La Libération (16) : l’impréparation américaine
Les américains (et leurs alliés) ont donc remporté la victoire, en Europe comme au Japon. C'est au prix d'un immense effort industriel, car avant le déclenchement de la guerre, leur isolationnisme forcené leur avait fait oublier le danger d'une agression, celle que révèlera Pearl Harbor, dont l'apparition ne fût donc pas le fruit d'un quelconque complot. Les cuirassés étaient rangés en rang d'ognon, par exemple, car on n'avait pas l'idée d'une attaque aérienne. Les opérateurs radars étaient en formation, et c'était le dimanche, jour sacré aux USA : Hawaï possédait juste quelques P-40 et P-36 nouvellement arrivés, mais personne n'aurait jamais pensé un jour être attaqué à cet endroit du monde. Les américains n'étaient pas prêts pour se défendre d'une telle attaque : comme le disait à peine deux ans avant un célèbre pilote, son aviation ; à ce stade, n'était encore qu'une farce, et non une force.
"Le Japon n'est pas une puissance aérienne" clamait encore en janvier 1941 la revue américaine "Flying and Popular Aviation". On sait aujourd'hui qu'elle se trompait sur toute la ligne. Bien avant ça, un homme, un militaire américain, avait prévu le rôle de l'aviation dans les guerres futures, et son intervention musclée dans un autre magazine reputé, Mechanix Illustrated, daté de mai 1939, avait fait l'effet d'un coup de tonnerre au Etats-Unis : intitulé sans détours "notre force aérienne, une farce" il est vrai, annonçait déjà la couleur. Les lignes d'introduction étant à vau-l'eau : "nous avons cinq ans de retard sur l'Angleterre et l'Allemagne dans les avions, les moteurs et les équipements, et plus de 10 ans de retard sur le développement de notre force aérienne comme troisième armée de défense" (sous entendu, après l'armée de terre et la marine, affirmait-il). Il est vrai qu'à ce moment-là, l'un des plus modernes appareils de l'aviation US était encore un biplan : le Gruman F3F, commandé le 25 juillet 1936 par la Navy. A la fin de 1941, pas un seul des 65 construits n'était encore en service actif de premier plan : apparu trop tard, il fut un échec total. A le voir se traîner au sol en meeting avec son moteur pétaradant, on pouvait craindre en effet que ce n'était pas avec ce gros tonneau poussif que les USA allaient pouvoir gagner une guerre moderne qui se terminerai au son des réacteurs (l'avion est ici avec son successeur à ses côtés) !
Les paroles de Williams pouvaient passer pour parole d'évangile, tant l'individu en imposait : devenu responsable des tests des avions de la Navy, promoteur de l'usage du parachute avant tout le monde, détenteur d'un record de vitesse, il était une véritable référence en la matière. Peu d'aviateurs ont eu une telle influence dans un pays : quand Williams parlait, ou quand il écrivait, tout le monde était suspendu à ses lèvres et tout le monde se précipitait sur ses articles. Il fut surtout le promoteur du bombardement en piqué, au moment même où de l'autre côté de l'Atlantique on songeait à construire ce sui sera l'emblème même de la guerre éclair : le Stuka. Les américains y songeront pour leur Navy avec le poussif Devastator, au non seul pouvant provoquer la crainte, puis le Dauntless, plus réussi, par finir par un énième échec avec le lourd et inadapté Helldiver.
Le major Al Williams, qui avait décidément tout compris, était aussi devenu manager de'léquipe de démonstration de la Gulf Oil Co, dont les avions faisaient la promotion en meetings aériens, alors fort prisés, et où notre donneur de leçons réalisait des acrobaties sur son Curtiss Gulhawk, avion en avance aux USA, et plus tard sur le Gulfhawk II, dont il fut également le démonstrateur. Avec un tel pėdigrée, Williams ne pouvait qu'être écouté de tous, du grand public comme des plus grands dirigeants. Aussi, son avis tranché sur l'état des lieux de l'aviation américaine en 1939 fit l'effet d'une bombe à effet de souffle prononcé. En quelques pages, l'auteur réglait son compte avec des politiciens dont il fustigeait le retard conceptuel en matière d'aviation : le champion du bombardement en piqué les estimait complètement... largués. Son brûlot, car ça en est, devait logiquement faire mouche. C'est ce qu'il fera... mais pas avant décembre 1941, à vrai dire.
