La fin de la fin de l’histoire
L’histoire n’est ni une science exacte, ni un terrain neutre. Elle se résume le plus souvent à un récit partisan et se trouve être l’un des enjeux de la comédie politique qui se joue devant nos yeux sans que notre position de spectateur nous permette d’agir sur le comportement des acteurs, les plus efficaces restant en coulisse tandis ceux qui tiennent le devant de la scène nous donnent l’illusion d’interpréter le rôle que nous leur aurions fourni lors d’un casting périodique baptisé consultation électorale. Les candidats au pouvoir, illusoire ou réel, sont nombreux, et la bataille pour ce pouvoir utilise les armes fournies par la mémoire en sélectionnant les souvenirs jugés utiles par les belligérants pour démontrer leur légitimité et pourfendre l’adversaire. Dans cette bataille, la neutralité n’a pas sa place : les antécédents doivent justifier le présent. L’histoire est utilisée comme la justification du contrôle territorial, la dimension spatiale, par la prise de contrôle du passé, le contrôle de la dimension temporelle.
La « Pax Romana » de Sénèque avait déjà annoncé un aboutissement de l’histoire, figée par la glorieuse ascension d'Auguste, et symbolisée par « sol invictus » (le soleil qui ne se couche jamais), image reprise à leurs comptes par les souverains à la tête de l’empire espagnol puis du Commonwealth britannique. Pourtant, depuis, le temps ne s’est pas arrêté. Au contraire la roue du char d’Apollon a continué de tourner et les événements se sont précipités.
Il y a près de trente ans, le politologue américain Fukuyama a repris le flambeau des adorateurs de l’éternité immobile. Dans un essai de 1989 développé dans un livre publié en 1992 « La fin de l'histoire et le dernier homme », il prophétisait que la chute du communisme (comprendre l’implosion de l’URSS) marquait « la fin de l'histoire en tant que telle, c'est-à-dire la fin de l'évolution idéologique de l'humanité et l’universalisation de la démocratie libérale occidentale comme forme finale de gouvernement humain. "
Pour autant, vous pensez bien que la « fin de l’histoire » ne signifiait pas la fin des conflits militaires, des bouleversements sociaux ou des fluctuations économiques. Cela signifiait pour lui que tous les bateaux avaient désormais le même cap. En l'absence de « challengers » sérieux, tout tendait vers un ordre mondial dans lequel le mariage du capitalisme de marché et de la démocratie libérale établirait une domination éternelle. Ainsi, selon Fukuyama, les successions ininterrompues de luttes sociales et de conflits internationaux qui avaient secoué le monde au cours des trois décennies précédentes n'avaient rien à voir avec une guerre historique entre des ordres sociaux antagonistes. Au contraire, cela ne faisait que refléter la résistance des parties du globe qui étaient encore embourbées « dans l’histoire » au changement inévitable qui les amenait contre leur gré à rejoindre le monde « post-historique ».
Cette « vision » de la situation dans les années 90 avait une connotation quasi religieuse : tout dans le passé aurait évolué vers un « telos », une fin prédestinée, écrite. L'ère du néolibéralisme mondial, enfanté par la « démocratie libérale », aurait constitué la fin inévitable de « l'évolution idéologique de l'humanité », le résultat auquel toute la marche de l’histoire nous avait conduits à notre insu.
Le fait de savoir si cela correspondait aux souhaits de quiconque importait peu car, en fait, ce que Fukuyama décrivait n’était pas le stade final du développement humain collectif, mais l’aboutissement de la guerre et de la domination historiques de « l'empire. Il écrivait :
« L'abondance spectaculaire des économies libérales avancées et l'infinie diversité de leur culture de consommation semblent favoriser et préserver le libéralisme dans la sphère politique. Je veux éviter le déterminisme matérialiste qui dit que l'économie libérale produit inévitablement une politique libérale, car je crois que l'économie et la politique présupposent un état de conscience préalable autonome qui les rend possibles. Mais cet état de conscience qui permet la croissance du libéralisme semble se stabiliser comme on pourrait s'y attendre à la fin de l'histoire, comme s'il était déterminé par l'abondance d'une économie de marché libre moderne.
