La Libération (26) : Dora, enterré deux fois
L'Allemagne bombardée à outrance, les nazis vont envisager dès 1942 de s'enterrer au fond de gigantesques bunkers bétonnés. Mais c'est en 1943 que le mouvement s'accélère, certaines montagnes du Harz devenant de véritables gruyères. Parmi ces lieux, un nom émerge : celui de Dora, où Von Braun rapatriera la fabrication de ses V2, produites par la masse corvéable à merci des prisonniers des camps de concentration. Dora sera un complexe immense, qui, bizarrement, disparu quasiment complètement des ouvrages d'histoire, pour des raisons qu'il convient de se poser aujourd'hui, la principale étant le rapatriement de Von Braun et de toute son équipe aux Etats-Unis, où on oublia vite fait son passé nazi et les sévices portés sur ceux qui avaient construit ses V2. Pour aller sur la Lune, les américains vont effacer le passé sulfureux de Werner Von Braun : c'est lui, déjà, qui les avait sauvés de la déroute spatiale le 1er février 1958.
Rappelez-vous : le 18 août 1943, le terrible bombardement de l'île de la Baltique de Peenemunde, prive Hitler de sa principale base de lancement de missiles. Pour éviter un nouveau désastre, décision est prise dans l'urgence de transférer toute la production en Thuringe, la production des V2 et la forme militaire de l'A4 , en Thuringe, dans le massif du Harz, près de Nordhausen. Là où se trouve déjà un camp de concentration, et c'est la SS qu'est confié le déménagement des installations. Les prisonniers vont servir de main d'œuvre pour passer du stade expérimental au stade industriel proprement dit. Mais comme on s'en méfie, on va tout faire pour briser toute volonté de sabotage sur les fleurons des armes allemandes. Dora, puisque c'est le nom de ce camp sera un véritable enfer. "Et de fait, quand, venant de Buchenwald, j'ai débarqué le 17 octobre 1943 à Dora, j'ai pu mesurer la dureté du régime auquel now allions être astreints : sévices corporels pendaisons, conditions matérielles immondes, manque de nourriture, atmosphère raréfiée des tunnels ou, pour ceux qui comme moi travaillaient à l'extérieur supplice du froid" raconte un prisonnier... français.
Car à Dora, (pour "Deutsche Organisation Reichs Arbeit", l'organisation allemande du travail du Reich) on ne va pas enterrer que la fabrication des fusées sous la colline de Kobnstein... Hitler a en effet décidé d'en faire un centre de commandement, et toute la montagne doit être truffée pour cela de tunnels et de galeries. Cela devient des "Kommandos", aux fonctions bien spécifiques. En seulement trois mois, la construction des V-2 peut reprendre : Hitler en félicite Albert Speer, le grand architecte du Reich. Autour de l'usine de V2, trente-deux centres de production d'armes différentes sont construits, qui forment ensemble le Mittelbau. L'ensemble est donc colossal. "Deux tunnels longs de 1 800 mètres, larges de 12,50 mètres, hauts de 8,50 mètres ; quarante-six tunnels parallèles longs de 190 mètres, dont certains étaient creusés plus profond afin d'installer la fabrication des V2, mais qui, dans l'ensemble, avaient 30 mètres de hauteur et étaient employés à tester et assembler les immenses V2 pesant plus de 13 tonnes et longs de 14 mètres ; installation de voies ferrées qui relieraient les deux tunnels tandis que les chemins de fer rejoignaient, à l'extérieur, les voies ferrées des communications normales ; stockages des bombes volantes V1et des rockets V2 dans la plupart des tunnels parallèles, à l'exception de la section Nord utilisée par la société Junkers pour la fabrication des moteurs d'avion ; construction à partir d'août 1944 de trois autres tunnels au nord-est et à l'ouest de Kohnstein et dans l'Himmeisberg, près de Woffleben, parce que les Allemands exigeaient encore plus d'espace pour fabriquer de l'oxygène liquide, de l'essence synthétique, une nouvelle fusée inconnue baptisé « Typhoon » et désigné sous le nom de A3 et A9 (chacun de ces tunnels avait cinq voies parallèles huit ou dix tunnels transversaux complétaient 1a construction) ; et que sais-je encore, moi, petit taupe enfouie dans les entrailles de la terre : voilà ce que des hommes, affamés, martyrisés, dans un état de misère physique et morale incommensurable, bâtirent - 80% - entre le 23 août 1943 et le 11 avril 1945, jour béni où les troupes américaines les libérèrent..." raconte l'écrivain Jean Michel (Dora , J.C Lattès, Livre de poche, 1975), notre prisonnier français, décrivant ce gigantesque complexe, auquel il ajoute : il y eut soixante mille déportés à Dora. Trente mille n'en revinrent pas.