Un véritable, brûlot qui commençait par une dénonciation sans mettre de gants de l'inorganisation totale de l'arme aérienne américaine, divisée entre l'Armée de l'air et la Navy, pour résumer rapidement. Les deux développaient des prototypes sans jamais communiquer entre elles : en ce sens, son discours, hélas, restera vain : lors des débuts de l'exploration spatiale, cette vieille rivalité y révélera son côté grotesque, chacun poussant sa fusée, sans souci aucun des dépenses, effectuées sur le dos du contribuable US, maintenu en excitation perpétuelle par un presse privilégiant le sensationnel. L'arrivée de Von Braun sauvant une mise fort compromise pour tout le monde, la Navy s'étant mangé la part de honte principale avec sa fusée qui s'écroulait au départ sous le poids de son satellite gros comme un pamplemousse. La honte complète. Aujourd'hui encore, cela continue, l'un des sommets, après l'échec du F-111B naval, bien trop lourd, dans les années 60, ou plus près de nous d'un F-35 prévu au départ comme fort peu différent des autres modèles, alors qu'il est devenu depuis trois modèles différents, à trop avoir voulu écouter les désirs de chacun et les envies de tout le monde.
Clairvoyant, Williams avait fait la liste de l'inventaire du futur de l'Air Force : il y distinguait en premier un avion révolutionnaire, le P-38 Lightning, encore à l'état de prototype, dont il avait remarqué la vélocité et l'endurance : l'avion incongru était capable de traverser les USA en 7 heures et 43 minutes de vol. L'appareil s'écrasera au retour de son record, le 11 février 1939, mais ça n'entamera rien de ses dons futurs, qui débuteront lors de sa mise en service effective en avril 1942 comme avion photo en Afrique du Nord et en mai pour la défense de l'Alaska.... Le 9 août ils abattaient leur premier avion japonais (deux Kawanishi H6K "Mavis"). Il prouvera même plus tard sa solidité, en résistant aux aléas du temps coincé sous un lourd manteau de neige (nous y reviendrons). Le contrat pour construire son prototype avait été signé le 23 juin 1937 pour un montant de 163 000 dollars. Williams avait compris avant tout le monde que l'avenir serait aux avions à moteur surcompressé : affichant une nette préférence pour les avions à moteur en ligne, le P-38 le comblait. Selon lui, pas un seul des moteurs radiaux des avions du moment n'équivalait les moteurs en ligne de chez Rolls-Royce, qui équivalaient à ceux de chez Daimler-Benz. Car Williams, là encore, savait de quoi il parlait : à l'été 1938, il avait réussi à se glisser dans le cockpit d'un Messerchmitt 109 D à l'usine Fieseler de Kassel et en avait fait un compte rendu où il précisait que son moteur se changeait en 12 minutes à peine, avec des techniciens rodés, là où il fallait 36 heures en Amérique. Ce qui pouvait aussi changer la face d'une guerre ou tout au moins des combats. Sa prédilection pour les moteurs en ligne lui faisait aussi ajouter que le record de vitesse du moment était détenu par l'Italie avec le monstrueux Macchi MC72, au moteur double et son record fantastique pour engin à pistons de 709,21 km/h, obtenu dès le 23 octobre1934. Nous ajouterons que le concurrent anglais de la course Schneider où il aurait dû participer n'était autre que l'ancêtre du Spitfire... le magnifique Supermarine S6B, dont le numéro S1596 avait atteint la vitesse de 609 km/h, le record du monde en 1931. Pour mémoire aussi, le second en octobre 1938 à voler dans un Me-109 fut un certain Charles Lindbergh, cette fois à Rechlin. Plus tard, il semble avoir pris goût à la vie allemande...
