La grève vue par la radio de M. Arnault LVMH, première fortune de France.
Une publicité inédite est actuellement diffusée par Radio Classique pour promouvoir un album de deux CD qu’elle a produit : « Et si la musique classique redonnait la forme ? entend-on. Météo maussade, humeur de chien, grèves à répétition… Dès les premiers symptômes, Radio Classique Allegro ! L’album antidépresseur par excellence ! (…) L’album hyper-vitaminé pour sortir de l’hiver ! »
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Un humour noir ?
Ce n’est pas la métaphore d’apothicaire qui étonne. Après tout la musique, dit le proverbe, adoucit les mœurs ! Pourquoi ne ferait-elle pas songer à un médicament ou du moins à un fortifiant, comme un tube de vitamine C ? L’humour est ici l’édulcorant qui fait avaler la dragée.
Ce qui surprend, en revanche, c’est de relever parmi les causes de la méforme alléguée « les grèves à répétition », au même titre que la saison hivernale et ses intempéries. Là, l’humour même noir est impuissant à faire avaler la pillule du paradoxe. Sans doute peut-on rire de tout, mais peut-on rire de la grève avec M. Arnault, propriétaire de Radio Classique et première fortune de France ?
Par qui la grève peut-elle être assimilée à un inconvénient d’ordre climatique et à la morte saison de l’hiver, sinon par celui qu’indispose cette liberté d’expression parce qu’il n’en a pas besoin pour survivre et assurer ses revenus ? Sans atteindre aux fortunes des mille et une nuits de M. Arnault ou même à celles des clients grugés par M. Madoff, il existe sans doute en France des gens pour qui la grève est inutile, voire désagréable, mais sont-ils plus qu’une petite minorité ?
Le dénigrement en douceur de la grève par la répétition
Il est, en revanche, en France une large majorité de citoyens pour qui elle est indispensable, ou du moins devrait l’être. C’est à ceux-là, on le suppose, que cette publicité s’adresse. En douceur, par la répétition inlassable et sous couvert d’un humour inoffensif, leur est inoculée une représentation de la grève répulsive : car il n’y pas d’erreur qui, inlassablement répétée, ne finisse par prendre des airs de vérité. Jusqu’ici, les médias s’y employaient par ces diffusions rituelles de récriminations sur les quais de gare recueillies auprès de voyageurs restés en souffrance les jours de grève.
Cette nuisance inévitable de la grève par ricochet doit masquer aux gens simples et sans mémoire, faute de connaissances historiques, ce qu’est le vrai visage de la grève.
1- Longtemps hors-la-loi, cette liberté d’expression démocratique a été arrachée et non octroyée : elle commence à être légalisée en 1864, mais à leurs risques et périls les grévistes s’exposent au licenciement. Il faut attendre deux guerres mondiales pour que ce droit soit finalement reconnu par le préambule de la constitution de 1946 « Le droit de grève, stipule-t-il, s’exerce dans le cadre des lois qui le réglementent ». En donnant valeur constitutionnelle à ce préambule, le conseil constitutionnel l’a intégré dans la constitution de 1958. Dénigrer le droit de grève revient donc à dénigrer un droit constitutionnel.
2- C’est ce droit qui a permis de fixer des limites à ce qui n’est pas tolérable dans les conditions de travail et de rénumération. En 1936, les premiers congés payés auraient-ils été obtenus sans lui ? Contrairement à ce que veulent faire croire les nantis bouffis de suffisance, les salariés n’usent de ce droit que quand une négociation est impossible pour signifier que la limite est franchie. Il n’y est pas recouru, en tout cas, de gaieté de cœur parce qu’ il implique une perte momentanée de salaire pour un gain non assuré qui dépend du succès toujours incertain de la confrontation.
3- Enfin, les détracteurs de la grève se gardent bien de dire que l’exercice par quelques-uns du droit de grève tend à profiter à tous, même s’il provoque une nuisance passagère qui fait précisément son efficacité. Des conditions de travail améliorées dans une entreprise ou un secteur économique deviennent des précédents, voire des références pour les autres.
La grève comme promesse d’un printemps social
Ainsi, loin d’être le symptôme de l’hiver social, comme veut le faire croire la publicité de Radio Classique, porte-parole de M. Arnault, la grève est-elle au contraire la germination et le bourgeonnement qui peut promettre le printemps de relations sociales pacifiées : celles-ci ne peuvent, en effet, subsister si les écarts de revenus ne sont pas contenus dans des limites raisonnables.
« Selon le magazine Capital de novembre 2008, écrit Jean Gadrey sur le site Alternatives économiques, les rémunérations moyennes, stock-options comprises, des 50 premiers patrons, représentait 310 fois le SMIC. Mais en tête de ce palmarès, on atteint ou l’on dépasse 1000 SMIC, soit plus de 2000 RMI. Et si l’on y ajoute les dividendes perçus, on crève le plafond avec plus de 20 000 SMIC (plus de 40 000 RMI) pour chacun des trois plus riches ! » « La publication en 1989 par Le Canard Enchaîné des émoluments de Jacques Calvet, PDG de Peugeot, observe-t-il encore, avait provoqué un tollé : ce patron, avocat de la modération salariale dans son entreprise, s’était octroyé une augmentation de salaires de 45 % en deux ans [N.D.L.R. : tandis qu’il refusait quelques pourcentages d’augmentation de salaire aux ouvriers en grève]. Or quel était, en 1988, le montant de son salaire généreusement majoré ? 2,2 millions de Francs, soit « seulement » 35 fois le SMIC. Quatorze ans plus tard, en 2002, le patron du groupe Peugeot-Citroën, Jean-Martin Folz, a touché près de 2 millions d’euros, soit 166 fois le SMIC. Ce chiffre n’inclut pas les stock-options, qui lui permettent probablement de doubler la mise. »
On comprend que M. Arnault fasse crier sur tous les toits par sa radio tout le mal qu’il pense de la grève !
C’est, en fait, cette publicité qui est le symptôme d’un hiver social, comme la bordée d’injures dont, pour inaugurer sa présidence de l’Union européenne, le gouvernement tchèque a gratifié le reste de l’Europe en dressant cet épouvantail abominable dans le hall de la Commission à Bruxelles : la France y est représentée ceinturée d’une banderole avec le mot "grève" quand la Bulgarie est réduite à des chiottes à la turque et l’Allemagne à une croix d’autoroutes passablement gammée.
Les libéralistes, malgré le désastre financier et économique en cours, restent sur la brêche et mettent les bouchées doubles pour défendre leur magot. M. Arnault fait ce qu’il faut pour que le peuple hiberne et qu’avec ses pairs, il puisse continuer à festoyer. Il n’est pas sûr que Mozart – dont Radio Classique a élégamment donné le prénom… à un chien sur une affiche publicitaire - eût apprécié de voir sa musique associée à tant d’arrogance classiste. Paul Villach
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