La montée du sentiment conspirationniste en France
« Au temps de l’hyper information, le conspirationnisme actuel est la conséquence directe de la société de l’hyper désinformation dans laquelle nous baignons au quotidien. » Cinglant, le journaliste Bruno Fray résumait en 2011, sur affaires-stratégiques.info, la montée du sentiment conspirationniste en France comme étant, selon lui, le résultat d’une crise de confiance de citoyens en perte de repères face à la crise de la représentation politique, dans un contexte d’incertitude sociale potentiellement dangereux pour la démocratie, et sur lequel surferait les intellectuels auto-proclamés de toute sorte.
Complotisme et numérisation de l’information
Dans la mesure où la globalisation actuelle est marquée par l’intersection d’intérêts nationaux divers, l’incertitude environnementale et les bouleversements erratiques de la spéculation de marché, elle pose aujourd’hui une complexité de fait qui fait le lit des suppositions politiques délirantes, qui fleurissent sur la toile. On peut également noter, par ailleurs, que les mensonges d’Etats et l’accumulation d’affaires politiques (Rainbow Warrior, nuage de Tchernobyl, guerre en Irak, affaire Karachi, Clearstream, Cahuzac, etc.), à une ère de l’instantanéité, légitime le doute jusqu’à le diffuser dans l’intégralité du corps social. Telle fut le cas, comme le rappelle Bruno Fray, quand « en refusant dans une très large majorité de nous faire vacciner contre la grippe A, convaincus que la ministre de la Santé serait de mèche avec l’OMS et les laboratoires pharmaceutiques […], nous sommes tous devenus des adeptes de théories du complot. » Dans cette perspective, le déclin progressif d’un savoir articulé, pour parler vite, autour des livres au profit d’une civilisation de la connaissance numérique pose, notamment à travers la question de l’immédiateté de la circulation des informations, la question du « complotisme » comme un enjeu sérieux en tant de crise généralisée. Si la question peut paraître frivole elle est d’autant plus importante qu’elle sévit, dans le cadre de la France, dans un pays où les anciennes « églises idéologiques » (entendre ici le communisme, le christianisme, etc.) ont cessé de structurer la pensée nationale, faute d’une adaptation suffisante de ces vieilles familles idéologiques aux mutations sociétales apportées par la mondialisation et la modernité.
La dynamique complotiste peut paraître absurde, certes, mais ce serait une vision bien prétentieuse des choses que de refuser l’analyse d’un phénomène social d’importance en raison de son absurdité prétendue. Il est donc crucial de comprendre ces théories ainsi que leur surprenante vigueur afin de mieux souligner leur faiblesse structurelle, sans jamais avoir recours à des mesures juridiques pouvant mettre à mal la liberté d’expression dans un Etat de droit. Toute censure est un échec et la dénonciation du complotisme ne peut s’envisager en démocratie qu’à travers une rigueur intellectuelle totale.
Comment définir les théories du complot ?
Ainsi, les théories appelées « conspirationnistes » ou « du complot » sont difficiles à définir tant la pluralité de leurs manifestations désarçonne l’analyse. Si l’histoire des complots est aussi ancienne que la vie politique, les théories du complot relèvent d’une différente mécanique qu’on peut retracer à travers les écrits de l’Abbé Augustin Barruel sur la révolution française ou encore le fameux faux des Protocoles des Sages de Sion. On peut toutefois identifier un socle commun en rappelant la vision binaire que l’on retrouve chez elles. En effet, leur manichéisme récurrent se couple d’une vision dichotomique des sociétés qu’elles analysent sous le prisme d’une hiérarchie primaire mais redoutable idéologiquement :
- On note d’abord les« moutons », des individus lambdas qui subissent une domination abrutissante et déshumanisante, sans jamais s’en rendre compte faute d'une présupposée absence de culture politique.
