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La géographie de Raymond Depardon face au syndrome de l’isolat
Il y a quelque chose qui me gêne dans l’exposition photographique de Raymond Depardon actuellement à la BNF. Ce n’est pas tant son travail, son œil averti et sa technique photographique irréprochable, que les discours bienséants qui gravitent autour du sien, finalement très simple : Depardon constate par le cliché l’existence de lieux géographiques choisis qui s’expriment objectivement par leur propre mise en scène intrinsèque. Le regard, lui subjectif, de l’abonné Télérama, du flâneur du quai Tolbiac, fera le reste. Or, le choix (non neutre) de Depardon consacre la part belle à des composantes paysagères dont la localisation et l’appropriation culturelle qui en est faite par ses habitants est mythifiée et dévoyée par un discours porteur de ceux qui feront, de cette exposition, la lecture enjouée.
Géographiquement, Depardon photographie l’impact de décennies d’aménagement du territoire qui ont fait du pays ce qu’il est dans ses composantes spatiales. Clichés, avant tout, de la couronne périurbaine d’agglomérations moyennes, zones d’activités périphériques (ZAC) et pavillons (lotissements) ; les centres villes, faubourgs ont également la primauté mais, à plus petite échelle, les espaces correspondant sont ceux de l’abandon, de la régression par la polarisation, de ces forces externes exerçant un tropisme tant sur les habitants, les activités, qu’en retour ils offrent un sentiment dual de rejet (je ne veux pas / je ne veux plus vivre ici) et de petite et fausse nostalgie (ce sont des gens simples, ils doivent rester ici).
Et puis voici le « populaire », la France reniflée modeste et moyenne. On imagine les cohortes familiales se déversant sur les parkings des centres commerciaux ou sur les plages du Nord, la barre d’immeuble pas si laide car bien entretenue par ses résidants vertueux, ou celle dominant, dans le paysage, l’habitat des contremaitres et du patron, ségrégation spatiale héritée, paternaliste, autour de la vie à l’usine. Chez le spectateur, la défense des petites gens invariablement se fait, ces modestes dont les goûts, pas très sûrs sur les devantures, n’est admissible que parce qu’ils sont là, à leur place comme résidus anachroniques et hérités.
C’est le syndrome de l’isolat que d’être renforcé par le regard compatissant, toujours extérieur de ceux qui l’ont quitté et qui en réinvestissent les territoires par la condescendance de discours n’ayant d’autres buts que de nourrir, servir, leur position identitaire de transfuges, caricaturant le reste dans une gangue de conservatisme béat. L’isolat n’a pas d’autre choix que de rester ce qu’il est, là où il est. Le garagiste vivotant dans son gourbi doit se satisfaire de sa situation, il est représentatif de ce qui fut et de ce qui reste ; c’est ici une icône immobile, bourrue, auréolée de valeurs saines, manuelles, le « bon sens », qui ne doit surtout pas être dépréciée (sans quoi le mythe s’effondre) par l’aliénation de ceux qui le voient, distanciés, sur support glacé.
L’archétype de ce discours est celui de François Bon dans Télérama. Comme d’habitude, F. Bon joue sur la dichotomie entre sa situation actuelle d’écrivant à la mode, porté sur le technodoulisme, l’édition numérique de fadaises, et son passé de métallo, comme s’il excusait faussement son ascension sociale que, finalement, il brandit sur le terreau d’un passé consciencieusement reconditionné. François Bon prend les photos de Depardon comme prisme à son identité qu’il compose. Ces paysages, que tout le monde approuve, sont les siens et ils déterminent ce qu’il est aujourd’hui, soit une invitation à le lire, à approuver sa démarche.
Ce simulacre – car c’en est un – fait mouche, dès lors que l’embourgeoisement (ou la gentrification) de quartiers centraux (que Depardon ne photographie pas) se fait par la réappropriation mémorielle des lieux autrefois habités, vécus par ceux qui, aujourd’hui, sont relégués à l’horizon lointain et silencieux du périurbain. N’en restent, dans ces discours poisseux, qu’un vocabulaire (« mes ateliers d’écriture sont des forges » dira F. Bon) ou une attitude dite de gauche, de fraternité béate, aussi bien à l’aise dans notre société molle qu’un établi lustré dans un loft. Dans tous les cas de figure, c’est de la récupération.
Autour de cette imagerie naïve de « la France telle qu’elle est », héritée du XIXème siècle, vient se greffer la préoccupation de l’espace plein, d’une France qui a horreur du vide du « tout faire pour que les petits commerces résiduels survivent là où les autres ferment », qui fait abstraction des hommes pour n’en voir que des « figures territorialisantes » que les acteurs de l’aménagement du territoire (Depardon a travaillé pour la DATAR) prendraient pieusement en compte. La devanture d’une boutique à Bressuire au sein d’un quartier vidé ? Quelles sont les inerties qui expliqueraient sa permanence, sa clientèle ? Quelles sont les dynamiques (flux, polarisations, etc.) qui la font voir comme un reliquat préfigurant sa prochaine et irréversible fermeture, tôt ou tard. Par-delà, des cartes exprimeront les fameuses tendances : la France de Depardon vote-t-elle à droite ? A gauche ? S’abstient-elle ? Elle-t-elle plus religieuse ? Quel est son équipement électro-ménager ? Dispose-t-elle de deux salles de bain ? L’outil statisticien prendra inévitablement le relais.
La géographie ici - ne serait-ce que par la lecture des paysages – c’est cette oscillation entre ce qui compose l’espace vécu et la propension utilitariste à innerver une correction progressiste de ce qui est pour ce qui devrait être, par l’aménagement du territoire. Mais en vérité, il y a ici une tyrannie de l’existant comme lecture à la fois d’un passé reconditionné par les discours et point de départ à l’apologie du "portrait d’une France" qu’il faut prendre telle qu’elle est et nous dedans.
Vincent Folliot
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