La notation des enseignants par leurs élèves
En ces premiers jours de février 2008 un sujet agite le milieu enseignant : c’est la possibilité offerte par un nouveau site de noter les enseignants. Voici l’avis de l’un d’eux sur cette expérience que justement il anticipa il y a plus d’une dizaine d’année.
Depuis quelques jours un site internet défie la chronique. C’est le site note2be.com. Il a déjà déclenché de nombreux commentaires. La polémique fait rage. Dans ce contexte, il est difficile de raison garder. Mais je voudrais apporter un témoignage.
Mon témoignage
Quelques années avant de prendre ma retraite, j’étais avec ma classe de première économique 1re ES1. La fin de l’année était proche. Les journées devenaient de plus en plus chaudes et, souvent, on avait davantage envie de regarder par la fenêtre que de suivre le cours de maths que je dispensais. C’était une classe de garçons et de filles en nombre à peu près égal ce qui était l’avantage des sections ES de l’époque. Nous étions en train de terminer une année passée ensemble. Les épreuves du bac de français étaient déjà passées. Il ne restait plus que le conseil de classe qui allait se dérouler la semaine suivante. Ensuite tous les élèves pourraient partir en vacances.
Il y avait déjà cinq ou six minutes que le cours avait commencé. Mais je voyais bien que l’esprit n’y était pas. C’est alors que tout d’un coup, sans que je sache exactement ce qui m’y avait poussé, je dis aux élèves. « Refermez les cahiers. Je vous propose une expérience. Nous allons faire ensemble le bilan de l’année que nous venons de passer. Vous allez prendre une feuille et mettre librement vos appréciations. Bref en quelque sorte je vous ai noté toute l’année, et je vous propose de me noter à votre tour. »
Il y eut un flottement dans la classe. Ils se regardèrent sans trop savoir quoi penser de ma proposition. Puis les langues se délièrent. Et enfin les moins timides me firent savoir que la classe n’était pas d’accord car le conseil de classe allait avoir lieu la semaine suivante et il me serait facile d’être sévère envers ceux qui auraient trop librement exposé leur opinion.
« D’accord » leur dis-je « Je vous comprends très bien. Mais alors il va vous suffire de ne pas signer vos contributions ! » Grand éclat de rire dans la classe. Comme je m’en étonnais ils me répondirent en chœur « Depuis un an que vous corrigez nos copies vous connaissez nos écritures et il vous sera facile de nous identifier ! »
Ils avaient effectivement raison. Je réfléchis un moment et leur fis alors la proposition suivante : « Je vous comprends tout à fait. Alors voilà ce que nous pourrions faire : vous rédigez vos observations et, à la fin de l’heure vous les remettrez à vos deux déléguées de classe - en effet en général il y a un garçon et une fille mais cette année-là les deux déléguées étaient deux filles, France Vodovar et Delphine Prouvost. Elles compileront vos écrits et demain, lors du cours suivant, elles nous en feront la synthèse ».
Cette fois-ci, il n’y eut plus d’obstacle, ils furent d’accord, des pages blanches furent arrachées des cahiers et quelques moments après on pouvait entendre une mouche voler dans la classe. Depuis mon bureau, je les voyais aligner les lignes les unes après les autres, et certains avaient même un sourire coquin qui ne m’inspirait rien de bon. Je commençai à me demander si mon idée avait finalement été aussi bonne que je le croyais.
L’heure passa très vite et ils furent eux-mêmes surpris quand la cloche retentit. En sortant, ils se congratulaient, se tapaient sur les épaules et j’entendais de grands éclats de rire. Aussi, quand vint le lendemain, je n’en menais pas large. L’agitation de la veille avait disparu. Ils rentrèrent en classe bien plus silencieux que d’habitude. Les deux déléguées prirent place au bureau et je m’assis au fond de la classe. Elles posèrent devant elles les feuilles de la veille. Puis France commença à lire la synthèse qu’elles avaient préparée. De temps en temps, pour un mot indéchiffrable, elle demandait conseil à Delphine. C’était tout à fait impressionnant. Je ne reconnaissais plus mes élèves.
A la fin de l’heure, elles m’ont laissé cette synthèse. Par contre, les observations des élèves ne me furent remises qu’après les grandes vacances. J’ai tout gardé précieusement. C’est ce qui me permet de pouvoir rapporter fidèlement ce que fut par exemple leur introduction. Cette synthèse commence ainsi :
« Suite à une idée originale et sympathique nous avons la chance, en tant que déléguées, de présenter devant la classe de 1re ES1 ce petit résumé de notre année de mathématiques et... du prof. Nos remarques sont à la fois sincères, pertinentes, parfois un peu ironiques, gentilles, franches... mais jamais méchantes. Alors pas de susceptibilité. Gardez le sourire malgré tout », puis entre parenthèse elles ont noté de faire de nombreuses citations parmi les textes à leur disposition.
Naturellement, il m’est impossible de rapporter le reste de leur exposé. Il contenait des critiques qu’il m’est inutile de communiquer et des compliments qu’il ne sert à rien non plus de faire connaître. Mais c’était très bien structuré avec un plan qui contenait : Programmes et cours, puis les interros et se terminait par « Le personnage lui-même ». Bref du grand art car tout était gentiment ironique.
