La « Lettre aux éducateurs » du président, l’école et Jean de La Fontaine
La « Lettre aux éducateurs » du président de la République vient de parvenir aux domiciles de ses destinataires. L’initiative mérite d’être saluée. Quoi de plus normal qu’un nouveau président adresse aux agents en charge de l’éducation, son diagnostic de la situation, ses objectifs et les mesures pour les atteindre ?
Ce document, toutefois, n’échappe pas aux dangers de l’exercice qu’il implique. Le leurre de la flatterie en est un : on le retrouve dans la célébration convenue d’un des plus beaux métiers du monde (p. 3) et dans la confiance rituelle accordée d’emblée aux enseignants (p. 28). Le second danger est d’écrire à chacun ce qu’il souhaite entendre. Tout juste se trouvera-t-il des tenants radicaux de « l’instruction » pour refuser le rôle inévitable d’ « éducation » que toute transmission du savoir implique, ne serait-ce que par l’adoption de la discipline élémentaire que le travail intellectuel requiert : le silence hors les murs et entre les murs d’une classe, le respect d’un tour de parole pour écouter, critiquer, voire réfuter, etc.
Des contradictions inévitables
Mais à vouloir contenter tout le monde, on s’expose aussi aux contradictions. Deux exemples le montrent.
- Neutralité laïque et mythologies
Il est demandé au professeur de « rester neutre face aux convictions religieuses » (p. 12) ; la laïcité est présentée comme « un principe de respect mutuel » qui préviendrait « la confrontation religieuse » risquant d’ « (ouvrir) la voie à un choc des civilisations » (p. 13). Mais en même temps, il est rappelé avec raison que « tout ne se vaut pas, que toute civilisation repose sur une hiérarchie des valeurs » ( p. 9) ; et, en effet, l’argument d’autorité qui est le seul fondement des mythologies religieuses ou politiques, ne peut prévaloir contre la démarche scientifique que la laïcité se doit de défendre. Partant, un professeur laïque peut-il feindre de rester neutre sans manquer à sa mission ?
- Culture et temps disponible
Une autre contradiction surgit entre l’ambition culturelle affirmée et la contrainte des horaires disponibles.
La lettre dénonce l’inculture qui s’est abattue sur l’école : « Nous devons, écrit le président, remettre la culture générale au cœur de notre ambition éducative » (p. 16). Comment ne pas applaudir ? On a assisté, en effet, par exemple, depuis des années, à une destruction méthodique des lettres classiques. Faut-il rappeler que le français a comme sources constitutives, le grec et le latin, sans lesquels il est vain de prétendre connaître le sens des mots. Or cette extension de l’inculture a profité d’astuces discrètes. L’une est l’incompatibilité arbitraire de disciplines : si tu choisis natation, tu ne pourras pas faire de latin. Que va choisir un enfant de 5e qui baigne comme ses contemporains dans l’encensement quotidien insensé par les médias des sports professionnels corrompus ? Ou alors il s’agit d’une incompatibilité d’emploi du temps : si tu fais de l’allemand, tu ne pourras pas faire du latin, car les cours sont aux mêmes heures ! À ces astuces, se sont ajoutées des campagnes souterraines de dissuasion auxquelles le statut d’option facultative et des barêmes démotivants à l’examen fournissaient des arguments.
Mieux, le président demande avec raison que les enfants ne « restent (pas) enfermés dans leur classe ». « Très tôt, souhaite-t-il, ils doivent aller dans les théâtres, les musées... » (p. 21) Sait-il que les voyages scolaires sont systématiquement découragés depuis plusieurs années ? Tout a été bon à cette fin. Des chefs d’établissement ont ainsi avancé le prétexte de l’insécurité. Il faut en convenir, nombre de voyages mal préparés ou seulement par voie d’agence de voyage, sans même connaître à l’avance les sites à visiter et sans strict respect des régles de courtoisie minimale envers les prestataires de service, n’étaient que de joyeuses foires anti-éducatives à proscrire. L’ennui, c’est qu’il a existé en même temps des voyages sérieux qui ont fait l’unanimité comme l’a prouvé leur durée, plus d’une dizaine d’années consécutives parfois, sur les sites archéologiques de Campanie ou à Venise, à Munich ou à Salzburg, par exemple. Or, on s’est employé à les détruire selon une stratégie réfléchie, en usant au besoin de la falsification pour tromper, par exemple, un conseil d’administration à qui un principal faisait croire que le coût par élève était exorbitant, pas moins de 4 400 euros, quand en réalité il se limitait à 359 euros pour 8 jours en Campanie, avec deux chauffeurs à disposition pendant tout le voyage, qu’il existait des aides pour les familles qui en avaient besoin et qu’aucun élève n’avait jamais été exclu pour des raisons financières. C’est là qu’un autre prétexte était avancé : on mettait sa belle âme en avant pour refuser ces aides à un voyage tenu d’office pour un luxe inutile à des élèves nécessiteux qui avaient mieux à faire !
