La gestion des migrants et les faux dilemmes
Pour justifier notre refus de porter secours aux migrants, la raison souvent avancée est que l'on serait confronté à un dilemme impossible à surmonter : soit on accueille cette population et on crée un appel d'air (et on risque de porter atteinte aux emplois de chez nous), soit on les rejette et en ce cas, nous ne sommes pas à la hauteur de notre démocratie fraternelle et humaniste. Mais y-a-t-il vraiment dilemme ? Pour étudier la question, il faut rappeler ce qu'est un dilemme. Le dilemme du tramway de la philosophe Philippa Foot est un exemple emblématique. Ensuite, il convient d'examiner en quoi consisterait une attitude juste envers les migrants. Une attitude juste, selon l'auteur de cet article, serait une approche non pas de générosité mais de secours et d'entraide. Etre juste et rien de plus. Il serait trop dangereux ne nous montrer prodigues envers les arrivants...
Le dilemme du tramway fou
Le dilemme donné en exemple par Phllippa Foot, spécialiste en philosophie éthique est très connu. C'est celui du dilemme du tramway. On imagine une situation sans véritable choix : le conducteur d'un tramway qui est hors de tout contrôle se voit confronté à un dilemme : s'il ne fait rien, le tramway ira écraser cinq hommes sur une voie. Il a cependant la possibilité de changer l'aiguillage (c'est la seule chose qu'il peut faire), mais s'il choisit cette option le tramway ira écraser une personne sur la seconde voie. Il peut donc soit décider de ne rien faire, soit actionner l'aiguillage pour réduire le nombre de victimes de cinq à une. Mais dans ce second cas, il portera la responsabilité morale de ce décès puisqu'il aura volontairement actionné le levier d'aiguillage. Les personnes n'étant pas connues du conducteur, il n'existe pas de vraie bonne solution. Ainsi, nous sommes en présence d'un vrai dilemme. En pareil cas, ceux qui optent pour la non action sont ceux qui préfèrent laisser faire le destin. Les autres sont dans la position des utilitaristes qui prescrivent d'agir (ou de ne pas agir) de manière à maximiser le bien-être collectif, entendu comme la somme ou la moyenne de bien-être. Imaginons que cela se passe dans la France actuelle, aucune des solutions n'est juste au sens strict du terme. Mais si nous étions en guerre et que nous n'avions pas suffisamment de soldats pour défendre le pays, la solution utilitariste semblerait plus pertinente. Imaginons à présent qu'une forte proportion de la population féminine soit atteinte de stérilité. En ce cas la démographie est en baisse et le nombre de jeunes devient dramatiquement faible. Si la personne se trouve être un enfant, on la sauvera, quitte à sacrifier cinq adultes.
La notion de sacrifice existe dans la nature chez de nombreuses espèces animales. Elle est donc juste d'une manière naturelle et peut être transposée au plan social. Toutefois, le sacrifice ne doit répondre qu'à des situations très exceptionnelles, comme des dilemmes insurmontables. Par exemple, si un groupe humain ne peut survivre qu'en abandonnant l'un des siens qui se trouve gravement blessé. Le sachant mourant, le groupe l'abandonne pour ne pas être ralentir par un poids mort. Moralement, cela est difficilement justifiable, mais du point de vue du juste naturel, c'est objectivement justifié.
Un dilemme dans la gestion des migrants ?
D'emblée, il apparaît ici que cette notion de sacrifice fondée sur l'urgence et la survie du groupe ne tient pas une seconde. Accueillir dans des conditions décentes les milliers de réfugiés ne met en péril aucune vie humaine.
Dire que nous n'avons pas les moyens financiers ne tient pas davantage la route et c'est purement une hypocrisie totale alors que nous vivons dans un pays riche et que des sommes astronomiques sont distribuées sous chaque mandat présidentiel à des personnes et des familles très fortunées qui par ailleurs ne savent souvent pas quel usage faire de ces surplus inespérés (bouclier fiscal de Sarkozy dont bénéficia notamment Liliane Bettencourt, la femme la plus riche du monde, CICE sous Hollande, suppression de l'ISF sur le capital et autres mesures budgétaires très favorables aux ultra riches).
