La démocratie porte-t-elle un gilet jaune ?
Et si le mouvement des Gilets jaunes s'inscrivait dans un mouvement historique plus large, qui pourrait déboucher sur un nouveau régime politique vraiment démocratique ? Si cette question vous intéresse, lisez le dernier livre de Matthieu Niango : Les gilets jaunes dans l'histoire.
Ce n'est pas la première fois que Matthieu Niango écrit sur la démocratie. En 2017, il publiait un excellent essai, La démocratie sans maîtres (éditions Robert Laffont), que j'avais commenté alors dans cet article. Il récidive avec un nouveau texte, Les gilets jaunes dans l'histoire, paru il y a quelques jours aux éditions Kimé. Plus explicitement que le précédent, peut-être, ce livre a un caractère conceptuel, puisqu'il revendique la filiation de trois grands philosophes de l'histoire : Kant, Hegel et Marx (auquel il adjoint le plus récent Fukuyama). Qu'on se rassure, pourtant : Les gilets jaunes dans l'histoire est un texte tout à fait lisible. Il est écrit sans jargon, et les distinctions conceptuelles sont toujours expliquées dans un langage simple, très abordable pour le commun des lecteurs et des lectrices. Et si certaines idées sont abstraites, elles sont toujours illustrées par des exemples très concrets ou des images savoureuses – telle cette comparaison entre nos gouvernants et un improbable coiffeur qui « décide pour nous de ce que doit être la bonne coupe de cheveux, se moque entièrement de nos protestations, et renchérit d’explications si nous ne sommes pas d’accord ». J'ai dit que Les gilets jaunes dans l'histoire est très lisible. En réalité, ma litote frise l'insulte : ce texte, bien plus que « lisible », est très agréable à lire tant il est bien écrit.
Mais la qualité principale de l'ouvrage est sans doute plus philosophique et politique que proprement littéraire. La pensée de Matthieu Niango est à la fois éclairante et stimulante. Elle est éclairante, parce qu'elle donne un sens nouveau à des faits relativement bien connus (l'épopée des Gilets jaunes, la transformation profonde du monde du travail dans les dernières décennies, la Révolution française...). Elle est stimulante, parce qu'engagée pour un projet de société ambitieux. Matthieu Niango a voulu faire de son livre un ouvrage politique tout autant qu'une spéculation philosophique. Son but n'est pas seulement d'enrichir l'édifice de la connaissance, mais de contribuer à changer la société. De ce point de vue, il est sans doute plus proche de Marx – le philosophe et économiste militant – que de Hegel, pour qui la philosophie n'a pas à dire ce qui doit être mais à comprendre ce qui est. Aussi ne faut-il pas s'étonner s'il figure parmi les huit fondateurs d'À nous la démocratie !, « un mouvement citoyen qui travaille à construire la démocratie directe en France et en Europe. »
On ne s'étonnera pas non plus si Les gilets jaunes dans l'histoire constitue un prolongement de la réflexion sur la démocratie qui avait été menée dans La démocratie sans maîtres. L'une des principales thèses du livre, c'est que la démocratie directe n'est pas seulement un régime plus juste que l'oligarchie actuelle, plus connue sous le nom de « démocratie représentative » : c'est aussi – et même surtout – un système plus efficace. Voilà évidemment une thèse paradoxale, puisqu'on a l'habitude d'associer le pouvoir de la multitude au chaos, et l'ordre au pouvoir du petit nombre. Mais elle est argumentée de façon convaincante, notamment quand Matthieu Niango, s'inspirant d'Aristote, fait remarquer qu'une intelligence collective a d'autant plus de chances d'émerger d'un débat public que celui-ci est mené par des citoyennes et des citoyens très divers par leurs métiers, leurs compétences, leur position sociale, leur lieu d'habitation, etc. Ce qui rend les décisions de nos gouvernements si catastrophiques, c'est qu'elles sont le fait d'une caste fortunée, très diplômée, très homogène, et qui ignore à peu près tout des conditions de vie, des savoir-faire, des intérêts et des valeurs des individus composant le reste de la société. On le voit donc, ce n'est pas seulement par idéalisme que Matthieu Niango critique la pitoyable « démocratie » qui est la nôtre : c'est aussi parce que, de façon très réaliste, il constate la faillite de ce système.
Et c'est ce même souci de réalisme qui le rend très prudent quant à la forme que pourra prendre la démocratie à venir. Plutôt que de démocratie directe, il préfère parler de « démocratie plus directe », c'est-à-dire d'un régime où l'intervention directe des citoyens dans la vie politique jouerait un rôle essentiel, mais qui n'exclurait pas une délégation provisoire et contrôlée de certains pouvoirs – un peu comme dans Du contrat social, où Rousseau consent que le peuple souverain ait des chefs, du moment que ceux-ci se contentent d'appliquer concrètement les lois décidées par l'ensemble des citoyens.
