La démocratie de copinage et l’anéantissement de la France (2)
[Deuxième partie de l'article] - Le capitalisme de connivence (ou de copinage) instrumentalise la démocratie de copinage à son plus grand profit. En France, le bipartisme caractéristique de notre démocratie gère la prédation de la richesse en faveur des sponsors. En période faste, il est possible de distribuer quelques "miettes" aux 99%. En période de crise, les sponsors exigent aussi les miettes. Si la démocratie de connivence n'est pas en mesure d'assurer ces nouvelles exigences, le capitalisme de copinage peut très bien s'accommoder d'un régime plus dur, une dictature par exemple.

Les dangers du clientélisme appauvri pour le système
Le danger est important car « un gouvernement peut difficilement [mettre en œuvre un programme d’austérité et de casse sociale] contre la volonté de l’opinion publique dans son ensemble. Il doit se ménager le soutien d’une partie de l’opinion, au besoin en pénalisant davantage certains groupes. En ce sens, un programme qui toucherait de façon égale tous les groupes (c’est-à-dire qui serait neutre du point de vue social) serait plus difficile à appliquer qu’un programme discriminatoire, faisant supporter l’ajustement à certains groupes et épargnant les autres pour qu’ils soutiennent le gouvernement[1] ».
Ce constat et ces prescriptions, formulés pour le Tiers-Monde, s’appliquent aujourd’hui partout en Occident[2]. Selon Christian Morrisson, comme « la plupart des réformes frappent certains groupes tout en bénéficiant à d’autres, [...] un gouvernement peut toujours s’appuyer sur la coalition des groupes gagnants contre les perdants[3] ». Depuis la crise de 2008, le principal groupe gagnant réunit les sponsors, les 1% pour faire simple.
Même si ce groupe contrôle le personnel politique, possède les moyens financiers et les medias, il se révèle insuffisamment nombreux pour peser sur des élections « démocratiques ». De plus, la crise économique étant aiguë, une bonne partie des complices, plus ou moins volontaires, du système sera touchée. Il s’agit d'une part, des chevilles ouvrières : (i) managériales : les financiers, les ingénieurs, les commerciaux, les publicitaires... qui assurent le développement du système consumériste et la croissance des profits ; (ii) politiques : les élus de terrain qui gèrent le clientélisme de façon décentralisée pour la pérennité du système. Et, d'autre part, les bouffons grassement rémunérés du cirque médiatique qui vendent « l'opium » au peuple : journalistes (les « nouveaux chiens de garde »), artistes, sportifs... Les nouveaux exclus (qui se croyaient à l’abri au bord de leur piscine) déçus pourraient se joindre à d’éventuels mouvements de masse dénonçant l’austérité et ceux à qui elle profite. Enfin, avec le durcissement des politiques de rigueur, les vrais privilégiés, appartenant à l’oligarchie (communautés, confréries, « associations », groupements, réseaux au capital social élevé[4]…), ne pourront demeurer dans l’ombre car les privilèges et les inégalités, devenues trop criantes, apparaitront au grand jour.
La paupérisation d’une majorité de la population[5], l’exclusion d’une partie des auxiliaires du système clientéliste et la mise en lumière des inégalités résultant de la prédation oligarchique de la richesse de la nation peuvent conduire à une instabilité politique et sociale susceptible de faire vaciller le système.
Menacé le système s’adapte par le dévoiement de la démocratie
En conséquence, la stratégie de prédation en faveur des sponsors doit s’adapter au contexte du clientélisme appauvri pour l’imposer à la population. Dans le cadre de la démocratie élective, cette imposition requiert le contournement d’un éventuel obstacle politique représenté par l’élection et l’arrivée au pouvoir de forces remettant en cause les politiques néolibérales assurant les privilèges des sponsors.
Ainsi, la poursuite de la prédation au profit des sponsors implique de pérenniser les politiques néolibérales en les rendant incontestables. « Pour ce faire, il convient de les inscrire dans la loi, et plus précisément dans la loi fondamentale qu’est la Constitution, pour réduire au maximum la possibilité de mise en œuvre de projets politiques alternatifs. Il faut réellement en finir avec le constitutionnalisme social des Trente glorieuses et passer définitivement au constitutionnalisme économique qui enchâsse la « gouvernance » néolibérale dans le droit. Le dispositif de réduction des degrés de liberté du politique est complété par la mise en avant d’un système de « soft law[6] » comprenant notamment les agences de notation, les institutions financières internationales… Au total, il s’agit d’enfermer le politique dans le carcan néolibéral, afin de rendre la démocratie inopérante tout en essayant de préserver l’illusion populaire de son fonctionnement effectif[7] ».
