Un reportage contesté : une mise en scène soupçonnée
Le titre du livre est à lui seul un leurre d’appel humanitaire visant à stimuler la compassion, puisque, comme le dit avec raison Camus dans « La Peste », rien ne peut justifier la mort d’un enfant. Or, il a été choisi par l’auteur pour résumer une affaire plus complexe qu’on ne le croit et qui dure depuis dix ans : la diffusion contestée sur France 2, le 30 septembre 2000, d’un reportage par l’auteur lui-même sur la mort « en direct » d’un enfant palestinien, Mohammed Al-Durah, aux côtés de son père tandis qu’ils essayaient de se protéger derrière un baril de béton près d’un mur, lors d’un échange de tirs entre forces israéliennes et Palestiniens à un carrefour de Gaza. Sans être lui-même sur les lieux – ce qui vaut d’être souligné - Charles Enderlin, avait commenté les images tournées par le caméraman attitré de France 2 d’origine palestinienne et imputé la responsabilité de la mort de l’enfant aux forces israéliennes. L’événement avait eu un retentissement considérable dans les pays musulmans : une Intifada palestinienne avait été relancée ; un timbre postal avait même été diffusé à l’effigie des deux « victimes ».
Or, des invraisemblances ont conduit, dans les jours qui ont suivi, divers observateurs à s’interroger sur la validité de la représentation des faits livrée par le journaliste de France 2. Le plus en vue d’entre eux - qui était visé sans jamais être nommé au cours des deux émissions - Philippe Karsenty, responsable d’un site d’analyse des médias, Média Ratings, est parvenu après une enquête sérieuse à une conclusion toute différente : rien ne permettrait, selon lui, de soutenir que l’enfant est mort sous les balles israéliennes. Mieux, il s’agirait d’une mise en scène, sans mort ni blessé évidemment, pour alimenter la guerre des images dans le conflit israélo-palestinien : quel leurre d’appel humanitaire est, en effet, plus efficace pour stimuler à la fois un réflexe de compassion envers la victime la plus innocente qui soit et un réflexe de condamnation de ses bourreaux, que la mort gratuite d’un enfant ?
Parmi les indices sérieux et concordants relevés susceptibles de valider l’hypothèse, une étude balistique a montré que les impacts des balles sur le mur autour du père et de son fils sont circulaires et donc impliquent un tir orienté face au mur à angle droit. Or, les forces israéliennes étaient situées par rapport au mur et aux prétendues victimes dans un angle d’une trentaine de degrés, ce qui aurait dû laisser des impacts ovoïdes. Les blessures infligées par le calibre de la dizaine de balles qui auraient atteint « les victimes », ne pouvaient, d’autre part, que provoquer de fortes hémorragies : or, aucune trace de sang n’était visible. Quant au cadavre présenté à la morgue, il ne ressemblait pas vraiment à l’enfant filmé.
Le leurre de l’argument d’autorité
Pendant les deux émissions de France Inter et de France Culture, aucun de ces indices n’a été évoqué par les journalistes, ni évidemment par Charles Enderlin. Tous ont communié dans la même indignation envers ces détracteurs qui osaient contester la représentation des faits livrée par le correspondant de France 2, le 30 septembre 2000. Deux arguments étaient censés faire justice de la diffamation dont était, selon eux, victime le journaliste.
- L’un est le leurre de l’argument d’autorité qui prétend tirer sa validité de la seule puissance de l’autorité qui le profère : il vise à stimuler un réflexe de soumission aveugle à l’autorité car celle-ci ne peut pas tromper ni se tromper. Le journaliste Charles Enderlin était donc présenté comme un professionnel chevronné, en poste depuis près de trente ans en Israël, et fin connaisseur du conflit israélo-palestinien. Son caméraman d’origine palestinienne, employé de France 2 depuis longtemps aussi, était décrit comme un technicien irréprochable, au-dessus de tout soupçon.
- L’autre argument jetait au contraire le discrédit sur ces audacieux insensés, jamais nommés, qui contestaient la version du reportage pour stimuler un réflexe de condamnation : ils étaient accusés d’être des partisans de « la théorie du complot ». Cet anathème, devenu rituel, vise, on le sait, à ruiner une représentation de la réalité qui soupçonne dans des événements tragiques, comme les attentats du 11 septembre 2001 aux Etats-Unis, le résultat d’une stratégie secrète mûrement réfléchie par des acteurs occultes.
Une application du principe de la relation d’information
Qui peut nier pourtant que les forces politiques qui se combattent dans le monde agissent à la fois ouvertement et clandestinement selon les exigences de leurs stratégies ? N’est-ce pas tout simplement l’application à une échelle collective du principe fondamental qui régit déjà la relation d’information entre les individus eux-mêmes : nul être sain ne livre volontairement une information susceptible de lui nuire ?
Qu’y aurait-il d’ailleurs de nouveau dans une guerre à utiliser les images d’une mise en scène pour discréditer l’ennemi ? L’Histoire regorge d’exemples. Qu’on relise les journaux français entre 1914 et 1918 ! (1)
- Pour s’en tenir aux dernières années, on a toujours en mémoire les déclarations faites en 2003 par le gouvernement américain sur les armes de destruction massive prétendument détenues par l’Irak, pour justifier l’entrée en guerre contre ce pays.
