La Guadeloupe aujourd’hui... comme il y a trente ans ! « L’ire de l’édile » et l’île de délire
À entendre les revendications motivant ce mouvement de grève contre la vie chère et l’exploitation qui paralyse la Guadeloupe depuis un mois, on reste stupéfait. C’étaient quasiment les mêmes qui avaient cours il y a plus de trente ans quand on y vivait.
Dans le décor paradisiaque avec mer bleue, plage blonde et cocotiers frissonnant sous les alizés, vendu par les agences de voyages qui remplissaient déjà les hôtels de Gosier, celui du Club Méd’ à Sainte-Anne, « La Caravelle » et « le Méridien » à Saint-François, se posait déjà le problème d’une vie très chère. Forcément, l’essentiel était importé et les tentatives de productions locales régulièrement découragées.
Un écart considérable entre les privilégiés et les autres
L’État avouait à sa manière ce surcoût de la vie en allouant à ses fonctionnaires un supplément de salaire de 40 %, avec, à intervalles réguliers, la possibilité de prendre des vacances administratives en France.
Au regard des Guadeloupéens ordinaires, si on laisse de côté une minorité de super-privilégiés super-friqués, même les fonctionnaires formaient une catégorie enviable. Car, à l’époque, pour diverses raisons, le SMIC et les prestations sociales n’étaient pas alignés sur les normes du continent, appelé encore métropole comme aux temps coloniaux. Surtout, le chômage sévissait dans des proportions inconnues en Europe : à un chômage total d’environ 25 % s’ajoutait un chômage partiel de 20 %, dû aux travaux agricoles saisonniers dans la canne à sucre, selon un rapport d’alors sur « le 7ème Plan ». En somme, près de la moitié de la population en âge de travailler était confrontée au chômage. Le même rapport signalait que des 60.000 enfants scolarisés en primaire, il n’en restait que 30.000 dans le premier cycle du secondaire, 10.000 dans le second et 1.949 étudiants dans le supérieur !
Nul besoin d’être grand économiste pour ne pas être surpris de ce mouvement profond qui soulève aujourd’hui la population guadeloupéenne. Ce ne sont assurément pas les fonctionnaires locaux qui avaient intérêt à ce que cela change. La hausse des prix des matières premières n’a pu que creuser l’écart de niveau de vie entre eux et celui de leurs compatriotes. Il était déjà très grand, il y a trente ans, entre les uns qui vivaient dans des villas charmantes et les autres qui s’entassaient dans des HLM ou des cases en bordure de route, ces caisses de planches disjointes, coiffées de tôles et posées sur quatre pierres sous des cocotiers.
Une anecdocte lamentable mais symbolique
Or, ce n’était pas le moindre des paradoxes que de voir les uns et les autres faire cause commune contre toute raison face à des « métros » qui osaient alors dénoncer les dysfonctionnements qu’ils observaient. « Métros » est l’abréviation de « métropolitains », nom donné à qui n’est pas né aux Antilles et qui vient de « métropole ». On garde le souvenir, par exemple, d’un affrontement violent invraisemblable, survenu en 1974, que la qualité des acteurs rend symbolique encore aujourd’hui.
- Les caprices d’un notable protégé
Un notable de l’île, à la carrure épaisse bien connue de l’ancien dictateur d’Ouganda, Idi Amin Dada, maire du village, conseiller général et régional, et, à certaines heures, professeur PEGC de mathématiques-technologie, n’assurait depuis longtemps, au dire de l’administration elle-même, qu’une heure de cours sur deux, voire sur trois, sans possibilité d’être remplacé : il prévenait, en effet, non pas quand il ne venait pas, comme c’était la règle, mais seulement quand il venait (Lettre du principal au vice-recteur du 24 mai 1974) ! Il voulait sans doute cumuler son salaire avec ses indemnités d’élu. Aucun remplacement ne pouvait être donc organisé dans de telles conditions, toujours selon l’administration elle-même.
