13] Remise en cause réelle et non pas fictive comme l’élection de candidats extrémistes (Front National).
[14] Concernant l’État, depuis 40 ans (1975), pas une seule année a vu un budget excédentaire, ni en équilibre, http://fr.sputniknews.com/france/20151223/1020516796/france-budget-deficit-dette.html
[15] « Depuis dix ans, la dette locale ne cesse d'augmenter : elle a atteint 141,5 milliards fin 2014, selon le dernier rapport de l'Observatoire des finances locales. Ce sont les régions qui ont connu la plus forte hausse ces dernières années, au point que leur stock de dette représentait fin 2014 presque l'équivalent d'une année de recettes de fonctionnement (97 %). Un niveau supportable mais conséquent. Et si les départements sont plus prudents (50,8 %), les communes affichent aussi un ratio assez élevé (82 %) ». Le Figaro, « La dette des collectivités grimpe », 16/07/2015, http://www.lefigaro.fr/conjoncture/2015/07/16/20002-20150716ARTFIG00319-la-dette-des-collectivites-grimpe.php
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