Je fus alors si bouleversé par cette expérience que dès lors, jusqu’à mon départ en retraite, j’ai recommencé chaque année. Cela m’a permis de corriger certains défauts que je ne voyais pas. Cela m’a aussi permis d’expliquer certaines façons de faire dont les élèves ne voyaient pas la justification. Cet échange modifia véritablement la relation qu’il y avait entre eux et moi. Par exemple, très rapidement, ils ont demandé que ces évaluations soient faites en milieu d’année pour que je puisse répercuter sur eux les modifications apportées. J’ai supprimé certaines mesures qu’ils jugeaient plus vexatoires qu’efficaces (faire signer les copies par les parents). J’ai au contraire persévéré dans la rigueur avec laquelle je contrôlais leur cahier de cours car ils en étaient très fiers (pendant toute ma scolarité je n’ai jamais pu avoir un cahier de cours utilisable et je m’étais juré d’être inflexible sur ce point avec mes élèves quand j’en aurais). Bref, j’ai été enchanté de cette expérience.
Considérations
Aussi je ne comprends pas ce débat qui s’ouvre sur l’existence du site note2be qui est en train d’être voué aux gémonies tout simplement parce que ce site permettrait désormais de voir la notation des professeurs par les élèves. Cette attitude ressort d’un obscurantisme qui va bien plus loin que ce simple exemple. En effet, qu’on le veuille ou non, le progrès nous pousse au train et il est illusoire que nous puissions empêcher dorénavant les élèves de noter leurs professeurs. S’ils ne peuvent le faire sur des sites officiels, où les professeurs eux-mêmes pourraient venir apporter leurs explications, ils le feront sur des sites confidentiels où cette défense ne pourra pas se faire. C’est cette logique qui a autrefois fait fermer les maisons closes. Mais la prostitution en a-t-elle disparu pour autant ? Non. Elle en a été plus cachée et dispersée, et c’est ainsi que nous n’avons plus eu aucun contrôle sur les maladies qu’elle véhiculait. C’est ici la même logique que nous perpétuons et ce sont les mêmes résultats que nous aurons.
Au fond cet incident n’est qu’un nouveau coup de boutoir contre notre système éducatif. S’il était cohérent et solide, il n’y aurait même pas de vagues. Mais il est de plus en plus vermoulu. Les réformes avec lesquelles depuis des dizaines d’années nous prétendons l’améliorer ne sont que des rafistolages de pure forme. Il craque de partout. Nos examens sont dévalorisés. Nos élèves sont démotivés. Leur niveau se classe parmi les plus mauvais d’Europe. Les enseignants sont des écorchés vifs devant toutes les agressions qu’ils subissent et celle-ci leur semble en être une de plus.
En effet, jusqu’ici ils subissaient en secret des classes souvent insoumises et réfractaires tant il y a de distance entre ce qu’on leur demande de faire et ce qu’il leur est effectivement possible de faire. Mais ils s’en accoutumaient, quitte à s’absenter de temps en temps. Or, à présent leur honte sera exposée sur la place publique ! La coupe est pleine et je les comprends fort bien. Malheureusement, ils ont les nerfs trop à vif sur ce sujet pour réaliser que ce n’est pas eux qui sont fautifs, mais le système avec sa tradition ancestrale de faire de l’enseignant à la fois le dispensateur de l’éducation et son évaluateur, c’est-à-dire certes celui qui apprend, mais aussi celui qui punit, qui sanctionne, qui fait redoubler, c’est-à-dire celui qui est à la fois juge et partie, ou pour être encore plus clair celui qui certes enseigne d’une part, mais celui qui est d’autre part un garde chiourme, le second rôle tendant de plus en plus à prendre la prépondérance sur le premier d’où ces agressions de plus en plus fréquentes contre les enseignants. Et c’est cette animosité qu’ils craignent de voir révélée sur le net, d’où cette levée de boucliers. Mais quel dommage qu’ils se croient les accusés alors qu’en fait ils sont les véritables victimes d’un système qui craque de partout !
De plus, l’ancrage des enseignants dans notre vieux système éducatif s’oppose à une jeunesse dont la réactivité est au contraire immédiate. Le site note2be à peine créé, son succès est si phénoménal qu’il est sur-le-champ débordé. En plébiscitant la notation des professeurs, c’est eux qui sont en phase avec leur époque. Et c’est nous qui sommes à la traîne. Comme je l’ai signalé dans un article déjà paru sur AgoraVox [ l’Enseignement : ce que serait une vraie réforme et qui est régulièrement réactualisé sur mon site http://revesdefrance.free.fr], nous aurions du prendre les devants depuis longtemps déjà.
En effet, inutile de se voiler la face : la notation des enseignants par les élèves est dorénavant inéluctable et il est naturel que cette notation soit connue de tous. S’y opposer, c’est revenir à l’époque où par exemple les commerçants n’affichaient pas leurs prix en vitrine. Ont-ils été lésés de la loi qui les y a obligés ? Bien sûr que non sauf pour certains qui n’avaient pas la conscience tranquille. Et tout le monde y a été gagnant : les clients comme les commerçants. Il en sera de même pour l’évaluation des enseignants par leurs « clients » si elle se fait sur des sites reconnus et officiels car alors elle en sera contrôlable.
Sinon nous ouvrons la porte à la calomnie et à la médisance de ce qui se fera en cachette. Et c’est ainsi que nous élèverons encore la barrière qui s’est instaurée entre les élèves et nous. Car ils sont bien plus responsables et matures que nous ne le croyons et c’est seulement notre manque de considération qui les infantilise. Si on leur donne officiellement la parole leurs avis seront précieux et profitables. C’est l’expérience que j’ai moi-même vécue et, depuis lors, je n’ai eu qu’un regret : celui de ne pas l’avoir commencée plus tôt.
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