- Un cran au-dessus, siègent les « résistants » émancipés. D’horizons divers, parfois opposés fortement sur de nombreux points, ils partagent tous ensemble un combat politique commun contre un tout « satanique » dépersonnalisé et sournois qui domine le tissu social à travers un réseau de médias privilégiés dont les « dissidents » ne disposent pas. Dénonciation de la « bien-pensance » et stratégie de victimisation régulière constituent alors les deux piliers de la rhétorique complotiste. En France, la censure des médias mainstream, avec l’exception notable de Frédéric Taddei, conforte ces stratégies en validant la persécution dont les conspirationnistes se disent victimes.
- Viennent ensuite les complices, des sortes de « capos » qui parviennent à s’en sortir en collaborant avec le système de domination, ce peut être des intellectuels, journalistes, experts, etc.
- Enfin, tel l’œil au sommet de la fameuse pyramide des Illuminatis, domine le manipulateur suprême devant lequel se prosternent même les plus puissants.
Certaines théories du complot sont amusantes : la « Flat Earth Society » est persuadée que la terre est plate, d’autres dénoncent l’existence parmi nous des « reptiliens » (des créatures extraterrestres dignes d’un épisode des « Envahisseurs »), etc.
http://www.youtube.com/watch?v=XF2ii7_wFVA
D’autres le sont moins, notamment celles qui font ressurgir les thèses les plus violentes en passant au rabot de la modernité l’idée du complot judéo-maçonnique. Si au début du XXème siècle l’Action française faisait de la franc-maçonnerie une invention de la finance juive contre le trône et l’autel un mouvement comme Egalité et Réconciliation reprend à son compte cette vision tout en faisant de la classe politique française d’aujourd’hui une marionnette aux mains du CRIF, du Bilderberg, de la LICRA et la Franc-Maçonnerie. Le tout, bien entendu, est sous hégémonie du sionisme mondial, ou américano-sionisme. Parler de sionisme mondial ou d’américano-sionisme a beau ne pas avoir de sens (il est évident que le sionisme, en tant que nationalisme, ne peut être ni américain ni mondial ; Il serait plus judicieux de parler de réseaux pro-israéliens) le discours fonctionne comme un rouleau compresseur.
Du succès internet au phénomène social
Pour le complotiste il n’y a, dans l’Histoire, ni erreurs, ni incertitudes. Ce sont là les deux négations les plus fortes que porte en lui le conspirationniste, ce qui vicie de manière considérable ses conclusions. En effet, celui-ci présente les « conspirateurs » comme de véritables surhommes, sans doute est-il nécessaire de les déshumaniser pour mieux les haïr, qui « sont partout » et qui contrôlent l’histoire dans les moindres détails de son orchestration. Cette vision de l’histoire, binaire et linéaire, a comme grande qualité de pouvoir rassurer, en des temps troublés, les individus qui adhèrent à une telle vision des choses en réduisant de manière considérable l’espace des complexités. Tout cela s’organise au profit d’une fixation sur un objet de diabolisation unique et à la source de tous les malheurs du monde, comme les juifs ou les maçons. Une telle démarche relève en partie de la psychiatrie dans la mesure où on oublie alors de dire, plus ou moins volontairement, qu’il existe des maçons de toute obédience (adversaire auto-proclamé de la maçonnerie, Alain Soral semble n'avoir aucun problème avec un maçon comme Gilbert Collard dont il diffuse les interventions sur son site) ainsi que des juifs de toute opinion (il existe des juifs sionistes, des juifs antisionistes et des antisémites sionistes). On voit bien que les idéologues médiocres du conspirationnisme appliquent de façon méthodique une généralisation totale, facile et confortable, très caractéristique en France de la paresse intellectuelle qui domine aujourd’hui dans une certaine frange de la droite dure. On observe ainsi l’absence de travail rigoureux quand tout ce qui peut venir justifier l’idée de complot est sacralisé tandis que tout ce qui peut l’infirmer est ridiculisé. Qui plus est, il est surprenant de constater comment le complotiste retrouve un incroyable sens des nuances quand ses thèses sont mises en question avant de l’abandonner chaque fois qu’il conteste celles des autres.