Enfin, nous avons tendance à justifier notre inaction par des dilemmes purement théoriques. En effet, si le conducteur du tramway a, lui, une vraie raison de parler de dilemme, il n'en va pas de même pour nous qui utilisons l'idée de dilemme comme excuse, en employant par l'exemple de l'effet supposé de l'appel d'air. Tant que nous n'aurons pas véritablement mis en oeuvre un plan de secours digne de ce nom aux migrants qui vivent dans la rue, nous ne saurons pas quels sont les effets produits et nous ne sommes donc pas autorisés à mettre en avant un quelconque dilemme, sauf à faire preuve d'une extrême malhonnêteté intellectuelle. De plus, un dilemme est une situation irréversible.
Nous montrer plus que généreux avec quelques milliers d'individus riches et rejeter dans le même temps toute idée d'hospitalité au motif que nous serions nous-même démunis est cynique. L'argument selon lequel "nous ne pouvons accueillir toute la misère du monde" est sans proportion avec le faible nombre de migrants qui viennent sur notre territoire dans l'intention d'y rester (beaucoup veulent gagner l'Angleterre ou repartir chez eux quand la situation de leur pays sera réglée). C'est là aussi se moquer du monde. Donnons-nous au moins des raisons qui tiennent la route, comme la préservation de nos emplois par une main-d'oeuvre étrangère à bas coût (travail clandestin). Toutefois, nous serions encore de mauvaise foi d'inventer un dilemme ici parce que nous pouvons, si nous le voulons vraiment, lutter contre le travail non déclaré.
Encore une fois, il ne s'agit pas de légitimer l'immigration au tout venant mais de raisonner sans passion et avec justice sur les motifs qui nous ferons agir ou ne pas agir et de ménager la cohésion de notre nation avec les grands principes humanistes que nous proclamons.
Pour nous aider à faire face au difficile problème de la gestion des migrants, je vais développer ci-dessous une théorie du juste, une proposition à débattre, qui peut constituer une sorte de canevas de méthode.
Proposition de méthode juste
Cette méthode s'appuie sur l'observation des règles naturelles animales ainsi que sur l'exemple d'un groupe primitif humain pour lequel les situations sont relativement binaires et faciles à modéliser.
Résumé de la thèse :
Le juste est une réponse à la nécessité. Cette nécessité est telle que la perçoit l'intelligence commune et collective. Elle s'appuie sur les notions de disponibilité des ressources et de leur répartition. Le juste est ce qui est établi de façon consensuelle par le groupe humain au vu de l'intérêt commun. Le juste préserve la cohésion et la survie du groupe. Ce groupe peut aussi avoir créé certaines valeurs morales ou comportements communautaires justes.
I - Le juste correspond à une nécessité
Nous prendrons ici le cas d'un groupe d'humains primitifs, par cela permet de dessiner un schéma très simple. La nécessité qui est à la base du comportement juste est tout d'abord vitale. Le groupe dispose de ressources limitées et il doit les répartir entre ses membres. Etre juste consiste à répartir les vivres et objets vitaux de façon à ce que chaque membre puisse au moins survivre. Le juste n'a rien de moral ici, il est simplement vital. Sur quoi se fondera la répartition juste des ressources ?
- Sur la localisation : si le groupe vit en un lieu ou l'accès aux ressources vitale est limité, il s'imposera une modération dans le prélèvement des ressources. Sinon, certaines membres mouront et des dissensions graves se produiront ou encore le groupe devra aller s'installer ailleurs au risque de perdre des individus en chemin ou à devoir faire la guerre à un autre clan pour lui prendre son territoire. Aujourd'hui, la question du prélèvement juste des ressources a pris une dimension planétaire. Elle devrait mobiliser toutes les responsabilités sans quoi ce sont les générations à venir - chez nous et ailleurs -qui pâtiront de l'injustice que nous aurons contribué à créer.
- Sur la temporalité : par exemple, si une partie du groupe doit s'absenter plusieurs jours, les personnes qui s'absentent devront prévoir pour elles un niveau de vivres suffisant afin de tenir le temps nécessaire et pareillement pour ceux qui restent.