Mais l'acuité de vision du commandant allait plus loin que la simple mesure de vitesse : en un seul exemple, il démontrait toute l'ineptie de la gestion de la défense de son pays. Si, disait-il un pilote du groupe du corps de Selfridge, dans le Michigan, voulait se rendre à New-York, il fallait qu'il demande la permission au commandant de l'Armée de terre. Le quartier général de l'Air Force avait en effet été créé seulement de façon expérimentale en 1935. Avant cette date, l'Armée elle-même était divisée en neuf sections indépendantes : la cavalerie, l'artillerie, etc : voilà qui n'était pas propice à préparer la défense d'un pays. Quand le général H.H. "Hap" Arnold devint en 1938 le chef de la section de l'United States Army Air Corps, nouvellement créée, il se heurta automatiquement à cette organisation kafkaïenne : l'Armée ou la Marine lui rappelait constamment que les avions, c'était eux qui les géraient, et personne d'autre. La Navy créait son avion, et l'Army le sien : aucun des deux ne se souciait de l'autre, et les constructeurs ne pouvaient donc pas comme aujourd'hui proposer des avions "navalisés", par exemple, d'avions à l'origine terrestre. Pendant ce temps, l'Allemagne songeait déjà à équiper son porte-avion (unique) de Stukas, par exemple, à ailes repliables, ou de Me-109 navalisés. Les anglais feront de même avec leurs Spitfire, qui voleront aussi à bord des porte-avions.
Bref, tout le système fabriquait une gabegie phénoménale. La Navy, par exemple, possèdait alors quatre groupes d'aviation : des patrouilleurs bombardiers positionnés à terre, des avions navals opérant soit de navires ; soit du sol, des avions purement terrestres mais capables de se poser sur porte-avions, et le détachement du Fleet Marine Corps, entièrement à part. Lors des dernières années, note notre fin observateur, la Navy, engagée dans des opérations en Amérique du Sud, ou au canal de Panama, voire vers Hawaï, avait privilégié les gros hydravions de transport, privilégiant la distance franchissable à l'emport : résultat, aucune de ses grosse caisses flottantes ne pouvait emporter de quantité importante de bombes, remarque Williams qui s'enthousiaste en revanche pour un autre prototype : le XB-15, une forteresse volante immense signée Boeing (*) !
Les USA n'avaient alors en réalité aucun bombardier de taille importante à proposer : les coques larges des hydravions les ralentissaient, et comme le craignait déjà Williams, les russes à Vladivostok ou les japonais, en revanche, pourraient eux choisir de venir bombarder le pays ou tout au moins l'Alaska, toujours selon lui. On sait qu'ils viendront autrement. Vladivostok étant à 500 miles des côtes du Japon (800 km), une distance déjà aisément franchissable selon Williams par les avions japonais. De l'autre côté des USA, sur la côte Est, ce n'était guère mieux : la Navy avait deux bases seulement, une à Norfolk et l'autre à Quantico en Virginie, la troisième de Pensacola en Floride ne servant qu' à l'entraînement : c'était pire encore que sur la côte Ouest. En somme, il ne fallait surtout pas que les USA soient attaqués en 1939, résumait Williams ...
Il avait aussi mis en garde contre cela : "au moins trois puissances européennes ont déjà des appareils qui auraient déjà pu être envoyés à travers l'Atlantique en emportant des charges de bombes. L'Angleterre possède un bombardier, le Vickers Wellesley, qui pourrait faire le voyage avec une charge de bombe de bonne taille à bord. Il a déjà volé non-stop sur 7,162 miles, pour établir un nouveau record de distance dans le monde. Il ne fait aucun doute dans mon esprit que le dernier Savoia Marchetti italien et le Heinkel 111 allemand emporteraient encore trop d'essence pour ce vol". Ce en quoi, il se trompait, sur les capacités et le rayon d'action des bombardiers de l'Axe, mais bon. Les trois Wellesley, des avions à construction géodésiques comme le futur Welington, avaient bien relié Ismailia, en Egypte, à Darwin en Australie. L'avion était un des plus laids jamais construit, n'aura aucune incidence sur la seconde guerre mais il avait prouvé qu'on pouvait aller bombarder l'Australie en partant de l'Afrique, ce qui changeait pas mal de choses en géostratégie.