On pourrait ainsi affirmer qu’il n’y a pas, en réalité, de recherche de « la vérité » de sa part mais plutôt la conduite d’une guerre idéologique à travers laquelle tous les moyens sont bons pour s’imposer intellectuellement. Se réclamant de Descartes, les complotistes doutent de tout et font preuve d’un scepticisme incroyable à l’encontre de toute version officielle bien qu’ils se révèlent par ailleurs d’une curieuse naïveté face aux versions alternatives. On a vu de tels faits sur le sujet du réchauffement climatique, du 11 septembre 2001, du SIDA, de la Révolution Française ou encore des chambres à gaz. Ce dernier sujet est sensible (cf Loi fabius-Gayssot) à un point tel que, parfois, celui qui émet des doutes sur les premiers sujets évoqués se trouve renvoyé au négationnisme, qui est un terme très précis juridiquement en France. Ceci place alors l’individu en question dans une position de persécuté qu’il utilise à son avantage. Face à deux jeunes, manifestement complotistes, Manuel Valls déclairait : « Les mêmes qui critiquent le Bilderberg, qui parle du complot mondialiste et du Siècle sont les mêmes, comme vous messieurs, qui posent des questions sur le 11 septembre […] et ce sont les mêmes qui ensuite, je vous l’accorde, nient la Shoah ». http://www.youtube.com/watch?v=6tfVPPLol6U
Renvoyer ici la contestation, même absurde, de la version officielle de faits historiques quelconques à un antisémitisme larvé semble illogique en tout point dans la mesure où l’on chercherait implicitement à relier, par la Shoah en l’occurrence, des sujets n’ayant rien à voir ensemble. On peut constater alors que la prospérité des thèses conspirationnistes est aussi permise par la maladresse de ceux qui, en prétendant les combattre, les renforce. En effet, accuser d’antisémitisme supposé des citoyens en perte de repères n’a que peu de sens. C’est également irresponsable politiquement dans la mesure où cette forme de « terrorisme intellectuel » face à l’expression des doutes de toute sorte, pouvant être erronées par ailleurs, justifie la stratégie de victimisation des conspirationnistes.
Egalité et réconciliation ou les caractéristiques d’une stratégie déroutante
Dans le désert idéologique français le complotisme contribue, selon l’expression de Taguieff, à un « réenchantement du monde » qui s’orchestre par une audace rhétorique saisissante. Par exemple, quand Egalité et réconciliation (ER) se revendique de personnages historiques comme Charles De Gaulle, Fidel Castro, Charles Maurras, Hugo Chavez, Jeanne d’Arc, Lénine, Jean Moulin ou encore Che Guevarra, on est en droit de juger la synthèse curieuse. On est encore plus surpris quand on constate, sur le site d’ER, la diffusion de vidéo-conférences de personnalités hétéroclites comme Jacques Sapir, Emmanuel Todd, Alain de Benoist, Olivier Delamarche, Tariq Ramadan ou encore Olivier Berruyer, qui sont mises dans le même sac que d’autres personnalités, plus douteuses, comme Laurent Louis, Le Libre Penseur, Robert Faurisson, Vincent Reynouard, Johan Livernette et Franck Abed. On note également l’instrumentalisation de personnalités décédées comme Henri Guillemin, Michel Clouscard, François Mitterrand, Raymond Barre (les deux derniers sur leurs citations sur le "lobby juif") mais aussi Coluche et Desproges à des fins surprenantes, clairement détournées.
Il apparait que les mensonges répétés des politiques conjugués aux censures maladroites, plus ou moins avouées et honteuses, ont fait le lit du conspirationnisme. Toute l’intelligence de celui-ci consiste à jouer de l’ambiguïté de ses thèses dans un monde complexe où l’art des nuances ne permet pas la tranquille assurance du complot. S’il peut être dangereux de sous-estimer ce phénomène social, il n’en demeure pas moins que certaines réponses au complotisme, comme la censure, ne pourront obtenir autre chose qu’un retour de flammes.
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