- De même, lors de la première guerre du Golfe en 1991, une campagne d’influence a préalablement été menée à la fin de 1990 pour inciter les Américains à soutenir une intervention militaire visant à libérer le Koweït dont ils ignoraient pour la plupart la situation géographique : elle a, en particulier, insisté sur le meurtre de nombreux petits prématurés prétendument arrachés à leurs couveuses par la soldatesque irakienne dans un hôpital de Koweït-City. Or, après enquête (2) , il s’est avéré que la seule personne à avoir en pleurant témoigné de ces crimes devant le Comité du Congrès américain pour les droits de la personne, était... la fille de l’ambassadeur du Koweït aux Etats-Unis, et qu’aucun prématuré n’était mort arraché à sa couveuse.
- Un an plus tôt, en décembre 1989 et janvier 1990, un prétendu charnier de victimes torturées avait été exposé à Timisoara en Roumanie pour discréditer la dictature de Ceaucescu, comme si elle avait eu besoin de ça. Seulement, on a bientôt appris que les cadavres étaient ceux de personnes mortes naturellement. L’un d’entre eux avait été mis particulièrement en avant : un nouveau-né sur le ventre d’une femme !
Le leurre par omission
Mais qu’importe après tout, est-on prêt à admettre, que les journalistes de France Inter et de France Culture dans une belle unanimité aient refusé d’exposer l’hypothèse de Philippe Karsenty et les indices qui la justifient ! Pouvaient-ils, cependant, se permettre d’omettre une donnée capitale pour la compréhension de l’affaire : le procès en cours que Charles Enderlin et France 2 ont intenté à Philippe Karsenty ? Sur aucune des deux chaînes publiques il n’a été évoqué. Est-il pensable qu’ils l’ignorent ?
Si le 19 octobre 2006, le tribunal correctionnel de Paris a, en effet, condamné Philippe Karsenty pour diffamation, la Cour d’appel l’a relaxé, le 21 mai 2008 (2). L’élément constitutif de la diffamation qu’est la mauvaise foi a été rejeté. Le « droit de libre critique » lui a été reconnu et surtout, a conclu la Cour, « un examen des rushes (séquences filmées dont une infime partie a été retenue pour le reportage diffusé) ne permet plus d’écarter les avis des professionnels entendus au cours de la procédure » et qui ont mis en doute l’authenticité du reportage. Sans doute, Charles Enderlin et France 2 se sont-ils pourvus devant la Cour de cassation dont l’arrêt ne saurait désormais tarder. Mais les journalistes de France Inter et de France Culture ne se devaient-ils pas de porter à la connaissance de leurs auditeurs l’existence de ce procès ? Ils ont choisi de ne pas le faire.
L’endroit et le revers de la médaille dans le traitement de l’information
Ce cas illustre une fois de plus la manière dont l’information peut être modelée au gré des intérêts de l’émetteur pour n’offrir parfois qu’une représentation éloignée de la réalité. La profession journalistique aime à attirer l’attention sur l’endroit de la médaille dans le traitement de l’information : le devoir de vérification par recoupement d’un pluralisme de sources. Elle se garde en général de parler de son revers. Car, une fois la vérification effectuée, il reste encore à prendre la décision de diffuser ou non l’information recoupée. Et c’est le principe fondamental de la relation d’information rappelé plus haut qui l’oriente.
À l’évidence non seulement France Inter mais aussi France Culture ont jugé utile pour leurs intérêts de dissimuler à leurs auditeurs les conclusions – vérifiées - d’un arrêt de la Cour d’appel de Paris du 21 mai 2008 qui tendent à valider l’hypothèse de mise en scène émise par Philippe Karsenty au sujet du reportage réalisé par Charles Enderlin sur l’événement survenu à un carrefour de Gaza le 30 septembre 2000. Sans doute, doit-on attendre encore l’arrêt de la Cour de Cassation pour un jugement définitif. Mais les journalistes Pierre Weill sur France Inter et Marc Voinchet sur France Culture ne se devaient-ils pas de faire état de l’arrêt de la Cour d’appel sous peine de tromper délibérément leurs auditeurs ? Il est vrai que leur promotion du livre de Charles Enderlin pouvait en souffrir. Ils ont sans doute préféré que ce fût la figure mythologique du journaliste, source de vérité « vérifiée et recoupée » qui en fît les frais ?
Paul Villach
(1) Paul Villach, "Tous ces bobards dans les journaux, pendant la guerre de 14-18 : un cas d’école", AgoraVox, 18 novembre 2008, repris dans "L’heure des infos, l’information et ses leurres", Éditions Golias, 2009.
(2) « To sell a war » (vendre une guerre), un documentaire canadien de J. Mac Arthur et N. Dorchety présenté dans l’émission d’ARTE « Faux et images de faux », diffusée le 10 juin 1993.
(3) Paul Villach,
- « France 2 et Enderlin déboutés, Média-Ratings relaxé », AgoraVox, 27 mai 2008.
- « L’affaire Enderlin, France 2 et Média-Ratings : une pétition en faveur de l’infaillibilité journalistique », AgoraVox, 9 juin 2008.