La nostalgie française
La nostalgie n'est certes pas une idée neuve en France. La décadence, non plus. Toutefois, elles prennent depuis quelques temps une place de plus en plus redondante dans le débat public. Sans juste raison, à notre avis.
Dans son acceptation courante la nostalgie, ou vague à l’âme, désigne une affection psychique qui touche principalement les voyageurs et les personnes âgées. Celui qui s’exile, poussé par la contrainte ou la nécessité, ne peut qu’éprouver le « mal du pays » qu’il quitte sans savoir s’il y retournera un jour. Sous un autre angle, le vieillard (ou même l’homme vieillissant) regarde avec un sentiment d’étrangeté les lieux fréquentés durant sa jeunesse et qui ont forcément changé, quand ils n’ont pas disparu tout à fait. Il n’y a donc rien d’anormal à cela, d’autant que cette « douleur qui revient » - étymologie grecque du mot « nostalgie » - s’accompagne paradoxalement d’une certaine douceur. Elle est intimement unie au souvenir et s’avère souvent être un puissant moteur créatif. Si la France n’a pas le monopole de ce sentiment, constatons toutefois qu’il n’a cessé d’irriguer sa littérature depuis Du Bellay jusqu’à Modiano, en passant bien sûr par Proust. Car la littérature est encore le meilleur moyen qu’aient trouvé les hommes pour conjurer le temps qui passe et le revivre sur un mode esthétique. Faut-il ajouter que son projet est toujours d’essence individuelle ? Ce qui est, en revanche, plus anormal et plus inquiétant, c’est lorsque la nostalgie corrode une nation toute entière. Dans ce cas, c’est la confiance en l’avenir qui s’estompe, y compris chez les plus jeunes : un avenir faisant corps avec le progrès, pour préciser les choses. Or, l’avenir – valeur de gauche s’il en est – ne fait plus recette aujourd’hui. Il est même devenu cette dimension temporelle que redoutent de plus en plus de Français. Pour ceux-là, il n’y a plus d’espérance liée au futur, seulement des perspectives de dégradation, voire de catastrophe. Au hit-parade philosophique national, Spengler a sans conteste détrôné Marx. Ce pessimisme trouve sa cause principale dans l’échec des politiques économiques, tant de droite que de gauche, mais aussi dans leur incapacité à nous faire rêver. Alors, nos concitoyens se mettent à idéaliser un passé que, pour la plupart, ils n’ont pas connu ; ils lui attribuent des vertus qu’il n’a jamais eu. Du coup, la nostalgie est transformée en valeur, quitte à nier stupidement l’évolution positive de la société et de ses mœurs. Ce « déclinisme », condamnation du présent au nom du passé, n’a pourtant rien de nouveau. On en trouve déjà des traces chez les anciens Grecs et Latins. La décadence a certainement obsédé Juvénal et Tacite autant qu’Eric Zemmour aujourd’hui. Force est de reconnaitre qu’elle reste un filon toujours très profitable, pour peu qu’on l’habille avec les oripeaux du moment. La vérité est cependant bien différente. Et lorsqu’on scrute un peu notre passé récent, on réalise vite que la vie quotidienne y était beaucoup plus pénible qu’aujourd’hui. Se souvient on, par exemple que, dans les années 50 – au début des « trente glorieuses » -, beaucoup d’appartements n’étaient pas équipés d’un wc individuel ? Qu’à la même époque, le prix d’un téléviseur équivalait à deux ou trois fois le salaire moyen d’un ouvrier ? Que la tuberculose et le diabète étaient encore des maladies à évolution mortelle (et ne parlons même pas du cancer) ? Ou que la police avait les pleins pouvoirs pour réprimer les mouvements sociaux ? On pourrait multiplier les exemples en faveur de notre époque – même si tout n’y est pas rose, évidemment. Mais les thuriféraires de la nostalgie préfèrent occulter tout cela au profit de supposées valeurs de solidarité et de travail. Il est vrai qu’ils sont (presque tous) des enfants de cette société d’abondance qu’ils ne cessent de critiquer. Simone, tu avais raison : la nostalgie n’est plus ce qu’elle était.
Jacques LUCCHESI
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