La langue française en question
Dans la foulée de l’écriture inclusive, la féminisation de la grammaire française, réclamée par quelques centaines d’enseignants, accroît un peu plus le trouble dans les esprits
Parmi les motifs de grève – nombreux et justifiés – du corps enseignant français, on n’avait pas encore vu un motif d’ordre grammatical. C’est chose faite depuis le 7 novembre dernier et la tribune de 314 enseignants – sur Slate.fr - refusant d’enseigner la primauté du masculin sur le féminin. Pour justifier leur attitude frondeuse, ils rappellent que la règle de proximité – qui veut que les adjectifs et les participe-passés s’accordent avec le genre du nom le plus proche – est de loin antérieure à celle qui établit l’accord au masculin dans une phrase comportant des noms féminins et masculins. Ils réclament également que l’accord se fasse en fonction du genre dominant dans une phrase : ainsi une proposition comme « un bois, des branches et des feuilles verts » deviendrait « un bois, des branches et des feuilles vertes ». Il est à noter que c’est déjà le cas lorsque l’orthographe de l’adjectif est invariablement féminine – comme « jaune », par exemple, et que personne, jusqu’à présent, ne s’en est plaint, pour une raison ou une autre.
Cette polémique prolonge, tout en s’en démarquant, la demande féministe d’une écriture inclusive qui voudrait qu’à chaque nom, chaque adjectif, de genre masculin, soit associé, entre des points ou des tirets, sa terminaison féminine : par exemple, « les romancier.e.s écrivent tous les jours ». Un manuel présentant l’application de cette règle (encore officieuse) a d’ailleurs été publié récemment. Il s’agit ainsi de faire apparaitre le caractère sexué des noms, jusque là implicite, surtout quand ils expriment des fonctions sociales valorisées. Car il n’est pas certain que cette exigence soit aussi pressante lorsqu’on évoque « les balayeurs.euses ». Là aussi, elle trouve vite ses limites quand les noms masculins se terminent par un « e » - comme « juge » - ou qu’ils n’ont pas de contrepartie féminine – comme « curé ». Il se peut aussi, et beaucoup l’oublient, que le féminin de noms masculins à consonance féminine existe depuis longtemps dans notre langue. C’est le cas pour « maire » qui donne « mairesse », même si tout le monde préfère appeler Anne Hidalgo « madame la maire ».
Ces querelles grammaticales peuvent paraître dérisoires au regard des problèmes qui affectent, tant l’école actuelle que la condition sociale des femmes. Elles sont, néanmoins, révélatrices de la dimension politique de la langue et des enjeux de pouvoir qui s’y lient. Oui, une langue est une construction historique qui reflète sans nul doute l’ordre du monde dans lequel elle a été théorisée. La notre n’a pas toujours eu la forme qu’elle a aujourd’hui, tant au niveau de sa phonétique que de ses structures grammaticales et syntaxiques ; quant à son vocabulaire, il est dans une inflation permanente. Donc elle peut encore se transformer et le fera sûrement au cours des siècles à venir.
Mais est-il souhaitable de précipiter cette évolution dans le sens de la féminisation susnommée, quand on sait le nombre d’élèves, dans ce pays, qui peinent à apprendre les bases du Français tel qu’on le parle et qu’on l’écrit depuis quelques siècles ? Croit-on vraiment que la féminisation d’un article ou d’un nom, que l’ajout d’un « e » au mot « député » va inciter davantage de femmes à s’engager dans la politique ? Envisage-t-on la tâche phénoménale que représenterait la réédition de la littérature passée selon les nouveaux critères féministes ? Il faudrait, dans ce cas, mobiliser des armées de copistes, à l’instar de Winston, le personnage principal du chef-d’œuvre d’Orwell, 1984. Ce serait, pour le coup, basculer dans un autre régime politique où la liberté, déjà bien corsetée, serait traquée dans nos moindres écrits, nos moindres paroles. Il faut se souvenir des mots de Roland Barthes dans sa leçon inaugurale au Collège de France en janvier 1977 : « La langue, comme performance de tout langage, n'est ni réactionnaire, ni progressiste ; elle est tout simplement : fasciste ; car le fascisme, ce n'est pas d'empêcher de dire, c'est d'obliger à dire. »
A bon entendeur salut.
Jacques LUCCHESI
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