Le centre est donc colossal, et des milliers de déportés y ont laissé la vie. Seulement voilà, la paix venue, on va complètement occulter l'existence de Dora. Pas un mot, et pour ce qui est des photos,il faudra attendre bien tard pour tomber sur les premiers Afgachrome couleur montrant les prisonniers en train de câbler électriquement les V2, sous la surveillance discrète de SS. Oh, certes, le lieu est tombé sous l'infuence soviétique, lors du découpage d'influence qui a suivi la guerre, mais ça ne suffit pas vraiment à expliquer pourquoi un tel black-out sur ses 97 000 m2. Très vite, on oubliera ces clichés.
"L'efficacité" recherchée du déménagement de Peenemunde avait été évidente : avec 2 500 techniciens allemands et 5 000 prisonniers dédiés pour construire les V2, ce sont 4 575 fusées qui seront tirées d'août 1944 à mars 1945. Or, le camp de Dora ne sera pas le seul à être muni d'un tel gruyère souterrain : à Ohrdruf également, une montagne en forêt de Thuringe fut aussi percée (mais ça, j'y reviendrai si vous le voulez bien un peu plus tard) par 10 989 détenus. Eisenhower, en visitant ce camp, en ressortira épouvanté. Le projet "Malachit" fait de même à Halberstadt : or c'est aussi le projet Projet B II, qui n'est autre qu'une décentralisation prévue de Dora.
"La fusée A4 devait être produite dans divers endroits. Au printemps 1942 est créée la « SS-Wirtschaftsverwaltungshauptamt » ou WVHA (Office central d’administration économique de la SS) (...) C’est dans ce contexte que se développe le « Projet B II » avec le nom de code « Malachit » qui devait être réalisé dans les montagnes de Theken et d"Halberstadt dans le Harz. « B II »signifie la décentralisation d’une partie de la production du site de Mittelbau-Dora à Halberstadt. On suppose avec la plus grande vraisemblance que le projet « Malachit » comprenait la production d’avions à réaction et de fusées V2. La direction du projet est confiée à un état major SS « Baustab Heese » et à diverses entreprises dont AEG Siemens, la Deutsche Reichsbahn, Tiefbau Magdeburg ou les Junkerswerke (...).
A coté du projet « Malachit » d’autres installations industrielles sont aménagées dans les galeries d’autres sites : dans les Klusbergen pour le compte des usines Junker et le complexe Krupp ; dans les montagnes du Hoppelberg, éloignées de quelques centaines de mètres du grand chantier « Malachit », les Häftlinge du KL Langenstein-Zwieberge construisent une autre usine souterraine : les galeries « Maifisch », prévues pour abriter les ateliers de l’entreprise Krupp-Gruson-Werke de Magdeburg travaillant à la finition des tubes de canons. La direction du chantier est confiée à l’Organisation Todt. En novembre 1944, les détenus sont affectés au projet « Maifisch » malgré l’inachèvement des galeries et le manque de matériel et de machines." Le projet Maifisch et son camp de concentration annexe, celui de Langenstein.