Il s’agit ensuite d’altérer la démocratie. Amorcée de longue date, cette dynamique « s’opère à travers : (i) l’effeuillage du pouvoir de l’État central[8] vers le haut en direction d’instances supranationales et vers le bas par la décentralisation ; (ii) la prise en compte d’acteurs dits « apolitiques », complices ou simplement manipulés[9] ».
Enfin, il faut assurer la pérennité du bipartisme de connivence par diverses démarches : favoriser le désintérêt de la population pour la chose politique, encourager l’abstentionnisme, ne pas reconnaître le vote blanc, refuser toute élection à la proportionnelle, gérer l’offre politique notamment en sélectionnant les futurs élus et en instrumentalisant les extrêmes de l’échiquier politique pour engendrer la peur et promouvoir le vote utile…
Malgré tout, en cas de crise grave la stratégie de dévoiement de la démocratie a des chances de s’avérer inefficace et le bon fonctionnement du capitalisme de connivence peut requérir un régime politique plus fort.
Vers la dictature : de l’état d’urgence sécuritaire à l’état d’urgence économique et social
L’imposition de l’austérité à l’immense majorité de la population peut nécessiter un régime fort afin de limiter la contestation et d’éventuels troubles sociaux.
L’expérience du Tiers-Monde l’atteste : « une comparaison pour les pays d’Amérique latine entre des régimes démocratiques comme la Colombie, l’Équateur, le Pérou, et des régimes militaires, comme l’Argentine et le Chili, en 1981-82, montre que les troubles sont plus rares lorsque le régime est militaire [...] La comparaison entre les deux expériences de l’Argentine sous un régime militaire (en 1981) et en démocratie (1987) est parlante : le niveau de protestation a été trois fois plus élevé en 1987 et il y a eu beaucoup plus de manifestations[10] ». Ainsi, un régime totalitaire serait idéal pour imposer les réformes.
En France, le durcissement du régime se dessine avec l’état d’urgence sécuritaire bientôt gravé dans la Constitution de façon consensuelle par le bipartisme de connivence[11]. Il pourra ainsi devenir un état « normal » de fonctionnement de la société. Or, l’état d’urgence n’est pas essentiellement la déchéance d’une bi-nationalité, il représente surtout la suppression des droits fondamentaux.
Le volet sécuritaire de l’état d’urgence va accompagner et faciliter la mise en œuvre de « l’état d’urgence économique » propice « pour engager de nouveau de grandes réformes[12] ».
En effet, comme l’ajustement vers la mise en place du clientélisme appauvri a été jugé trop lent, l’état d’urgence multiforme (sécuritaire, économique et social) va autoriser une grande impulsion dans les réformes d’austérité sévère pour le grand nombre comme ce fut le cas au Royaume Uni avec Margaret Thatcher[13]. A l’instar de cette dernière, ils nous diront : « il n’y a pas d’alternative ».
En interdisant et en sanctionnant toute velléité de contestation, l’état d’exception va faciliter l’accélération et l’approfondissement de l’ajustement structurel de la société au bénéfice des sponsors et au détriment de la masse de la population. A défaut d’évènements chaotiques favorables à sa mise en œuvre, l’ajustement ne devrait pas débuter avant les élections présidentielles de 2017. Quel que soit le résultat desdites élections, l’ajustement rapide et rigoureux sera dans tous les cas mis en œuvre en utilisant l’état d’urgence si nécessaire. Comme le rappelle Christine Lagarde, directrice générale du FMI, « la France doit "impérativement" poursuivre les réformes[14] ».
Le bipartisme de connivence organise la collaboration ainsi que la division du travail entre ses composantes sous l’égide de ses sponsors.
Dans le contexte de la nouvelle démocratie de connivence aux pouvoirs de l’État renforcés et aux libertés réduites, que peut faire la majorité de la population en voie d’asservissement pour réagir ?
Réagir et lutter contre le capitalisme de connivence
L’ennemi immédiat est, sur le plan tactique, la démocratie de connivence caractérisée par le bipartisme. La lutte doit porter sur les fondements de ce type de démocratie : changer la Constitution, élection par tirage au sort, reconnaissance du vote blanc, règles strictes sur le cumul des mandats, interdictions des navettes privé-politique-haute administration, etc…
Néanmoins cette lutte peut se révéler vaine car la démocratie de connivence n’est que l’instrument du capitalisme de connivence et, ce dernier peut très bien utiliser d’autres outils d’exploitation. En effet, le capitalisme de connivence recourt à des régimes dictatoriaux comme celui de Mohammed Suharto[15] en Indonésie. De même, il peut se servir de systèmes de capitalisme d’État de type soviétique. Au total, le capitalisme de connivence s’avère compatible avec diverses formes de régimes politiques.