Or, cette revendication présidentielle de culture s’oppose dans le même temps à la contrainte horaire. « Il ne s’agit pas, dit la lettre, d’alourdir encore les horaires d’enseignement qui sont déjà trop lourds. » (p. 23) Une discipline, pourtant, quelques lignes plus haut, est déjà appelée à prendre plus d’importance : « La place faite au sport, est-il écrit, est encore insuffisante. » Comment accroître ses heures sans les retirer aux autres disciplines ?
Une définition présidentielle de la culture peu pratiquée par l’école
Ainsi, chacun, selon ses choix, peut trouver dans la lettre présidentielle de quoi satisfaire ses attentes, jusqu’à ce que la mise en pratique tranche entre les paroles et les actes. Dans l’attente, il reste à prendre le président au mot quand il précise ce qu’il entend par culture. Elle ne se passe pas de « l’apprentissage par cœur », estime-t-il en se référant à La Fontaine : « Qui peut se plaindre, demande-t-il, d’avoir gravé dans son souvenir quelques fables de La Fontaine... ? » Mais, prévient-t-il, « la culture véritable est davantage que la récitation. Elle ne s’installe en profondeur qu’à travers l’éveil de la conscience, de l’intelligence, de la curiosité. Il faut amener l’enfant à s’interroger, à réfléchir, à prendre de la distance, à réagir, à douter et à découvrir par lui-même les vérités qui lui serviront toute la vie » (p. 20).
On ne saurait mieux décrire ce que n’a pas fait l’école laïque en général depuis Jules Ferry, pourtant érigé en modèle par la lettre présidentielle (p. 31). Un seul exemple suggéré par le président lui-même peut suffire à l’illustrer.
La morale de la fable La Cigale et la Fourmi
Que chacun ainsi se demande quelle est donc la morale de la fable La Cigale et la Fourmi ! C’est, sans doute, de toutes les fables de La Fontaine, la plus ânonnée à l’école. Mais est-elle comprise pour autant, puisque la leçon n’est pas explicitée ? L’école se contente traditionnellement de n’y voir qu’une simple mise en garde contre l’imprévoyance irresponsable, source de cruelles déconvenues futures. Or, une lecture attentive des 250 et quelques fables ne peut se satisfaire d’une leçon aussi simplette pour trois raisons : 1- L’une est qu’elle a été choisie par l’auteur pour figurer en tête de son livre : cette morale traditionnelle, somme toute banale, la désignait-elle pour ainsi ouvrir une somme des relations que les hommes entretiennent entre eux et dont le livre présente l’inventaire ? 2- Une autre raison réside dans l’omission délibérée de la morale que le texte d’Esope, emprunté par la Fontaine, fournissait pourtant d’office. N’a-t-il donc pas souhaité ouvrir cette histoire sur un enseignement plus général ? 3- Enfin, un lecteur assidu découvre vite que les fables doivent se lire par groupes, car elles s’éclairent mutuellement : la question posée par l’une reçoit par l’autre une de ses réponses.
Il suffit donc de comparer La Cigale et la Fourmi à deux autres fables pour découvrir une leçon implicite autrement plus riche qui justifierait que La Fontaine l’ait placée en tête de son livre, et qui, comme le souhaite le président, relève de ces vérités utiles pour la vie.
- La Cigale et le Renard n°1
Une première comparaison entre la Cigale et le Renard de la fable n° 2 du recueil, archiconnue elle aussi, Le Corbeau et le Renard, livre un premier indice. Les deux personnages sont dans une situation semblable : tous deux affamés, ils comptent sur les autres, en bons parasites qu’ils sont, pour se procurer de la nourriture. Mais ils s’opposent par les moyens qu’ils emploient pour parvenir à leurs fins : la Cigale avoue, sans penser à mal, son insouciance estivale qui rebute la Fourmi, tandis que le Renard use du leurre de la flatterie qui conduit le Corbeau à commettre une bévue. Or, la Cigale n’obtient pas ce qu’elle demande, alors que le Renard obtient ce qu’il convoite mais qu’il ne demande surtout pas ! Au regard de l’efficacité, la méthode de la Cigale est manifestement disqualifiée.