Avec un optimisme qui apparait aujourd’hui comme un aveuglement même aux yeux des libertariens-thatchériens-jupitériens, Fukuyama chantait les louanges de l'accomplissement que les gens trouveraient dans l'ordre néolibéral de cette "fin de l'histoire". Le mariage du capitalisme de marché et la démocratie libérale occidentale devaient nous combler et guérir les blessures les plus profondes causées à nos corps et de nos âmes par la soumission à des idéologies perverses.
En fait, Fukuyama a fait le récit de l’histoire d’un peuple qui a toujours dominé tous les autres. Notre époque n'est pas la première période impériale à se déclarer légataire universelle du manteau de l'histoire elle-même. Le passé de l’humanité est jonché d'ossements d'empires qui se sont effondrés, ont régressé ou ont été usurpés. Les anciens empires territoriaux étaient tous menacés en permanence par des dangers venant de l'extérieur, et par la corruption et les insurrections de l'intérieur. Ce qui, prétendument, distinguerait notre époque des autres serait le fait que la propagation violente du capitalisme de marché a permis de « territorialiser » les nations et que chacun des états dans le monde entier ne serait plus « à l’extérieur », ce qui ferait disparaitre toute menace externe quand les soubresauts de « terroristes criminels radicalisés » auraient été éradiqués. Et du coup, chaque état de la planète devenant fonctionnellement dépendant des circuits globaux du capitalisme érigé au rang de « nature », de vérité immanente et intangible, chaque élément de perturbation de l'intérieur, quelle que soit sa couleur, serait submergé et intégré dans le grand TOUT.
La « fin de l'histoire » voulait nous faire croire que tout cela était dans l’ordre des choses et que, comme le disait une dame évoquée plus haut, « il n’y a(vait) pas d’alternative » (TINA : there is no alternative).
Pourtant, que cette dame et Fukushima le veuillent ou non, l'histoire continue d'avancer vers autre chose, quelque chose d’autre que le poids suffocant du capitalisme de marché et de sa légion d'avant-postes « démocratiques libéraux », ces organismes extranationaux (ONU, OTAN, OMC, FMI, UE…) qui assurent sa domination dans le monde. Mais pour aller où ?
Des signes de frémissement du mouvement de l’histoire ne trompent pas. A travers la formule « America great again », le seul fait de déclarer que les États-Unis doivent redevenir grands, est un déni de la théorie de Fukuyaman, et met en évidence une des failles de la cuirasse, les soubresauts calamiteux du Brexit en font apparaitre une autre. Ce n'est pas un hasard si les néo-libéraux installés dans les grands pays occidentaux ont lancé un assaut décisif contre l'histoire telle que nous la connaissions jusqu’ici. Des mensonges et des attaques contre les médias à la guerre contre les « fake-news » ont pour but d’imposer les « news » officielles. Une guerre est en effet en cours sur le terrain du souvenir et sur les mécanismes de mise en application de l'histoire. Le révisionnisme historique triomphe ans les mises en scène officielles d’anniversaire comme celui du D-day, revisité à la lumière d’Hollywood et réécrivant l’épopée de l’écrasement du nazisme en évacuant le rôle déterminant de l’armée rouge. Les JT se trouvent réduits à jouer le rôle de « la voix de son maitre », et les titans de Big Tech jouent à la fois le rôle de censeurs, de pisteurs et de sources de renseignements.
Mais s’il y a guerre, c’est bien qu’il y a résistance. Le sens de l’histoire n’est pas déterminé et imposé par les monuments officiels d’architecture et de commémorations qui nous sont imposés comme des rituels et des lieux sacrés voués à l’adoration du grand tout. Le sens de l’histoire, c’est l’énergie que nous serons ou non capables de mobiliser pour devenir les acteurs de notre propre avenir plutôt que de se résigner à la contemplation des temples de la finance. Et il semblerait qu’ici ou là sur la planète, certains peuples ont déjà commencé à bouger et à creuser les fissures de cette cuirasse idologique pourtant peaufinée par les virtuoses de la « fabrique du consentement
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