Conçu pour 2.000 détenus, il en abrite de fait environ 5.000, venant de 17 pays, principalement d’Union Soviétique, de France, Pologne, Belgique, Espagne. Le camp est un véritable « kommando de la mort » et le « retour » des détenus n’est pas souhaité par les SS" « Rückkehr.unerwünscht » peut-on lire. Bref, le régime hitlérien, écrasé sous les vagues incessantes de bombardiers alliés, a décidé de s'enterrer dès l'année 1942.
On en sortira trois ans plus tard des squelettes vivants, duments fichés par les nazis, qui seront emmenés dans des civières, le 18 avril 1945, incapables de se tenir debout. C'est la 83rd Infantry Division "Thunderbolt" qui découvrira l'horreur. "L'espérance de vie, pour ceux qui avaient le malheur d'y travailler, n'était que de six semaines" dira-t-on plus tard, en étudiant les statistiques morbides. Et pour finir ce travail de titan, il met les bouchées doubles en ce qui est déjà une fin de guerre depuis le débarquement du 6 juin 1944. En Thuringe, on en retrouvera des centaines, de bunkers, éparpillés, parfois sous des maisons d'allure traditionnelles de chalets, dans lesquels étaient assemblés les Me262, notamment.
Pour Halberstadt, qui sera bombardé au 8 avril 1945 par l'Air Force, forçant les nazis à fuir avec leurs prisonniers à qui ils vont infliger une marche forcée mortelle, les galeries sont toujours debout, mais on ne sait pas trop bien quoi en faire aujourd'hui, tant elle sont gigantesques. "Quant aux galeries souterraines du projet « Malachit », les Soviétiques commencent par les déménager systématiquement, puis elles projettent de les miner. Le projet n’aboutit pas. Dans les années 1960, les autorités est-allemandes considèrent ces galeries comme un « Schatz der Volkswirtschaft », « trésor de l’économie du peuple » et pensent les utiliser comme s frigorifiques alimentaires… Le ministère de la sécurité de l’Etat quant à lui considère que ces galeries renferment une possible cache nazie d’œuvres d’art et de trésors… A partir de 1979, une partie des galeries est utilisée par l’armée populaire de l’Allemagne de l’Est. Entre 1990 et 1994, c’est la Bundeswehr qui gère les lieux. En 1994, les galeries deviennent propriété privée. Aujourd’hui, le Land de Saxe-Anhalt se propose de transformer une partie des galeries en lieu de mémoire". Les baraques du camp de concentration ont elles été détruites dès 1947. Mais d'autres installations semblent avoir échappé à la vigilance des troupes américaines.
Des installations secrètes des nazis, on en redécouvre en effet parfois par hasard, comme en ce 22 juillet 2009 où un énorme glissement de terrain se produit à Nachterstedt, en Saxe-Anhalt. Un chercheur, Dirk Finkemeier, a vite trouvé pourquoi, selon lui : l'endroit figurait sur une des cartes de la RAF des endroits à bombarder, étant soupçonné de cacher une usine de fabrication de ZyklonB. En réalité, tout le secteur est posé sur d'anciennes mines... de lignite, fermées en 1991, où une usine a très bien pu être construite, mais dont on ne retrouvera pourtant pas trace, semble-t-il. L'effondrement s'est produit près du lac Concordia, "une ancienne mine à ciel ouvert d'environ 600 ha dont la mise en eau a commencé en 1996", nous renseigne Wikipédia, qui ajoute que "pendant la Seconde Guerre mondiale, des centaines de prisonniers de guerre soviétiques et forçat d'autres nationalités travaillèrent dans des conditions inhumaines dans la mine Braunkohlegrube Concordia (mine de lignite de Concordia), appartenant à la société Riebeckschen Montan-Werken. Entre 130 et 140 personnes y perdirent la vie". Selon un autre témoignage, l'usine était en fait à un km de là, à Frose.
