« La plénitude du vide » d’Aurélie Nemours
Parfois, et même bien souvent, on me demande « Mais qu’est-ce que tu fumes ? » Pardon ?! Désolé, je réponds tout de suite « rien », le rien, le vide, l’altérité ; je fume du rien, je fume de l’altérité, me shoote au concept d’altérité, au rythme, comme d’autres boivent du Martini ou du mariage pour tous sans la polygamie, à n’y rien comprendre.
C’est cela même dont on ne peut parler qu’il faut dire, cela même qu’on ne peut pas entendre et voir qu’il faut faire voir et entendre. L’inouï, l’invisible. C’est tout un art, c’est l’art, et il est long, dit Baudelaire ; et c’est là que se tiennent l’artiste et le poète, à la frontière, à la frontière du visible et de l’invisible, du connu et de l’inconnu, passeur céleste, nocher terrestre, sempiternel Charon. Ce qui m’amène à penser qu’il y a autant de définitions de la poésie que ceux qui se risquent à en donner, mais une seule jusqu’ici a retenu mon attention, c’est celle d’Aimé Césaire : « Le poète est celui qui, entre absence et présence, cherche le mot de passe de la connivence. », relayée comme en écho par celle de Pierre Reverdy : « La poésie, c’est le lien entre moi et le réel absent. C’est cette absence qui fait naître tous les poèmes. ». Une autre définition dont j’ai oublié l’auteur - qu’il me pardonne – m’a paru tout aussi intéressante et juste : « la poésie est la langue de la langue ».
« Mais qu’est-ce que tu fumes ? ». Bis repetita… Je croyais pourtant y avoir répondu. Comment faire ? Que faire ? Puisqu’il faut faire quand on est. La pensée ne se prévoit pas, pas plus que l’inconnu au coin de la rue. Bon, disons qu’avant je fumais des gitanes sans filtre, agrémentées de temps à autre de cinq cigarros « La Paz » bien alignés dans leur écrin de métal, un régal, à 3,50 euros pour l’heure. Les temps sont durs. Aujourd’hui, avec la montée des prix qui accompagnent l’hystérie sur la nocivité de la cigarette, je me suis doucement rabattu sur le tabac à prix plancher en courbant l’échine sous les rouleaux d’imprécations de tous ces censeurs flanqués de tuyaux d’échappement de bagnoles qu’on me fait quotidiennement respirer comme une lettre à la poste. Ouf… La paix. Foutez-moi la paix. Crevez d’autre chose si vous voulez, puisqu’il faut bien mourir de quelque chose pour faire place à la vie. Voilà ce que réclame le peuple. Fumer tranquille… Hors des tuyaux d’échappement et de la bêtise, versus Bouvard et Pécuchet. Une vraie usine à calamités ! A vous flanquer d’irréversibles maux ! Mais personne ne dit rien, no problème. J’en meurs pourtant de leur Co2 de bagnoles, et plus vite qu’avec mon tabac et mes cigares « La Paz ». « Le nègre vous emmerde », dit justement Césaire. Mais oui, je fume. J’ai fumé, et alors ! Mais si peu, bien peu, figurez-vous. Oui, j’ai fumé. Une chose que j’assume pleinement, c’est d’avoir fumé ce jour-là. Et avec un rare plaisir sismique... J’ai fumé, et du bon, tant qu’à faire. Donc un beau jour j’ai fumé, c’était un soir, non pas la moquette ou toute autre substance artificielle mais l’influence décisive, radicale, de l’artiste-peintre Aurélie Nemours, cette immense dame pour des siècles et des siècles, amen ! (qui nous vient du Dieu africain « Amon », le Dieu de Toutankhamon, comme chacun sait). Je suis extrêmement reconnaissant à Aurélie Nemours, une élève de Fernand Léger, morte depuis à 95 ans, de m’avoir ouvert les yeux comme jamais sur le derrière du monde. Que son âme soit bénie et que la terre lui soit légère, comme on dit chez nous. « Expliquer c’est déjà vouloir un peu excuser », disent-ils. Souffrons-les, et surtout ricanons – tant qu’on y est encore. Mais voyez plutôt par ici… C’est Aurélie Nemours qui s’exprime, et ça vole tout autrement. Une histoire du jour qui visite la nuit. Ce qu’elle dit en substance vaut qu’on s’y arrête, comme devant un rêve rimbaldien :
« Un jour j’ai réalisé que le rythme était à l’origine de la forme, que la forme finalement obéissait elle-même au rythme, et j’ai dit : « La forme souffre » parce qu’elle n’est pas libre. La forme est la chose du rythme et c’est le rythme qui est créateur. La forme est déjà une réalisation du rythme. Et puis, le temps passant, j’ai compris qu’il y avait encore quelque chose avant le rythme (et avant la matière) : c’est le nombre. Je suis devenue peintre le jour où j’ai vraiment réalisé le nombre. C’est là que la peinture commence. (…) Je crois qu’un peintre est toujours à la recherche de l’écriture du vide. Et ce vide, c’est celui de l’esprit, celui de la plénitude, celui qui est le contraire du néant. » (Aurélie Nemours,la plénitude du vide /Libération, 30 août 1996 – par Henri-François Debailleux)