- Le Corbeau et le Renard n° 2
Une seconde comparaison entre le Corbeau de cette fable et le Renard de la fable, peu connue, Le Lion malade et le Renard, offre un deuxième indice. Corbeau et Renard n°2 se trouvent aussi dans une situation comparable : tous deux sont soumis au même leurre de la flatterie. Le Lion, le roi, invite ses sujets à venir le voir, avec promesse de traitement de faveur ; il y ajoute un leurre d’appel humanitaire en prétextant une maladie. On peut y voir aussi un argument d’autorité, puisqu’il est le roi. Seulement Corbeau et Renard n° 2 réagissent différemment. Le Corbeau tombe dans le piège de son flatteur : la flatterie stimule le réflexe inné d’attirance en répondant au désir de reconnaissance et dans le même temps paralyse l’exigence de rationalité au point de l’empêcher d’établir une relation entre ouvrir le bec pour chanter et... se dessaisir de son fromage. Le Renard n° 2, en revanche, pratique le doute méthodique de Descartes et avant de répondre à l’invitation, il mène une enquête critique méthodique : il fait des observations intéressantes en remarquant que toutes les empreintes de pas se dirigent vers la grotte du Lion et qu’aucune n’en ressort. Il lui est facile de déduire que les bêtes doivent être dévorées par le Lion. En « mettant ainsi en doute » l’information donnée livrée par le Lion, qui n’était que leurre, il accède à une variété d’information plus fiable qui lui sauve la vie, l’information extorquée.
- La Cigale et le Lion
Une troisième comparaison entre la Cigale et le Lion livre enfin un dernier indice. Tous deux dans le besoin usent de méthodes opposées : le Lion emploie le leurre d’appel humanitaire pour stimuler le réflexe de compassion et d’assistance à personne en danger chez ses sujets et il parvient assez bien à ses fins, sauf auprès des Renards. La Cigale ne recourt, elle, à aucun leurre et avoue au contraire qu’elle n’est victime que d’elle-même, ce qui ne prédispose pas la Fourmi à la compassion ni à l’assistance.
- Une autre morale de La Cigale et la Fourmi
Il ressort donc de cette comparaison que des trois personnages qui cherchent à obtenir d’autrui de la nourriture, seule la Cigale échoue pour avoir livré, en toute franchise, une information susceptible de lui nuire. La leçon de cette fable coule désormais de source : « Nul être sain ne livre volontairement une information susceptible de lui nuire. » Et on comprend dès lors que La Fontaine l’ait placée en tête d’un ouvrage qui étudie les relations entre les hommes puisque l’exigence de leur survie commande bien souvent de recourir à des leurres.
On ne tiendra donc pas rigueur au président de la République des contradictions inévitables auxquelles sa lettre l’exposait à vouloir contenter tout le monde. Il suffit qu’en appelant les enseignants « à amener l’enfant à s’interroger, à réfléchir, à prendre de la distance, à réagir, à douter et à découvrir par lui-même les vérités qui lui serviront toute la vie » (p. 20), il affiche un objectif ambitieux et bien différent de celui de l’école de Jules Ferry. Il faut tout de même se souvenir qu’après 30 ans d’école laïque obligatoire, en 1914, la presse de l’époque (Le Temps, L’Intransigeant, Le Matin de Paris) pouvait diffuser à volonté les bobards les plus absurdes sans crainte de perdre leur crédibilité : leurs lecteurs, pourtant anciens élèves de l’école laïque, lisaient ainsi sans broncher que les balles allemandes ne tuaient pas ou que les shrapnels éclataient en l’air et retombaient en pluie inoffensive. À voir la qualité de l’information aujourd’hui disponible, on ne peut soutenir raisonnablement que le niveau moyen des lecteurs se soit beaucoup élevé. Le président de la République n’a donc pas tort de vouloir rompre avec une école qui ne permet pas à un élève de « découvrir les vérités qui lui serviront toute la vie ».
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