Von Braun nommé officiellement responsable du programme lunaire américain, il n'était en tout cas plus question de parler de la même façon de Dora, ce que dit clairement Jean Maillet, un haut fonctionnaire français, ancien élève de l'ENA, conseiller maître honoraire à la Cour des comptes, déporté à Buchenwald et à Dora-Nordhausen (cité dans la revue Histoire N°185, février 1995, pages 34-35). "Cette conspiration du silence est, surtout due au fait qu'il ne fallait pas toucher à la respectabilité de Werner von Braun. Celui-ci, qui avait été l'homme essentiel de la conquête de l'espace par les ÉtatsUnis, celle de la lune en particulier, avait été, à Peenemünde et à Dora, le directeur technique du programme de construction des V2. Ce puissant personnage, venu à plusieurs reprises dans l'usine souterraine, avait vu les monstrueux traitements qui y étaient infligés aux déportés. N'en était-il pas responsable ? Ce fait fut occulté, ainsi que les conditions dans lesquelles von Braun était arrivé aux États-Unis. La journaliste américaine Linda Hunt a révélé qu'un complot appelé Paperclip, organisé par les services secrets de son pays, a permis d'y faire entrer 1 500 spécialistes allemands susceptibles de servir la défense des États-Unis von Braun notamment, et ceci quel que soit leur passé.
Les auteurs du complot contournaient ainsi la législation qui interdisait l'entrée du territoire américain à tout individu coupable d'avoir été mêlé à la barbarie nazie. Ayant commis une forfaiture, sévèrement punie par la loi, ils s'arrangeaient pour qu'on ne parle jamais des horreurs de Dora. Les mass médias américains se sont donc tus sur elles, et sur l'usine souterraine d'où sont sortis les V2 et 20 000 cadavres squelettiques. La presse d'autres pays, la France notamment, qui ont aussi utilisé des savants allemands de Dora, n'a pas été beaucoup plus prolixe sur ce sujet, jusqu'à une période récente. Dora est un maillon essentiel dans l'histoire de la conquête spatiale, que ce soit en Union soviétique ou aux Etats Unis. Alors, on refoule son souvenir comme une chose indicible. Et c'est là qu'est le scandale. Pensez donc, avec nos vingt mille morts, sacrifiés aux V1 et aux V2, nous mettons à mal une belle légende !". Exactement le propos que je reprenais le 31 mars 2008, ici-même. Mallet ne citait que Paperclip : nous verrons à partir d'après-demain qu'il y en a eu une autre d'opération de ce genre, qui a elle aussi rapporté gros à l'industrie américaine.
Les prisonniers de Dora morts sur place ont été, en définitive, enterrés deux fois, la seconde étant dans l'indifférence d'un pays qui avait fait d'un des responsables de ces atrocités son nouvel héros, qui pouvait à nouveau parader dans un bureau tout neuf. De Dora, il avait fait mettre à l'abri 20 tonnes de documents, ceux de ses années de recherche qui avaient été chargés sur six camions, et cachés dans la mine de sel de Dornten, à 12 mètres de profondeur. Elles lui ouvriront les portes de la future NASA, et sera grâce à eux adoubé par John Fitzgerald Kennedy, qui n'en était pas à sa première compromission. Des amis de Von Braun n'auront pas la même chance et seront jugés pour crimes de guerre. Certains seront fusillés sur place. Aujourd'hui ou d'aucuns semblent vouloir oublier Dora, il convient de s'en souvenir, je pense. Et de ne rien oublier des activités douteuses de l'homme qui a mené les américains sur la Lune.
Source principale : Histoire N°185, février 1995,"Auschwitz, 1945, la révélation"
livre de Linda Hunt "Secret Agenda : The United States Government, Nazi Scientists, and Project Paperclip, 1945 to 1990" (paru en 1991).
Livre "images de Dora" de Yves le Maner & André Sellier (ci-contre)
Le document essentiel sur Dora est ici :
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