« Mais qu’est-ce que tu fumes ? ». Allez donc lui poser la question ! Dix jours après la lecture de cette passionnante interview parue dans Libération, j’écrivais mon poème « L’Un et l’Autre ». En une nuit il m’est descendu, d’une traite, sans concession, sans réflexion, où j’étais tout à la fois la flèche et la cible, le dedans et le dehors, le couteau et la plaie. Rien eu d’autre à faire qu’à me laisser tomber, les yeux fermés. Et sans nul autre support que la cosmogonie et le mythe africain du Mvett dont j’avais été longtemps nourri, accompagné de ma vieille machine à écrire Remington et de quelques lampées de bon vin. C’était il y a une vingtaine d’années. Je me souviens. J’habitais alors rue Charles Brunellière à Nantes, non loin des quais de la Loire, entre la place René Bouhier et les chantiers navals alors plein de brume, de crachin luisant, de marins qui bougent et des putes aux culs de pastèques. A la recherche d’ovules en ballade je les voyais, sans trop m’approcher. C’était au bon temps où on pouvait encore le dire ainsi sans s’attirer la foudre. Et à la fin, après l’accouchement de « L’Un et l’Autre », je me suis donné plein d’attentions amoureuses à essayer de comprendre ce foutu texte, le décortiquer. Tout s’y tenait comme en une miraculeuse architecture de cristal. Je le sentais. Je reconnaissais. Je voyais. Je voyais un immense champ de jeu se dérouler continument à l’infini avec des trous, des queues, des pleins, des vides, comme une rare pièce d’étoffe transportant un monde extraordinaire, fascinant. Un monde de formes et de couleurs tourbillonnant, où tout n’était que rythme en-dessous ; je me promenais dans la rue et je ne distinguais que des formes, des formes… avec des trous et des queues et des pleins et des vides, qui se rencontraient, se la racontaient, batifolaient et copulaient en joie au son arraché d’un rythme vaudou. Et l’ensemble était d’une telle cohérence, si harmonieux, d’une telle beauté, que j’ai lâché la sauce, oui… ému d’avoir pénétré par effraction au cœur du sacré, dans la quintessence d’un lieu interdit, un lieu de jouissance, de l’autre côté, dans cette fiction, le vide. J’en tremblais. Je découvrais que tout, finalement, n’était qu’une question de trous et de queues, de pleins et de vides, à l’infini, un ballet merveilleux, ce jeu, cet immense JE-U, la rencontre et l’alternance des différences. Le rythme.
Arrivé ici, on me dira peut-être, mais qu’est-ce que tout cela à avoir avec notre sujet ? Qu’est-ce que le vide a avoir avec l’altérité ? Cette question !... L’altérité a avoir avec le vide parce que l’altérité c’est le vide, tout simplement. Oui… Le nombre. Le nombre c’est l’autre. L’autre c’est le vide. L’autre c’est l’infini. Chacun est le vide de l’autre, l’infini de l’autre, inaccessible. Moi je suis le plein, toi tu es le vide. Je suis la queue et tu es le trou. Je suis le réel et tu es la fiction. Je suis pur et tu es impur. Le visible est plein, l’invisible est vide. La réalité est pleine, la fiction est vide. Le jour est plein, la nuit est vide. Le vide c’est le nombre, c’est l’obscur, c’est l’inconnu, c’est l’étranger, c’est le différent, c’est l’incertitude, l’insécurité, l’infini. Le vide c’est le support du jeu, de la création ; c’est la portion du diable, là où l’art commence, prend sa source, trouve sa raison d’être, là où il s’accomplit comme un dieu et tente de réaliser son projet qui est l’investissement total de l’inconnu. Un projet totalitaire, à y penser. Comme l’Amour avec un grand « a ». Le vide c’est l’autre côté, l’interlocuteur premier et en chef de l’artiste et du poète et de chaque être vivant. Le vide qui en arabe se dit « sifr », autrement dit le chiffre ; et le chiffre qui se dit en latin « cifra », qui signifie zéro, le vide… Le chiffre qui représente le nombre, c’est-à-dire le Multiple, l’autre, mon prochain, cette fiction, cet infini… le vide. Face à l’Un. C’est-à-dire face à moi, le plein. Il n’est