À la fin de Brave New War, John Robb prédit que si nous ne construisons pas volontairement une société décentralisée, elle adviendra tout de même et avec brutalité. Cette prévision n’a pas plus d’intérêt qu’une autre. Je m’intéresse au raisonnement qui la motive (et que j’interprète).
- Lorsqu’une société centralisée se sent en danger, elle se centralise de plus en plus pour préserver son intégrité (renforcement des lois liberticides, attaque contre les francs-tireurs- les blogueurs par exemple -, aide en faveur des industries centralisées - énergie atomique par exemple...). Je fabule peut-être mais j’ai souvent l’impression que nous vivons le début de ce cauchemar.
- Plus une société est centralisée, plus elle est vulnérable car il suffit d’atteindre ses centres névralgiques pour la déstabiliser. Par exemple, notre système énergétique est en grande partie centralisé. Un simple dysfonctionnement en un point du réseau de distribution peut paralyser des dizaines de millions de foyers. Un peu partout dans le monde, des pannes accidentelles ont déjà démontré cette vulnérabilité.
- Pour nuire aux sociétés centralisées, la guérilla s’attaquera aux réseaux centralisés qui les sous-tendent. Pour Robb, 9/11 était une simple attaque symbolique. Elle a montré la faisabilité d’une frappe ponctuelle au cœur d’un territoire ennemi. Quand la guérilla passera à la vitesse supérieure, quand elle voudra nous faire mal, elle attaquera les nœuds sensibles de nos réseaux (énergie, communication, transport...).
- Par rapport à 9/11, ces frappes nécessitent peu de moyen, sinon ceux offerts par les technologies modernes, et font courir peu de risques aux guérilleros. La guérilla a d’ores et déjà les moyens de mettre mal en point les sociétés centralisées. Plus elle frappera, plus cette société se centralisera pour se défendre, plus elle mécontentera les citoyens, plus la guérilla recrutera de nouveaux activistes. Robb montre que nous assistons à ce scénario en Irak.
- Après une phase de panique, Robb prédit que les États comme les multinationales globalisées, ces monstres centralisés, éclateront au profit de structures décentralisées. Par exemple, les villes déclareront leur indépendance et assureront leur autonomie énergétique, notamment en recourant aux énergies renouvelables.
- En même temps que la décentralisation se développera, la guérilla ne trouvera plus de cible. Nous entrerons alors dans un nouvel âge politique. Tous ceux qui n’auront pas gagné leur autonomie, qui resteront tributaires des États mourants, seront en situation périlleuse, tout au moins jusqu’à ce que la nouvelle société se stabilise une fois la paix revenue.
Pour Robb, la guérilla est déjà à l’œuvre. Il la voit comme une multitude d’activismes sans liens. Quand des membres de Greenpeace attaquent des baleiniers japonais, nous sommes en situation de guérilla. Il serait réducteur de limiter la guérilla aux extrémismes religieux ou nationalistes. Les hackers s’attaquent à l’industrie du droit d’auteur. La communauté open source s’attaque aux multinationales du monde informatique (et aussi d’autres domaines comme l’alimentaire ou la médecine).
Frapper les points névralgiques d’une société centralisée n’implique pas le recours à la violence. Quand des paysans vendent en direct leur production, ils s’attaquent à la société centralisée. L’insurrection a déjà commencé. Reste à savoir si elle se développera pour créer le cataclysme que prédit Robb.
Qu’est-ce qui pourrait motiver de plus en plus de gens à rejoindre les guérilleros ? Une crise financière sans précédent. Des dérèglements climatiques catastrophiques. Une épidémie meurtrière. Un mal-être insupportable. Beaucoup de gens sont inquiets mais leur inquiétude ne les pousse pas encore à prendre leurs responsabilités. Nous n’avons pas atteint le seuil critique qui pousserait à la mobilisation (sans doute ne faut-il pas plus de 5 à 10% de guérilleros pour lancer la révolution).
Le scénario de Robb me paraît plausible. Il a le mérite d’attirer l’attention sur un aspect de la politique internationale souvent négligé : les États-Unis sont totalement hors jeu avec leur système de défense. Créé pour la guerre entre États centralisés, il n’est pas préparé pour affronter la guérilla décentralisée. La première puissance mondiale, c’est aujourd’hui la guérilla.
Notes
- Robb est un ancien militaire américain, spécialiste du contre-terrorisme.
- Il fait souvent appel aux black swans pour justifier sa prévision. C’est un comble.
- Quand j’entends parler de 9/11 comme d’un complot américain pour mettre la main sur les matières premières du Moyen-Orient, j’ai chaque fois un coup de sang. Je vois des gens qui interprètent les événements selon la vieille logique étatique et centralisatrice. Adoptez une seconde une nouvelle perspective. Vous verrez que les vieux épouvantails sont en train de se faire plumer par de nouvelles forces qu’ils ne contrôlent pas. La situation est simple. Il n’y a rien de caché, pas de mystère, nous sommes dans l’open source. Cette limpidité est si neuve dans le champ politique qu’elle est parfois difficile à accepter (et son ouverture la rend justement terriblement puissante).
- La plupart des maux écologiques sont induits par les approches centralisées à l’origine de la révolution industrielle, approches qui sont étrangères à l’ordre écologique (la nature ne les a pratiquement jamais employées). Il est logique qu’un monde décentralisé soit plus écologique.
- La guérilla écologique sera peut-être la plus active si le dérèglement climatique s’accentue. Le mal pousserait alors lui-même vers une solution.
- À chaque blackout, des voix s’élèvent pour donner à l’État le monopole de la distribution énergétique. Un monopole implique presque inévitablement la centralisation, donc la vulnérabilité.
- La société centralisée a pour pire ennemi la société centralisée. En s’attaquant à la liberté des citoyens (corporatisme oblige, je pense encore une fois aux blogueurs), elle est en train de se faire beaucoup de mal. Si elle persiste sur cette voie, elle poussera de plus en plus de gens dans le camp de la guérilla. Tant que les voisins prennent des coups, la plupart des gens ne bougent pas. Quand on les frappe directement eux ou leur famille, ils changent soudainement d’attitude.
- En se recroquevillant autour de services centraux, Google, Flickr, YouTube, Facebook, le web devient de plus en plus vulnérable. Si des hackers entrent dans les bases de données de ces sites et en extraient des données confidentielles de centaines de millions d’utilisateurs, le modèle 2.0 capotera. J’espère que le web 3.0 signera un retour de la décentralisation perdue ces derniers temps. J’ai souvent vu, et je vois encore, le 2.0 comme une régression par rapport à l’idée originelle du web.