Jusqu'à présent j'ai insisté sur la continuité entre le dernier livre de Matthieu Niango et La démocratie sans maîtres. Mais cette continuité, je l'ai sans doute exagérée, car entre 2017 et 2020, un événement absolument imprévu a bouleversé la vie politique française, voire mondiale : le mouvement des Gilets jaunes. On comprend facilement pourquoi ce dernier a intéressé Matthieu Niango. Même si, au tout début, il semblait porter seulement une revendication économique (la suppression d'une nouvelle taxe sur les carburants), il a très vite pris une tournure politique, avec notamment la promotion du fameux RIC (référendum d'initiative citoyenne). Mais qu'on ne s'y méprenne pas : les Gilets jaunes, pour Matthieu Niango, ne sont pas un prétexte pour parler de la « démocratie plus directe ». Ils sont bien le sujet central du livre, comme en témoigne le titre.
En réalité, il n'y a pas d'opposition entre les deux thèmes. Pour comprendre ce que serait une société vraiment démocratique, il faut connaître les Gilets jaunes. Car la démocratie véritable suppose une prise en compte de tous les citoyens dans leur diversité, leur singularité, et pas seulement dans ce qu'ils ont de commun. Et c'est précisément ce qui caractérise ce mouvement : la grande diversité des individus qui le composent. Cette diversité est attestée à la fois par des enquêtes sociologiques – dont le livre se nourrit abondamment – et par des rencontres personnelles. Matthieu Niango a côtoyé les Gilets jaunes, comme il a côtoyé naguère l'oligarchie politique, à cette différence près qu'il paraît plus à son aise avec les premiers qu'avec la seconde. J'ignore s'il fait lui-même partie de ce mouvement, mais on sent – dans la manière dont il parle des Gilets jaunes, de leur courage, de la rapidité avec laquelle ils ont acquis une culture politique, de leur attachement à l'égalité et à la liberté – qu'il a fraternisé avec eux.
Reste à parler du rapport des Gilets jaunes, ces modernes sans-culottes, à l'histoire, puisque tel est l'objet du livre. Un peu à la manière de Kant, de Hegel et de Marx, Matthieu Niango semble avoir une conception dialectique des processus historiques, même s'il n'emploie jamais cette expression. Chez Kant, comme plus tard chez Hegel, les passions égoïstes et brutales des êtres humains préparent l'avènement d'une société régie par des principes raisonnables et justes. Chez Marx, la bourgeoisie capitaliste triomphante porte en elle les germes de sa destruction, tout comme le prolétariat, cette classe opprimée et déshumanisée, porte en elle les germes d'une humanité libre et pleinement humaine. Il y a quelque chose d'un peu semblable dans la philosophie politique de Matthieu Niango. Le capitalisme néolibéral, pour tirer un maximum de profit des salariés, a tout fait pour casser les vieilles solidarités liées au statut ou à l'appartenance à un même métier. Il s'agissait d'isoler les individus, de les précariser, de leur faire porter la responsabilité de leur vie (comme dans le cas de ces « auto-entrepreneurs », qui sont souvent des prolétaires déguisés en patrons). Cette mutation du monde du travail a produit au moins deux effets. D'une part, une grande diversification des métiers et des activités professionnelles, d'autre part l'intériorisation par les travailleurs de l'idéologie libérale selon laquelle chacun doit être libre, acteur de sa vie. Dans l'esprit des dirigeants politiques et économiques, il ne s'agissait pas réellement de rendre les individus plus libres, mais de pouvoir mieux les exploiter en les soustrayant à tout cadre protecteur. Mais, par une sorte de retournement dialectique, cette exigence de liberté individuelle a été reprise par les Gilets jaunes. Ces derniers sont nés d'une atomisation de la société. Ils ne forment pas une corporation dont les membres seraient unis par un même statut ou des intérêts professionnels particuliers, mais une « assemblée de solitaires se rendant compte qu’il est possible de bâtir sur cette solitude, et qu’il s’agit, précisément, du nouveau problème politique, dont des institutions nouvelles devraient donner la solution : comment permettre à la diversité dont chacune et chacun est porteur de contribuer également à l’action publique ? »
Ainsi, et c'est là l'un des paradoxes les plus intéressants du livre de Matthieu Niango, ce qui pourrait passer pour une faiblesse du mouvement des Gilets jaunes s'avère être une force. Des individus isolés, très hétérogènes socialement et économiquement, n'ayant pas tous les mêmes convictions politiques, parviennent néanmoins à s'unir, et à considérer leur diversité comme une richesse plus que comme un obstacle. Davantage que le prolétariat ouvrier, ils pourraient bien être le germe de la société de demain – une société où la politique serait réellement l'affaire de tous et de chacun, de toutes et de chacune, et non d'une caste de technocrates ou de ploutocrates qui prétendent représenter l'intérêt général.