pas de vide sans plein ; il n’est pas de trou sans queue ; il n’est pas de dedans sans dehors. L’un contenant l’autre. Et tout cela grâce à la limite, à la loi – ce diable qui sépare. Car c’est bien la limite, cette frontière, ce voile, qui introduit le rythme et donne corps et existence à tout ce beau monde, à l’étranger, à l’inconnu. Sans limite, point de vides et de pleins, point de trous et de queues ; sans limite point de différences, et pas de rythme, pas de sexe. Autrement dit, point de vie et point de santé. Car la santé c’est la vie, et la vie c’est la santé. Il n’est pas de slogan plus flashy, plus profond, plus ontologique et vrai que celui-là : « la santé c’est la vie, et la vie c’est la santé ». Qui dit mieux ? La santé… Voilà la véritable quête de l’humanité, de l’homme, de la femme, chercher la santé, avoir la santé, autrement dit la vie ; la santé qui supplante tout, bonheur et richesse, ersatz d’amour et gloire, car la santé c’est la vie, la vie même, et la vie c’est la santé, consubstantiellement liés tous les deux. Je m’égare peut-être, mais cela méritait d’être dit : tout est fait depuis le commencement et en fin de compte pour la santé, pour perpétuer la vie, la vie de la santé. La pêche à la santé est la seule activité humaine qui importe. Nous recherchons toujours en l’autre la santé afin de le qualifier, tous les signes de bonne santé, de bonne fécondité, comment va la santé ? C’est cela seul qui compte, c’est cela seul qui reste, qui se perpétue. En passant par des trous et des queues, et des pleins et des vides. En passant par le rythme, qui se crée quand le nombre rencontre l’unique, quand le trou adoube la queue, et le plein le vide, et vice-versa. Et seul le vide permet le mouvement. Aussi n’est-il pas de liberté sans altérité, sans vide, sans trou, sans nombre ; ce qui amène à penser que sans la femme, en tant que pleinement femme, autrement dit jouissant de toute sa féminité et de tous ses droits, il n’est pas de liberté pour l’homme. « La société se croit seule, mais il y a quelqu’un », dit Antonin Artaud. Et effectivement il y a l’autre, le vide, le trou… l’absent.
On pourrait se demander à quoi ça sert tout ça ? Il y a le chômage, il y a la crise, le terrorisme, on ne s’en sort plus, on nous bouffe notre pain, on ne mange plus à sa faim, que de la merde, qu’est-ce qu’on nous bat là ; et ce n’est pas avec tous ces trous et ces queues, ces vides et ces pleins, que ça s’arrangera. Erreur. Grosse erreur. Disons que ça sert simplement à y voir plus clair, à dissiper les ténèbres de l’ignorance et à se rapprocher du « con », c’est-à-dire de l’autre, de toi, du réel inconnu, de l’étrange étranger. Et ce n’est pas rien. C’est même tout. A ce propos, il me vient avoir entendu à la radio un intervenant dire sur France-Culture que lorsqu’il y a une crise ici, en France, la première chose qu’on fait c’est de tailler dans le budget de la culture ; alors qu’en Corée du Sud, paraît-il, c’est le contraire, ils augmentent le budget de la culture quand le pays souffre. Voilà à quoi ça sert, à faire la différence, de comprendre ça, qu’il s’agit de se serrer les coudes, de faire cause commune en rythme pour relever tous ces défis, à commencer et à finir par celui de la perpétuation de la vie et de l’humain. Il s’agit donc de donner libre cours à la copulation généralisée des différences, où connus et inconnus, vides et pleins, trous et queues, amants et amantes vont main dans la main, sautillant, en harmonie, l’un reconnaissant en l’autre son salut. Il s’agit de la langue, il s’agit de l’art, il s’agit de la création, il s’agit de célébrer le péché originel, la Faute. Il s’agit de l’articulation, du genou (« je-nous ») qui est le plus beau mot de la langue française, là où l’Un et l’Autre s’étreignent pour se faire la bise. Il s’agit de la vie. Il s’agit donc de laisser les formes se faire, par le rythme. Par le je-u, quand le « u » du vide copule avec le pronom personnel de l’identité, « je ».
Demandez-moi encore : « Mais qu’est-ce que tu fumes ? », quand je vous aurais répondu cent fois rien, le rien, « La plénitude du vide » d’Aurélie Nemours, that’s all. Rien d’autre. Le mouvement perpétuel… L’émotion, qui nait du vide et qui n’est ni nègre ni hellène, mais primordiale, humaine, universelle. Le rythme. Le mouvement.