- Sur les niveaux des besoins : le groupe prendra en compte le fait que les chasseurs vont dépenser des efforts physiques importants au dehors pour attraper du gibier. Les chasseurs auront aussi besoin de lutter contre les rugosités du climat. Il sera juste d'octroyer une part plus consistante aux chasseurs qu'aux individus qui restent à l'abri. De même, les femmes enceintes nécessitent une nourriture riche pour mettre au monde des enfants viables et solides.
- Sur la réciprocité : dans toute vie sociale, il y a interaction, échanges et troc. La réciprocité est l'un des fondements de l'attitude juste. Sous la forme positive : "tu me donnes et je te donne". Mais aussi sous la forme d'injonction, d'interdiction : "tu ne feras pas aux autres ce que tu ne voudrais pas que l'on te fasse" : même non encore énoncée avec des mots, cette règle apparaît très tôt et comprise instinctivement. Elle consiste en particulier à s'abstenir de blesser ou de tuer des membres du clan. La réciprocité peut aussi trouver à s'exprimer entre deux clans (échanges de biens, de femmes pour procréer...), paix réciproque, etc.
Pour conclure sur ce premier point, nous remarquons que n'entre ici aucun notion de générosité ou de morale. Le juste est fondé sur la nécessité qu'impliquent la nature et la vie en société.
II - Le juste est un moyen de cohésion du groupe
Pour que la cohésion du groupe et sa solidité, sa stabilité, soient assurées, le groupe aura besoin de faire appliquer de manière uniforme et constante les règles justes ressenties comme telles par lui. Ces règles seront imposées soit pas consensus et discipline collective soit par la volonté d'un chef quand des divergences se font jour ou des risques de dissensions.
On ne peut pas exiger d'un groupe qu'il mette en péril sa cohésion pour porter secours à des étrangers trop nombreux par rapport à lui ou potentiellement dangereux. Mais de façon naturelle, l'hospitalité sera accordée quand le groupe n'est pas menacé. L'hospitalité est de façon générale une réponse utile que s'est donnée le groupe de façon instinctive pour diverses raisons : solidarité humaine face à la nature hostile, échanges enrichissants, possibilité de réciprocité, réputation du clan...
Dans l'Europe d'aujourd'hui, cette justice naturelle pratiquée par les hommes depuis l'aube des temps est mise à mal pour des motifs intellectuels, idéologiques ou par l'excitation de passions irrationnelles.
III - Fraternité et solidarité
Néanmoins, quand le groupe accepte momentanément un individu inconnu ou connu mais itinérant, il ne lui applique pas les mêmes règles justes qu'il s'applique à lui-même. On peut dire qu'il y a solidarité envers l'hôte accueilli mais fraternité au sein du clan. La fraternité est bien ancrée et durable. La portée de la solidarité est moindre, par exemple elle n'est pas infinie.
Transposée dans notre France contemporaine, on peut dissocier la fraternité, qui s'applique aux citoyens, et la solidarité qui peut aller au-delà et concerner des étrangers de passage ou en situation d'intégration. Il serait illogique d'appliquer un principe de parfaite égalité entre citoyens et étrangers. A ces derniers, nous donnons accès aux soins basiques, à la nourriture, à l'hébergement. En revanche, l'accès à l'emploi ou à un véritable logement est subordonné à plusieurs conditions dont la durabilité du séjour, les capacités d'adaptation et d'intégration, la motivation à participer à la richesse de la nation, l'attachement aux lois et aux valeurs de la nation.
IV - Les exceptions pratiquées en situation exceptionnelle
Ce sont là aussi des pratiques justes qui remontent à la nuit des temps de l'Humanité. Face à des circonstances dramatiques mettant en péril toute l'humanité ou une proportion importante des membres de l'espèce, un mouvement de solidarité instinctive se crée. C'est l'instinct collectif de survie. Catastrophes naturelles, guerres, autres fléaux. Bien sûr, quelques comportements de peur et d'égoïsme sont inévitables mais le principe qui domine est le comportement juste sans lequel la survie de l'espèce n'aurait pas été assurée et nous ne saurions pas ici en ce moment. Des chefs veillent à un certain respect de la règle d'exception.
L'exception s'applique aux cas d'urgence absolue. Lorsque l'Allemagne s'est réunifiée, les habitants de l'Ouest se sont sentis obligés de se montrer bienveillants envers leurs voisins de l'Est. De manière générale, l'empathie permet de corriger les pires aléas de la vie.