Les murmures souterrains allaient bon train. Mais ça n’empêchait pas des classes entières d’être sacrifiées. Or, pour s’en être ému publiquement quatre professeurs, malheureusement « des métros », ont, sans le vouloir, déclenché la guerre au collège. L’élu, furieux et fulminant, a reparu plus souvent qu’à l’ordinaire, du moins quelque temps, pour souder autour de lui la masse de ceux qui jusqu’ici "se taisaient", comme dit Césaire, parmi lesquels, comme maire, il devait compter nombre d’obligés. Il est utile de rappeler qu’alors, les maires avaient la maîtrise de la distribution de fonds rétribuant des « chantiers de chômage » ! Comme instrument de clientélisme, on ne fait pas mieux ! Aussi effarant que cela soit, les professeurs antillais ont fait corps avec le notable coupable contre les quatre « métros » qui n’étaient tout de même pas "venus aux Antilles pour marcher sur les pieds des Antillais" ! Non, ils demandaient seulement qu’un remplacement soit organisé en cas d’empêchement de l’élu pour que les élèves ne soient plus pénalisés.
- Le délit d’opinion en honneur
Convoqués sans tarder par le vice-recteur, lui-même antillais, les quatre « métros » se sont faits tancer vertement comme des malpropres dans le langage fleuri des potentats locaux : ils avaient provoqué – se rendaient-ils compte ? rugissait l’honorable administrateur - « l’ire de l’édile », « un notable, un élu » qu’ils avaient cherché à « salir » ! Ils avaient commis « une mauvaise action ». Et s’ils « étaient pris, un de ces soirs, dans un coin, et qu’ils recevaient une bonne bastonnade, eh bien… ! » Telle était la menace que faisait peser « l’ire de l’édile » et qu’un vice-recteur approuvait d’avance dans cette « île de délire » !
L’administration s’est alors servie de la notation administrative pour régler ses comptes. Deux des « métros » se sont vu ainsi décerner cette appréciation le 15 avril 1975 accompagnée d’une baisse de note : « Ses convictions, était-il écrit, jointes à une démarche intellectuelle très rigoriste, lui font adopter des attitudes qui, sur le plan administratif, vont à l’encontre du but recherché : l’intérêt des élèves. » On ne pouvait mieux dire pour rendre compte du travail accompli : un professeur qui ose dénoncer des dysfonctionnements mettant en cause l’avenir des élèves est un plus grand danger que celui qui n’assure qu’un cours sur trois et dont on tolère les fautes professionnelles parce que c’est un notable local intouchable. La rigueur pour des laxistes est forcément du rigorisme, et le délit d’opinion, le quotidien des tyrannies.
- Le tribunal administratif de Basse-Terre mouché par le Conseil d’État
Ces deux professeurs ne se sont pas toutefois tenus pour battus. La mise en cause de ses convictions dans la notation administrative d’un fonctionnaire est encore, jusqu’à preuve du contraire, interdite par la loi. Ils ont donc saisi le tribunal administratif de Basse-Terre pour demander l’annulation de cette notation illégale. Seulement encore faut-il que la justice respecte elle-même la loi, à défaut de délais raisonnables pour le faire. C’était trop demander ! Peu regardant en la matière, le tribunal administratif de Basse-Terre a rejeté leur recours sans motif le 30 octobre 1979.
Qu’à cela ne tienne ! Aidés d’un syndicat encore combatif à l’époque, le SGEN-CFDT, les deux « métros » ont fait appel devant le Conseil d’État. « Sept ans de réflexion » après leur première requête - comme le film du même nom -, le 16 juin 1982, la haute cour a annulé enfin cette notation comme illégale et a même reproché au misérable tribunal de Basse-Terre qui avait rejeté leur recours, d’ « avoir omis de statuer » ! Pas moins et ce sans honte aucune ! À quoi peut, en effet, servir encore un tribunal s’il omet de statuer sur la demande qui lui est soumise ? Était-ce de l’incompétence ou au contraire l’aveu désinvolte de la soumission inconditionnelle de la juridiction guadeloupéenne à ses maîtres ? L’arrêt du Conseil d’État est, du moins, aujourd’hui consigné dans les tables du recueil Lebon.
Seulement, en 1982, il y avait belle lurette que les deux professeurs avaient quitté la Guadeloupe. Cette victoire juridique n’avait qu’une valeur morale pour eux. Personne n’en a jamais bien sûr entendu parler dans l’île ; les coupables ont pu continuer de sévir à loisir. Les voyous au pouvoir ont eu toutes raisons de se réjouir. Les rênes de la Guadeloupe étaient dans de bonnes mains. À voir la situation qui y règne aujourd’hui, ils semblent ne pas les avoir lâchées. "La mauvaise action" des quatre "métros" n’avait pas été toutefois inutile puisque, l’année suivante l’élu n’enseignait plus les maths mais seulement la "techno" ! Paul Villach
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