Sur le plan stratégique, l’ennemi principal de l’immense majorité de la population est le capitalisme de connivence. Il doit être l’objectif central de la lutte sachant qu’il étend son emprise sur l’ensemble de la planète. Plusieurs questions se posent alors : faut-il détruire le capitalisme ? Dans l’affirmative, quels moyens de lutte employer et, en cas de réussite, par quel système le remplacer ? Dans la négative, est-il possible de dompter le capitalisme ? Les tentatives de réponse à ces questions feront l’objet de publications ultérieures.
[1] Christian Morrisson, La faisabilité politique de l’ajustement, Paris, Centre de développement de l’OCDE, Cahier de politique économique n° 13, 1996, p.17.
[2] Voir, Bernard Conte, « La Grèce préfigure la Tiers-Mondialisation de l’Europe »
[3] Ibidem, p. 18.
[4] Cf. à ce sujet, Pierre Bourdieu, « Stratégies de reproduction et modes de domination ». In : Actes de la recherche en sciences sociales. Vol. 105, décembre 1994. Stratégies de reproduction et transmission des pouvoirs. pp. 3-12. doi : 10.3406/arss.1994.3118 http://www.persee.fr/doc/arss_0335-5322_1994_num_105_1_3118
[5] La paupérisation implique l’euthanasie des classes moyennes, cf. Bernard Conte, « Néolibéralisme et euthanasie des classes moyennes », Comité Valmy, 31 décembre 2013, http://www.comite-valmy.org/spip.php?article933
[6] Sur le concept de soft law : Filippa Chatzistavrou, « L’usage du soft law dans le système juridique international et ses implications sémantiques et pratiques sur la notion de règle de droit », Le Portique [En ligne], 15 | 2005, mis en ligne le 15 décembre 2007, consulté le 19 janvier 2016. URL : http://leportique.revues.org/591 .
[7] Bernard Conte, « Le néolibéralisme et l’illusion démocratique », Le Grand Soir, 6 novembre 2011. http://www.legrandsoir.info/le-neoliberalisme-et-l-illusion-democratique.html
[8] Cet effeuillage s’opère en vertu du principe de subsidiarité qui présente une double dimension : verticale et horizontale, cf. Bernard Conte, La Tiers-Mondialisation de la planète, Presses universitaires de Bordeaux, 2013. p. 194-198.
[9] Il s’agit selon le terme anglais des « stakeholders », c’est-à-dire des parties prenantes (ou concernées) : associations « représentatives », société civile…
[10] La faisabilité politique de l’ajustement, op. cit p. 12.
[11] « Après une réunion avec François Hollande, Nicolas Sarkozy a affirmé son soutien au chef de l'Etat et à la réforme de la Constitution. Le leader du parti Les Républicains a assuré que son parti est "disposé" à voter cette réforme, si elle est "clairement centrée sur la question de la constitutionnalisation de l'état d'urgence et sur la question du retrait de la nationalité pour les binationaux". Deux conditions que François Hollande a assuré remplir auprès de l'ancien chef de l’État. http://www.bfmtv.com/mediaplayer/video/etat-d-urgence-les-republicains-disposes-a-voter-la-reforme-de-la-constitution-740748.html 22/01/2016.
[12] Emmanuel Macron, « Nous devons être à la hauteur de l'état d'urgence économique », Le Figaro, 06/01/2016, http://www.lefigaro.fr/conjoncture/2016/01/06/20002-20160106ARTFIG00267-macron-nous-devons-etre-a-la-hauteur-de-l-etat-d-urgence-economique.php Par la suite, François Hollande a décrété le 18 janvier « l’état d’urgence économique et social », Sud Ouest, http://www.sudouest.fr/2016/01/18/chomage-francois-hollande-decrete-l-etat-d-urgence-economique-et-social-2246318-5137.php
[13] Quand Emmanuel Macron fait l’apologie de Margaret Thatcher : « Quand on compare [la France] avec le Royaume-Uni dans les années 80, la grande différence est que nous n’avons pas assuré [les réformes] à l’époque. Les Français se rendent compte que les autres ont décidé de changer et que nous sommes les seuls à ne pas réformer notre propre système. » Regards.fr, 25/03/2015. http://www.regards.fr/web/article/emmanuel-macron-en-flagrant-delit
[14] Afp, 22/01/2016.
[15] La crise de 1998 en Indonésie s’expliquerait par le système national de capitalisme de connivence mis en place par Suharto. À noter que lorsque les intérêts du capitalisme global et du capitalisme national indonésien ont divergé, le système s’est « débarrassé » de Suharto devenu gênant.
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