L’extinction de la gauche, paradoxalement, débute en 68 quand se décomposent déjà tous les paramètres économiques et sociaux nés de la révolution industrielle. Disparition de la paysannerie, marginalisation de la classe ouvrière, cette époque marqua l’émergence triomphante de la petite bourgeoisie et du secteur tertiaire. Le « service » devint cette part productive de biens « immatériels », la production étant en quelque sorte reléguée dans l’univers du magique ou, plus exactement, dans les contrées lointaines de l’Inde ou de la Chine.
En fait on peut penser que la gauche politique qui arriva au pouvoir avec Mitterrand ou Jospin n’était plus que le fantôme, le revenant d’une mort déjà inscrite : celle de l’apothéose du travail et de celui qui le symbolisait. Désormais les classes sociales se désagrégeaient, une indistinction feinte se créait entre riches et pauvres si bien que les anciennes valeurs de la gauche fondées sur la défense du travailleur disparurent peu à peu. Qu’on ne s’étonne donc pas si dans le sillage de cette évolution, le communisme finit par se dissoudre et que l’ancien peuple, privé de ses repères, se réfugia dans le populisme du FN, c’est-à-dire dans une illusion de ce qu’il était, une nostalgie, un fantasme.
La question sociale fut en réalité dissoute dès les années Mitterrand. On la remplaça par une thématique qu’on proclama de gauche : la question sociétale. Il n’y avait plus de travailleurs mais seulement des communautés, des juxtapositions de conflits transhistoriques qu’il convenait de résoudre : relations ethniques, générationnelles, sexuelles, culturelles…Une nouvelle histoire fondée sur l’éparpillement, la confusion idéologique et de nouveaux conflits d’intérêts, se créait ainsi sur les décombres des mouvements ouvriers et paysans.
Mai 68 fut le Cheval de Troie de cette mutation : on vit entrer Cohn-Bendit, Glucksman, BHL, et tant d’autres dans le ventre de la bête et, comme dans la mythologie, la gauche fut investie par ceux qui avaient été accueillis mais dissimulés jusqu’à l’instant où ils découvrirent leur vrai visage : la promotion de l’ultra libéralisme.
Les événements récents ne cessent d’amplifier ce malaise d’une droite et d’une gauche, en France et ailleurs, incapables de se différencier. Moralisme ou amoralisme, autoritarisme ou liberté peuvent ainsi changer de camp d’un jour à l’autre puisqu’il n’y a plus de différence substantielle…ce qui apparut magistralement quand l’Affaire Mitterrand déboussola totalement la classe politique. Pas idiote, Le Pen comprit qu’il y avait un holdup up à réaliser sur cette perte des repères dont le peuple souffrait. Mais bien sûr, en dehors de la condamnation outrée et de son antienne sur le « tous pourris » de la classe politique, elle serait bien incapable d’apporter des solutions – lesquelles sont à gauche et nulle part ailleurs.
Recréer la gauche ne consiste pas dans la réforme de ses appareils : à quoi servirait un navire qui ne saurait vers quel cap se diriger ? La gauche doit d’abord, avant même de chercher ses figures emblématiques, définir quel est ce cap, quelles sont ses forces, quels sont ses ennemis. Il faut sortir de ce tumulte sociétal fait de la burka de l’une ou de l’homosexualité de l’autre et où l’on oppose quotidiennement les banlieues à une France mythique. Arrêtons d’utiliser Le Pen pour aiguillonner sans cesse la question sociétale au détriment des problèmes réels : moralisation de l’économie, égalité salariale entre hommes et femmes, blancs, noirs ou arabes, égalité dans l’éducation… Nous sommes loin de tout cela parce qu’on part sans cesse de l’idée d’un peuple divisé. Divisé, il l’est en effet. On l’orchestre quotidiennement à la télévision. Le peuple est schizophrène comme les individus qui le composent : exploité au travail mais adepte de la téléréalité, précaire mais adorateur de stars… Le peuple a été ébloui, brisé éclaté dans une multitude d’images qui le détournent de sa substance. Le peuple ne sait plus qui il est, où il est.
Or un peuple n’est pas une addition de minorités qu’il conviendrait de défendre. Un peuple est un ensemble de différences qu’il faut respecter, quelles qu’elles soient. Mais ce n’est pas en « métissant », en mettant dans un gouvernement un arabe, un juif, un homosexuel ou je ne sais qui encore qu’on représente ce peuple ou qu’on le gouverne.
Tant que la gauche faillira à lui redonner son identité, à lui proposer des valeurs et une culture en rupture avec ces modèles de consommation et de spectacle qu’on lui a imposé, tant qu’elle ne saura pas rompre les clivages sociétaux pour inventer une nouvelle solidarité, elle n’existera pas.