Aujourd'hui, il faudrait vraiment se fermer les yeux pour ne pas voir que des exceptions se font jour qui justifient un comportement collectif d'aide à la survie d'autres membres de notre espèce, et ce sans considération de race ou d'origine. Il est intolérable de prétendre réduire cet instinct juste, qui est naturel et ancestral, à des cas limités comme ceux des migrants fuyant des pays en guerre ou les opposants politiques en danger de mort certaine. C'est indéniablement une vision bien trop restreinte de l'instinct humain de survie collective.
Mais, comme nous l'avons vu aussi plus haut, la cohésion du groupe et sa survie ne doivent pas être menacés par des dangers venant de l'extérieur. Le groupe est légitime à refuser ou à envoyer des auteurs de troubles graves (pas le simple fait de coucher dans la rue), des délinquants, des terroristes ou même des terroristes simplement présumés et des propagandistes. Le groupe est en droit de rejeter tout individu manifestant une profonde hostilité à son égard ou à son mode de vie, à ses valeurs.
Chassons les faux dilemmes et les fausses raisons !
En matière de migrants, personne ne raisonne avec sa tête. Il n’y a que des passions, d’où la schizophrénie des gens d’ailleurs qui sont à la fois pour aider les migrants malheureux et pour les rejeter à la frontière.
Il n’y a que deux points de vue de base : « bienvenue aux migrants » et « migrants, vous n’êtes pas les bienvenus ! » Sur ce schéma chacun brode des justifications théoriques de toutes sortes et souvent par des phrases toutes faites comme « on ne peut pas accueillir toute la misère du monde » ou « il faut faire preuve d’humanisme » ou encore « l’immigration est une richesse ». Et chacun d'affirmer avecforce qu'il n'exsite pas d'alternative à sa solution toute théorique, jamais testée ni évaluée.
Tout cela n’est que du baratin qui part de ces deux positions de base complètement irrationnelles. On parle des migrants en termes impersonnels et généraux et sous la forme de chiffres. Ou pire encore, on évoque l’idée du « tri » !
Qui sont-ils ? D’où viennent-ils ? Lesquels seraient utile à notre pays ? Lesquels doit-on absolument accueillir par nécessité de justice et simple humanité ? On n’approfondit pas le sujet parce qu’on ne le veut pas. Trop difficile de voir la réalité humaine derrière ces slogans et ces chiffres lancés à la volée. Les migrants, on ne sait rien d'eux mais on les amalgame sous un pronom - "ils" - qui nous maintient dans l'ignorance et nous fait peur. Car il existe différentes sortes de migrations, différentes sortes de migrants, et des personnalités très multiples.
La phrase stupide souvent entendue, « ils n’ont rien à faire chez nous ! », est la preuve éclatante de l’hypocrisie de celui qui ne regarde pas les faits et les humains. On peut être d’accord sur le principe général, car nos capacités sont réduites et les gros employeurs veulent tirer les coûts salariaux vers le bas avec à la concurrence des migrants...
Mais comment appliquer cette règle les yeux dans les yeux d’un migrant qui vient de vivre l’enfer et qui souffre ? Du blabla à la réalité il y a un gouffre. Combien de personnes issues de l’immigration qui « n’ont rien à faire chez nous ! » sont-elles devenues des gens très bien ? Comment pouvait-on le deviner à l’avance ?
Il y a un minimum à faire qui est de ne pas laisser les gens crever dans la rue. Un toit sommaire et de quoi manger est vraiment le minimum de l’hospitalité dans l’attente de savoir ce qu’on fera d’eux.
Conclusion
On le voit, la chose n'est pas simple à régler. Mais il est impératif de cesser d'inventer des dilemmes imaginaires ou non prouvés, de renoncer à ce qui est l'essence de l'humanité depuis toujours. Il y a un chemin à trouver entre deux légitimités : celle de la nation accueillante et celle qui est naturellement attachée à la situation de grand péril de personnes migrantes. Tu ne feras pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu'on te fasse est la règle minimale. Tu ne voudrais pas que l'on te laisse mourir dans la rue, que l'on te refuse les soins urgents, que l'on te méprise ou que l'on t'ignore, que l'on te maltraite (actions policières...), ni toi ni tes enfants, ni aujourd'hui ni demain.
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