La dimension quantitative du précepte « Connais-toi toi-même » :
Le précepte "Connais-toi toi-même" de Delphes - et que Socrate prit comme devise - possède une dimension quantitative. Cette dimension n'apparaît pas de façon évidente à un cerveau contemporain, d'autant plus que le second précepte est souvent oublié. Mais si on associe le second précepte de Delphes au premier, comme le faisaient les Grecs, là tout s'éclaire car ce second précepte dit "rien de trop". Quelles sont les conséquences pratiques de cette analyse pour notre vie de tous les jours ?
"Connais-toi toi-même" suivi de "rien de trop" étaient les préceptes du temple d'Apollon. Si on regarde de façon non séparée ces deux préceptes, comme le faisaient les Grecs, on en déduit que se connaître soi-même, c'est aussi se regarder comme un contenant qui doit veiller à son contenu. Quel contenu ? Il y a d'abord le contenu qui sort de soi : ce sont les passions comme la rage, la colère, la haine. Il y a ensuite tout ce qui entre en nous, à savoir le désir et les opinions de la Doxa. Ainsi, les deux préceptes liés nous enseignent à veiller à ne pas tomber dans l'excès de contenu et à ne pas céder non plus à l'abus de la recherche de son propre contentement.
Rien de trop dans le contentement de nos appétits : le juste dû.
Rien de trop dans l'absorption de ce qui nous vient du dehors, dans le désir d'appropriation ou de prélèvement des ressources naturelles. Les Indiens d'Amérique, tout comme d'autres peuplades, savaient respecter ce principe d'économie et de sobriété et ne constituent pas une menace pour la planète.
Le précepte "Rien de trop" suppose aussi que notre esprit reste critique et qu'il examine toujours avec soin les opinions et les idées qui nous parviennent. La plupart des gens ne seraient pas dupes des fake news si elles s'en tenaient à la sagesse de la Grèce antique.
Dans cette démarche, le "connais-toi toi-même" est prédominant car il consiste à différencier ce qui, en nous, nous appartient en propre et ce qui, en nous, est emprunté. Il s'agit en quelque sorte de circonscrire ce que l'on est pour tracer la limite entre notre contenu originel et authentique et le surplus qui nous vient d'ailleurs, entre notre identité et notre personnalité et ce qui est la part de la société ou de personnes dont nous nous inspirons (des maîtres à penser, des proches...).
Se circonscrire est utile mais cependant contraire à la nature humaine dont la conscience est infinie.
La limiter n'est donc pas un but en soi. Cette délimitation doit s'appliquer uniquement à ce qui est sain de maîtriser, comme nos affects ou notre expression en société. Il ne convient pas d'enclore la pensée dans des limites, surtout pas. La pensée est libre et doit le rester. De toutes les manières, réprimez-la et elle reviendra inconsciemment par d'autres voies. L'imagination non plus ne doit pas être bridée, ce serait racornir l'esprit humain. Mais le désir, lui, doit rester dans certaines limites acceptables.
Mais l'être humain n'est pas qu'un contenu : c'est surtout une volonté.
Ici vient l'autre acception, non remarquée, des préceptes grecs : le devoir d'être maître et non esclave. Je m'explique. Les Grecs pensaient de façon binaire en opposant d'une part les maîtres et les citoyens d'un côté, aux esclaves et aux barbares, de l'autre côté. Cette distinction ayant disparu, les préceptes ont perdu l'une de leurs significations et qui est la suivante : il faut rester maître de soi pour ne pas être esclave.
Pour les Grecs anciens, ne pas pratiquer la discipline régulière des deux précepte de Delphes, c'était prendre le risque d'être esclave.
Esclave de quoi ? De nos propres passions ou de la Doxa (l'opinion publique), de l'esprit de conformisme, des pressions d'autrui, des manipulations morales ou intellectuelles dont on peut être l'objet. L'obervation régulière des deux préceptes nous rend maîtres de nous-mêmes. Leur inobservation, leur oubli, risque au contraire de faire de nous des esclaves : esclaves de quoi ? Des escalves de nous-mêmes - en tant que "contenants" non maîtrisés -, mais aussi des esclaves de la société et du Pouvoir politique.