On aura compris que je recommande la lecture de cet ouvrage relativement bref (une centaine de pages), mais riche en informations variées, en paradoxes profonds, en distinctions conceptuelles fines sans être sophistiques... Cela ne veut pas dire, bien entendu, que je trouve les thèses et les raisonnements de Matthieu Niango entièrement convaincants. Plusieurs points mériteraient à coup sûr une longue discussion. J'en mentionnerai seulement deux. Au début du livre, on trouve ces quelques phrases : « Seconde question : comment ce mouvement peut démocratiser la démocratie ? On identifiera quatre foyers de transformation : la rue, les assemblées, le travail de lobbying auprès d’élus, enfin, les urnes. Tous ces efforts doivent se conjuguer pour aboutir au changement de régime. En quoi permettront-ils que s’accomplisse, non l’appropriation collective des moyens de la production, selon la célèbre formule de Marx, mais l’appropriation collective des moyens de la décision ? » La dernière formule est heureuse, brillante, même, mais vaut-elle forcément mieux que celle de Marx ? On pourrait émettre l'hypothèse que les deux formes d'appropriation sont complémentaires. Il ne pourra pas y avoir de propriété collective des moyens de production sans démocratie véritable. Dans l'Union soviétique, le véritable propriétaire des usines et des champs, ce n'était pas le peuple tout entier, ni même le prolétariat : c'était le parti communiste, ou plutôt ses dirigeants. Ceux qui possèdent le pouvoir politique ont aussi le pouvoir économique. Mais l'inverse est également vrai : peut-on imaginer qu'il y ait une « démocratie plus directe » tant qu'un petit nombre de capitalistes continuera de tenir les rênes du pouvoir économique ? D'ailleurs, la démocratie ne devrait-elle pas avoir aussi sa place dans les lieux de travail ? Et si c'est le cas, l'abolition du salariat et du patronat ne devraient-elles pas être envisagées ? Peut-être Matthieu Niango répondra-t-il à ces questions dans un prochain ouvrage, qui sait ?
La seconde critique porte sur le rapport entre l'oligarchie politique et les « corps intermédiaires ». Matthieu Niango écrit à leur propos : « ces fameux corps intermédiaires —syndicats, associations, « grandes voix »— auxquels l’oligarchie semble tellement tenir. Elle estime que ces élites du combat social et environnemental ne menacent pas franchement son hégémonie, et constituent par conséquent des pis-aller. Plus encore : tout en améliorant sa connaissance de ceux qu’elle croit devoir administrer, les corps intermédiaires, faisant tampon, tiennent le peuple loin du pouvoir de l’oligarchie, la protègent de sa fureur, tempèrent les ardeurs d’individus qui, pense-t-elle le plus sérieusement du monde, s’ils étaient soustraits aux rouages complexes de la société du travail, deviendraient vite des loups pour l’homme. » Je me demande si cette analyse est aussi vraie aujourd'hui qu'elle pouvait l'être il y a quelques années encore. Aujourd'hui, en France, les syndicats sont littéralement humiliés par le pouvoir politique. On l'a bien vu à propos de la « réforme » des retraites. Même la CFDT, le syndicat le plus complaisant qui soit, n'a pas pu obtenir de réelle concession, puisque le fameux « âge pivot » a disparu pour être aussitôt remplacé par un « âge d'équilibre » qui sera amené à évoluer au cours des ans (on passera de 64 ans à 65, 66, 67 ans, etc.) L'oligarchie est devenue tellement sûre d'elle-même, elle est tellement pressée de faire passer ses « réformes » qu'elle ne fait même plus semblant de négocier. Et pour l'instant, force est d'avouer qu'elle triomphe. Seulement, là encore, un retournement dialectique n'est pas à exclure ! À force de scier la branche sur laquelle on est assis, on finit par tomber.
P. S. La photo illustrant cet article est de Fernando Orellana. Elle représente un détail d'une fresque du collectif Black lines, réalisée à Paris, rue d'Aubervilliers le 20 janvier 2019, et rapidement recouverte. Matthieu Niango en parle à la fin de son ouvrage. Pour plus de renseignements sur la fresque, vous pouvez lire cet article.
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