Et justement à ce propos, à propos du mouvement, il y a une petite phrase que j’ai retenue de la lecture d’un ouvrage d’anthropologie culturelle des couleurs et des sons, « L’harmonie du monde » d’Oscar Pfouma (Ed. Menaibuc), où il est dit : « Passer d’un point à un autre, c’est se mettre en érection. » Et comment ! Une cafetière… Le peintre Toulouse-Lautrec le disait : « Quand je suis en érection, je suis comme une cafetière. » C’est que ça frémit de mouvement de toutes parts, une cafetière quand elle bout. Et c’est ainsi que renifler l’odeur de l’infini de près suffit à mettre en humeur, en érection, en mouvement, en vie. On a envie. Alors s’intensifie le ballet des trous et des queues et des vides et des pleins… Une myriade de petits oiseaux que je faisais paraître à volonté, en bougeant, en gesticulant, pour les faire chanter. Et je remuais la tête en cadence, je dansais ; je levais un bras qui devenait aussitôt une queue, un plein, duquel du même jet venait un vide, un trou, par lequel il était happé. Et en marchant, mon corps, mes jambes, mes doigts, ma verge pénétraient l’espace, en investissaient les trous qui devenaient aussitôt des queues. Je prenais un verre, j’en regardais l’intérieur, c’était un trou, un vide ; je le retournais, le posais sur la table, et comme par miracle j’avais devant moi une queue, un plein. Merveilleux ! De même un pénis devenait le clitoris de l’un, quand le clitoris se muait en pénis de l’autre. Merveilleux ! Je regardais une bouche s’ouvrir, un trou en sortir, une queue y rentrer comme une rame de métro. Merveilleux ! Je n’en revenais pas. C’était vertigineux. L’un contenait l’autre, étrangers l’un à l’autre, faces contre vitre. Et les visages s’arrachaient l’un à l’autre comme des masques de lumière, se séparaient pour ne plus former que des trous et des queues, des pleins et des vides, tous en tenue de vie de part et d’autre d’un miroir, et du même côté de ce miroir. Cette découverte et ces visions m’enfiévraient et me remplissaient d’allégresse. Je bondissais, j’exultais ; j’étais heureux de vivre dans un si bel univers plein d’harmonie. Alors je me précipitais dans la rue, afin de m’emplir les poumons de ces images jusqu’à l’ivresse, au milieu des passants et de ces voitures d’échappement qui n’étaient que trous et queues, pleins et vides, tourbillon et rythme. Et ça forniquait de tous côtés, un immense baisodrome à ciel ouvert de trous et de queues, de pleins et de vides… les droites, les courbes, les grosses, les plates, les minces, les rondes, les courtes, les longues, toute la géométrie y passait en une farandole de bikutsi camerounais. Une fois l’escalier de chez moi dévalé quatre à quatre, je débouchais dans la rue, au pied de l’immeuble qui s’érigeait en queue au milieu d’un ciel de plomb et de gaz. Ensuite je prenais à gauche. Oui, car quand je sortais de chez moi, je prenais toujours à gauche, naturellement, instinctivement. Je n’ai jamais su me l’expliquer, alors même que des faveurs m’attendaient le plus souvent à droite, et quelles faveurs ! Mais non, je prenais toujours à gauche, où que je sois. Tout comme je regardais toujours à gauche, je parlais toujours à gauche et la portais même à gauche, sans y penser. C’est simple, tout est à gauche chez moi, même le cœur. Finalement j’ai compris qu’on est gaucher ou droitier du mouvement et de l’espace comme on peut l’être de sa main. Moi j’étais gaucher. Alors je tournais à gauche. C’était ma pente. Je la suivais, sans chercher à contrarier la nature, qui est infiniment plus intelligente. Il faut reconnaitre que la pauvre n’avait plus tellement voix au chapitre ces temps-ci ; elle trouvait de moins en moins à s’exprimer, elle aussi, alors même qu’elle aura toujours le derrière mot, la nature. Enfin… En attendant c’était encore elle qui était aux commandes. En attendant je continuais donc à tourner à gauche, et à observer avec ravissement ce fantastique spectacle de trous et de queues, de pleins et de vides, et de l’œil gauche, du pied gauche, du cœur gauche, du cerveau gauche, à gauche, gauche, gauche... Pourquoi m’en priver ?
En Afrique, les récits du Mvett disent : « Le Bien se trouve de l’autre côté du Mal. Le Mvett c’est toi et moi, ainsi que tout notre devenir Ekang. Je sème les mélodies. Oui, j’en suis capable. Mais souvenez-vous qu’il y a des limites en toutes choses. Des limites qu’il faut respecter, des limites entre nations, des limites entre un frère et une sœur, des limites entre une mère et son fils. Oui, des limites qu’il faut respecter. » Car c’est la limite qui sépare et fonde le rythme qui donne forme et santé, qui nous garde humains, en vie.
Marcel Zang
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