La dimension expressive et la dimension du contrôle
Que veut dire plus précisément "être maitre de soi" ?
Il faut le voir en deux dimensions : la dimension expressive et la dimension du contrôle. A savoir qu'il faut rester maître de soi dans notre expression (savoir bien parler, ne pas céder à la colère ou à l'envie d'injurier l'Autre). Personnellement, je différencie la colère et la haine à divers titres. L'une des différences essentielles que je vois est que la colère a des droits à faire valoir, la haine non. La colère a une finalité assez précise et lorsqu'elle atteint son but, elle retombe. Au contraire, la haine ne s'éteint pas facilement. Elle est comme le feu qu'on ne peut éteincre et elle consume. Alors que la colère est une affaire entre une personne et un objet déterminé (qui peut être une autre personne), la haine naît entre deux pôles opposés, elle met en action deux forces qui se confrontent très frontalement (en cela un a un point commun avec l'amour qui est aussi une force mettant en jeu deux pôles de puissance affective).
Il y a deux dimensions pour être soi-même.
1 - On est soi en s'exprimant. En effet, la personne inhibée qui n'ose s'exprimer ne peut être vraiment elle-même puisqu'elle s'étouffe elle-même. Le phénomène des Gilets jaunes exprime ce que le peuple (pas "tout" le peuple) veut montrer de lui. le peuple veut exprimer ce qu'il est et cela est légitime.
2 - On est soi en se contrôlant. En effet ici, c'est le Moi, la volonté qui est à l'oeuvre et nous révèle autant qu'elle nous façonne.
Quand on sort de ses gonds pour insulter une personne, on dit que l'on "vomit" des injures. La formule imagée est exacte en ce qu'elle montre que nous sommes alors comme un contenant sans loi, sans tête, sans cerveau, qui ne maîtrise pas son contenu de rage ou d'aversion et le laisse jaillir ou s'écouler de façon irresponsable et irrespectueuse.
Les vides et les trop-pleins
Se connaître soi même mais "rien de trop" illustre la sagesse grecque et socratique.
Il incombe à chaque humain responsable de maîtriser, par la volonté, sa personne pour que "rien de trop" n'entre ou ne sorte de soi de façon intempestive ou préjudiciable aux autres.
Mais ce n'est pas tout. Il convient d'être prudent aussi dans la "'gestion" si j'ose dire de nos vides et de nos trop-pleins. Trop souvent pour combler un vide qui nous fait souffrir nous nous jetons sur une chose qui vient compenser imparfaitement le vide ressenti. Notre discernement doit intervenir pour comprendre ce que nous ressentons et juger si cette solution est opportune ou si nous cédons par là à une tendance qui nous réduit à des états d'esclaves de nous-mêmes. Quelquefois même nous recherchons le trop-plein pour occulter ce qui est en nous un désir non comblé. Il n'y a pas toujours correspondance entre le contentement recherché, voire le trop-plein, et le vide qui est en nous.
Comprendre tous ces jeux de contentement (de "remplissage") et d'évacuation des passions (de "purges") favorise le travail sur soi et la connaissance de soi.
Les Gilets jaunes scandent des revendications mais ces demandes sont-elles conformes à ce qu'ils souhaitent véritablement au fond d'eux-mêmes ou sont-ce là des exutoires, de pis-aller, des compensations qui dissimulent d'authentiques besoins, des aspirations profondes ? La question est simplement posée et je n'y répondrai pas moi-même. A chacun de voir.
Voilà j'espère qui donnera matière à réflexion aux lecteurs afin d'appréhender de façon plus complète les deux préceptes de Delphes que l'on tronque trop souvent et qui en réalité, selon moi, ne font qu'un :
"Connais-toi toi-même !" et "rien de trop".
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