Comme le sera la France, qui avait trop tardé à s'équiper de machines modernes. Si en chasseurs les Dewoitine 520 et les Morane-Saulnier 460, Curtiss H-75 (achetés aux américains), ou Bloch 151-152 (de "Dassault", donc !) rivalisèrent avec leurs agresseurs dotés de Messerchmitt 109 ou de Stukas (le Focke-Wulf 190 arrive plus tard), si les rapides et modernes bimoteurs tel le Bréguet 691-693, Potez 63, ou l'Amiot 354 ; vire le Martin 167 (venu des USA !) et le Bloch 174 tinrent leurs rangs, les antiques Amiot 143 (quelle horreur volante, qui sera massacré à Sedan !), véritables armoires volantes, ou autres calamités ailées du type Farman 224 offrirent aux allemands des cibles rêvées. Aux Etats-Unis, lors de l'attaque de Pearl Harbor, seul les P-40-B des si jeunes Kennett Taylor (qui en a abattu 2), et George Welch (qui en a abattu 4) et les P-36 du 46th Pursuit Squadron qui feront tomber deux B5N1, ou ceux du 47th PS avec deux A6M, réussiront à sauver l'honneur américain. Le P-40,que préconisait également Williams avait sur répondre aux célèbres virevoltants Zéros, dont c'était l'une des premières apparitions (neuf seront perdus dans l'attaque). Côté navires, les cuirassés, à Pearl Harbor, avaient montré qu'ils étaient dépassés. Dans son argumentaire, Williams aura aussi une phrase choc pour eux : "pour le coût d'un cuirassé, il est possible d'acheter environ 500 bombardiers géants comme ceux que la Société Boeing appelle « forteresses volantes ».
Dans ce marasme et cette autosatisfaction benoîte des dirigeants plutôt ronds de cuir US, l'attaque de Pearl Harbor représentera un choc massif. Williams avait pourtant prévenu et mis le doigt sur les faiblesses de l'organisation de l'armée américaine, et il avait été soutenu par quelques autre militaires, dont un dénommé James Harold Doolittle, dit "jimmy", une véritable tête brûlée et néanmoins docteur en aéronautique, et un homme persuadé du rôle à venir du bombardier rapide. Lui aussi travaillait à Mitchel Field (pour la Shell Oil Company !). Le 7 décembre 1941, l'attaque à peine terminée à Pearl Harbor, Thomas Griffin faisait décoller de lui-même tout son groupe de bombardiers B-25 de sa base de l'Oregon en quête de sous-marins japonais pouvant se trouver le long de la côte Ouest.
Il l'avait fait de sa seule initiative, aucun commandement ne lui ayant ordonné de le faire. Bien entendu, son escadrille ne trouva rien. Mais quatre mois à peine plus tard, elle se trouvait serrée à l'arrière du pont d'un porte-avions américain (le Hornet), ce qui était une véritable aberration technique, pour décoller de manière très très risquée pour aller délivrer des bombes sur le territoire japonais. En tête du décollage suicide, Jimmy Doolittle, nommé responsable de l'expédition. Ce jour là, ce ne sont pas les dégâts provoqués au Japon qui comptèrent, mais bien l'énergie à mettre en œuvre pour démontrer que cette guerre ne pourrait se passer comme les précédentes, et qu'elle utiliserait des armes et des tactiques bien différentes. Celui qui avait autorisé cette folie s'appelait le Général H.H. Arnold, qui avait d'abord réussi à vaincre avant tout l'incroyable machine bureaucratique de la Navy avant de s'attaquer aux japonais. Williams avait gagné son pari : en moins de trois ans, le rouleau compresseur expliqué ici-même, celui des nouveaux avions, allait se mettre en branle, et rien ne pourrait plus l'arrêter. Très mal partis, les américains s'étaient nettement rattrapés, grâce à leurs ressources industrielles : en décidant de construire des avions comme les voitures, à la chaîne, c'est ainsi qu'ils gagneront la guerre.
Henry Ford, aux idées nazifiantes, partisan de l'eugénisme et des camps de travail où l'on donnait un numéro aux ouvriers, en pleine jungle, devint constructeur de bombardiers, pour, à la fin de la guerre, tirer à lui les lauriers de la paix. Il construisait un bombardier B-24 à l'heure, à Willow Run. Or c'était le principal inspirateur d'Hitler. Mais cela, Williams ne l'avait pas vu venir, ou ne le savait pas.
l'incroyable réquisitoire de Williams est ici :
http://blog.modernmechanix.com/2006/03/15/our-air-force-a-farce/
(*) pour le Boeing il avait vu trop grand, comme la firme d'ailleurs qui réduira la taille de son gigantesque XB-15 de 45 mètres d'envergure pour fabriquer le B-17 de 31 mètres "seulement". Pour ce qui est de l'hydravion montré, c'est le prototype du Consolidated YPB2-I, une sorte de Short Sunderland US, qui ne sera pas construit en série mais deviendra le PB2Y-5R Coronado qui ne sera jamais satisfaisant, ayant tendance à se transformer parfois en torche volante comme un rien. Howard Hughes en utilisera un pour préparer le seul vol de son Spruce Goose qui n'ira pas bien loin.
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